Du point de vue des personnes ayant fui leur pays en quête d’une protection, passer du statut de demandeur d’asile à celui de réfugié constitue un changement de vie radical. C’est l’aboutissement d’un parcours semé d’embûches, la reconnaissance officielle d’une souffrance insupportable et l’accès à des droits dans la société d’accueil. À l’inverse, un rejet signifie la négation de la douleur, la perpétuation de la précarité, le début de la clandestinité et la perspective d'une reconduite à la frontière. Au moment où le gouvernement s'apprête à réformer le système d'asile en France, Mediapart revient sur le récent livre d'un juge chargé de délivrer le statut de réfugié, Jean-Michel Belorgey, qui décrit le cheminement juridique qui le conduit à prendre sa décision. Il dénonce le « délitement » du dispositif actuel.
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Lire ici notre article sur le rapport des parlementaires proposant une réforme du droit d'asile.
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Qui sont ces professionnels habilités à infléchir si fondamentalement les destins d’individus, coupables d’aucun délit, venus solliciter l’aide d’un pays tiers ? En fonction de quels critères décident-ils ? Quel cheminement juridique les conduit à délivrer le statut ou au contraire à le refuser ?
Jean-Michel Belorgey est l’un de ceux-là, confrontés à ces questions-là. Ce conseiller d’État (lire notre boîte noire) est président de section en exercice à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). À ce titre, il examine les demandes déboutées par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Pour les exilés, sa décision représente un dernier recours.
Publié en juillet 2013 aux éditions LGDJ, son livre plonge dans la tête de ces officiers de la protection (qui statuent au nom de l’Ofpra) et de ces juges de l’asile (qui siègent à la CNDA). Sobrement titré Le Droit d’asile, il entre de plain-pied dans la complexité du droit et de son interprétation. L’homme qui tient la plume ne se résout pas à la banalisation de l’indifférence à l’égard des infortunés. Il ne prend pas à la légère la responsabilité de sa fonction. Avec intelligence et finesse, il emmène le lecteur dans le labyrinthe de son raisonnement. Avec droiture, il réfléchit, analyse, déploie ses arguments. Il soupèse la norme, l’étudie sous tous ses angles, puis avance, affine, cherche le juste.
Le ton est donné dès les premières lignes par lesquelles il rend hommage « aux demandeurs d’asile injustement éconduits au nom d’ignorances ou de préjugés auxquels le droit d’asile est trop souvent sacrifié ». Ces mots prennent tout leur sens au moment où le gouvernement s’apprête à réformer le système d’asile accusé de manière de plus en plus pressante d’être trop généreux et en conséquence débordé de demandes « infondées ». En 2012, 61 000 dossiers ont été déposés en France, soit un accroissement de 7 % sur un an. Mais l’Hexagone, qui occupait la première place des pays destinataires en Europe, est passé derrière l’Allemagne. Le taux global d'admission (Ofpra plus CNDA) a baissé de 25,3 % en 2011 à 21,6 % en 2012.
Jean-Michel Belorgey estime, lui, qu’« on assiste aujourