Carhaix, de notre envoyée spéciale
«J´ai rencontré ce matin devant la haie de mon champ/Une troupe de marins, d´ouvriers, de paysans/Où allez-vous camarades avec vos fusils chargés ?/Nous tendrons des embuscades, viens rejoindre notre armée/(…)/Ma mie dit que c'est folie d'aller faire la guerre aux Francs/Mais je dis que c'est folie d´être enchaîné plus longtemps. » 15 heures, ce samedi 30 novembre. À Carhaix, dans le Finistère, les « Bonnets rouges » remettent le couvert. En musique, cette fois-ci, avec "La Blanche Hermine" de Gilles Servat, sans CRS, ni gaz lacrymogène, ni casse. Les gendarmes se tiennent à distance. Ils survolent le site depuis le ciel en hélicoptère. C'est « l'acte deux » de la résistance bretonne contre l'écotaxe et pour l'emploi après la grande manifestation de Quimper le 2 novembre.
Les « Bonnets rouges » sont à Kerampuilh sur le terrain du festival des Vieilles Charrues qui fait depuis plus de vingt ans la renommée de Carhaix, capitale (8 000 habitants) du centre-Bretagne avant de défiler dans la cité au son du biniou. Et c'est une nouvelle et redoutable démonstration de force qu'inflige ce mouvement social fomenté dans les bistrots du Poher « au pouvoir central », « au gouvernement », « à la gauche, à la droite », « aux syndicats » et « à tous ceux qui voudraient enfermer les classes sociales dans des cases ». Sur le site, la préfecture dénombre 17 000 personnes, les organisateurs, « le collectif vivre, décider et travailler en Bretagne », 40 000 (à Quimper, la préfecture en dénombrait 15 000, les organisateurs 30 000).
Ils sont en réalité plus près des 30 000, dix fois plus nombreux que la dernière manifestation qui avait agité Carhaix au début du mois à l'appel des syndicats, du Front de gauche, d'Europe écologie-Les Verts lorsqu'il s'était agi de contrer les Bonnets rouges de Quimper. Une mobilisation largement supérieure aussi à celle de samedi dernier des syndicats qui espéraient reprendre la main en défilant en Bretagne (moins de 10 000 personnes réparties entre Rennes, Saint-Brieuc, Morlaix et Lorient).
Entre deux rayons de soleil hivernal, « une mini-fête de l'Humanité », disent certains, familiale et festive, savamment orchestrée, se joue dans la vaste prairie à l'entrée de la petite bourgade, avec les enfants, les parents, les grands-parents, des crêpes, de la bière et bien sûr, des bonnets rouges pour tous sur la tête ou dans la poche, ce symbole de la révolte antifiscale bretonne de 1675 exhumé des livres d'histoire au grand dam des universitaires. Les animations ne manquent pas entre les concerts, la vente aux enchères des « plus belles pièces » du premier portique écotaxe tombé à Guiclan début août ou encore le stand « cahiers de doléances ». La fronde bretonne est toujours aussi hétéroclite, « pas populiste mais populaire, citoyenne », rectifient ses multiples porte-parole qui défilent les uns après les autres au micro.
« Nous sommes les indignés du bout du monde et je suis fier d'être un Bonnet rouge », tonitrue un chef d'entreprise. Angelica, employée à la chaîne du volailler Tilly Sabco de Guerlesquin, ces salariés qui ont défoncé les grilles de la préfecture de Morlaix il y a quelques semaines, cite le dramaturge allemand Bertolt Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. » Mathieu Guillemot, le jeune leader carhaisien du NPA, qui avait fait venir Philippe Poutou à Quimper, dénonce « la campagne de désinformation des politiques et des médias parisiens pour tuer dans l'œuf le mouvement », réclame une loi contre les licenciements boursiers. Il a fondé un pôle ouvrier avec les salariés de Marine-Harvest, de Gad, Doux, Tilly-Sabco à l'intérieur du collectif et ils ont défilé seuls avant de rejoindre le site « pour que les salariés soient plus visibles face aux patrons qui ont tenté de récupérer le mouvement ».
Dans la foule : des ouvriers, des commerçants, des artisans, des transporteurs, des paysans, des marins pêcheurs avec le drapeau de la CGT, des artistes, des formations, autonomiste ou indépendantiste, qui en profitent pour se faire voir, le Parti breton, l’Union démocratique bretonne et même un sosie d'Astérix. Ils scandent, entre les intermèdes musicaux et les discours clouant au pilori toute la classe politique française, « tous ensemble, ouais, ouais », « tous bretons, tous unis », arborent des pancartes « stop au racket fiscal », « alors, c'est ça le changement ? » et brandissent comme un seul homme des cartons rouges au gouvernement de François Hollande. Une fois de plus, les mots d'ordre sont disparates allant de « la suppression de l'écotaxe » à « la fin du dumping social et de toutes les distorsions de concurrence » en passant par « la levée des contraintes administratives absurdes qui asphyxient l'économie bretonne », « la régionalisation de la France », « l'indépendance de la Bretagne ».
Le medef du Finistère, qui participe au pacte d’avenir pour la Bretagne, satisfait par la suspension de l'écotaxe, n'est plus de la partie. Il n'a pas appelé au rassemblement contrairement à l'institut de Locarn, « le Davos breton », « laboratoire de réflexion et centre de formation des élites entrepreneuriales locales ». Du côté des syndicats, seule la CGT des marins du Grand Ouest participe. Nadine Hourmant, la déléguée de Force ouvrière chez Doux, l'une des animatrices du mouvement, est absente. Elle a suivi son syndicat Force ouvrière qui s'est désolidarisé des Bonnets rouges le 15 novembre, le jugeant corporatiste et régionaliste. Mais Olivier Lebras, le porte-voix des Gad, ces 889 ouvriers de l'abattoir de cochons de Lampaul-Guimiliau, est quant à lui toujours là en tant que salarié licencié, sans son brassard FO, et est venu avec une centaine de camarades.
Les manifestants viennent de toute la Bretagne et d'au-delà, de Normandie, d'Alsace, de Vendée. Retraitée de la santé, Anne-Marie, 65 ans, est venue de Lorient « défendre l'emploi, son pays, sa culture, son identité ». Valérie, la quarantaine, arrive de Morlaix avec son mari et sa fille Loeiza. Salariée de Brit'Air, filiale d'Air France qui ne devrait, dit-elle, « pas tarder à disparaître », confrontée à un plan de départs volontaires, elle est aussi déléguée syndicale UNSA. Son syndicat est viscéralement « anti-Bonnets rouges ». Pas elle. Elle regrette que « les médias mettent de l'huile sur le feu entre les syndicats et les Bonnets rouges au lieu de les rassembler ». Elle était à Morlaix la semaine dernière lorsque les syndicats, CGT et CFDT en tête, dépassés par les jacqueries sociales, ont tenté de reprendre la main et défilé coude à coude dans les principales villes bretonnes. « Tout ce qui se passe en ce moment autour des Bonnets rouges crée du débat en interne dans l'entreprise et cela fait du bien », se félicite-t-elle.
« Quand Hollande et Poignant inaugurent l'usine de Bolloré près de Quimper, personne ne crie à la trahison, à la collaboration de classe mais quand des petits patrons et des ouvriers manifestent ensemble, c'est un scandale. Un mouvement est en train de naître, n'en déplaise au gouvernement, et c'est le meilleur antidote au FN. En Bretagne, le PS avait anesthésié le débat. Nous l'avons relancé. Ce n'est pas en distribuant quelques gwenneg ("sous" en breton) aux catégories sociales les plus en difficulté que le gouvernement va s'en sortir », glisse le journaliste et écrivain carhaisien Charlie Grall, figure du nationalisme breton et grand ami du maire de Carhaix, Christian Troadec, un des fers de lance de la contestation.
Jean-Claude, 52 ans, est lui venu seul « défendre la filière agroalimentaire qui s'écroule ». Ouvrier smicard chez Vatedis, un abattoir de volailles à une demi-heure de Carhaix qui emploie 150 salariés et où travaille également sa femme, il est « Bonnet rouge » depuis que le portique écotaxe de Pont-de-Buis est tombé fin octobre. Il a « la haine », vote Front national depuis six ans après avoir longtemps « cru en la gauche ». Il passe son temps à surfer sur des sites d'extrême droite dont il ne veut pas donner les noms, découverts grâce à un collègue. Il en a, dit-il, « ras-le-bol de se lever à trois heures du matin pour aller préparer des farces, des nuggets de volaille et de voir des gens qui ont des caddies gratuits en restant chez eux ». Il pense que « l'écotaxe va tuer la Bretagne ».
Loïc, artisan électricien en dépôt de bilan, trois enfants, une épouse femme de ménage, en est persuadé : « Ce mouvement est mobilisateur parce que c'est le panier de la ménagère qui est touché. » Il vient de Lannion, a voté François Hollande en croyant « au changement » mais ne votera « jamais pour le FN ». Il est amer : « Plus on travaille, plus on doit payer. Plus on paye, plus on doit travailler. Et plus on est honnête, plus l'État nous enfonce. » Il vient de subir un contrôle fiscal alors qu'il a « toujours tout déclaré, jamais fait de black contrairement à beaucoup dans la profession »...
Sur la scène, barrée d'un « Ré Zo Ré » (trop, c'est trop en breton), le poète et chanteur Gilles Servat interprète son premier grand succès musical, "La Blanche Hermine", devenu hymne officieux de la Bretagne. Au passage, l'artiste torpille l'extrême droite qui a récupéré sa ritournelle ainsi que « le microcosme politique et médiatique parisien qui veut nous imposer sa vision du monde ». Il n'en faut pas plus pour chauffer la foule en délire à ses pieds, des « Bonnets rouges » à perte de vue hissant haut le refrain et le « gwenn ha du », le drapeau breton noir et blanc.
« C'est extraordinaire ! C'est une très très grande réussite. » En coulisses, Christian Troadec, le maire divers gauche de Carhaix et principal animateur des « Bonnets rouges », seul élu notoire du territoire ce samedi, s'agite, jubile et savoure avec sa faconde « ce moment historique de l'histoire de la Bretagne » qui se déroule sous ses yeux. Il est « ému, satisfait, déterminé » : « J'invite aujourd'hui le président de la République, François Hollande – qui pour le moment n'a pas dit un mot sur ce qui se passe en Bretagne – à venir entendre ce que nous avons à lui dire et à lancer la régionalisation de la France. »
Son complice classé à droite, le légumier Thierry Merret, le patron de la fédération des syndicats d'exploitants agricoles du Finistère, a autant de bagout. « Aujourd'hui, notre France est administrée, pas gouvernée. Nos hommes politiques n'ont pas compris qu'ici plus qu'ailleurs, on veut décider, vivre et travailler au pays. Nous avons des propositions à faire, nous sommes ouverts au dialogue, mais il y a un préalable qui est la gratuité des routes avec la suppression de l'écotaxe. Aujourd'hui on est étranglés par les contrôles et les contraintes », tonne-t-il au micro.
Il y a à peine deux mois le duo improbable, l'un mobilisé contre la fermeture de l'usine Marine Harvest de Poullaouen, l'autre contre l'écotaxe, impulsait les Bonnets rouges en buvant des Coreff et en s'apprivoisant chez James, la brasserie au pied de la mairie de Carhaix, sans se douter que quelques semaines plus tard, ils réussiraient leur « coup » et feraient trembler l'exécutif jusqu'à le faire reculer. « Sans nous, l'écotaxe n'aurait pas été suspendue sur tout le territoire, les Français n'auraient rien su du scandale d'État que représente le contrat Ecomouv', le premier ministre n'aurait jamais lancé de grande réforme fiscale », s'enflamme le maire de Carhaix.
Ces derniers jours, il était inquiet, jouait gros, à domicile, dans son pré carré qui plus est. Beaucoup pariaient, en Bretagne comme à Paris, sur un essoufflement du mouvement quatre semaines après la première manifestation d'ampleur. Y compris dans sa ville. « Ils ont transformé leur manif en festival de musique avec Servat et les frères Morvan pour drainer du monde », raillait un Carhaisien encarté au PS qui ne cautionne pas le mouvement. Un autre se disait scandalisé de voir dans les colonnes de la presse locale le collectif pour la Bretagne lancer un appel aux bénévoles : « C'est pas les Vieilles Charrues, c'est une manifestation politique ! »
La veille, on avait suivi Christian Troadec chez son ami Jean-Pierre Le Neün, un des rares agriculteurs bio, syndiqué à la confédération paysanne, à coiffer le bonnet rouge. Il avait passé la soirée à lui répéter : « Demain, c'est la chance de la Bretagne. Paris et son pouvoir central nous regardent. Il faut faire mieux que Quimper. » Ils ont gagné le pari de la mobilisation. Dans un communiqué en fin de journée, la porte-parole du gouvernement Najat Vallaud-Belkacem a assuré que le gouvernement avait « pris acte » du rassemblement de Carhaix...
Pour Troadec et consorts, « il est l'heure pour Hollande de faire preuve de courage » : « La Bretagne a toujours connu des chefs d'État qui ont su se déplacer à des moments clés de l'histoire bretonne pour faire des annonces fortes. Il y a eu de Gaulle en 1969, pour la gratuité des routes, Giscard pour la charte culturelle puis Mitterrand en 1981 pour annoncer que la centrale nucléaire de Plogoff ne verrait pas le jour. Plus Hollande tardera à parler aux Bretons, plus il y aura une crispation du peuple. Comment expliquer qu'il ait répondu à la place du sous-préfet en direct à la télé sur le dossier de la petite Leonarda, alors qu'il n'a pas eu un mot pour les Bretons dont des centaines d'ouvriers licenciés qui défilent depuis des semaines par milliers ? C'est vécu comme une forme de mépris. Le Finistère l'a élu à 59 %, la Bretagne à 56 % »
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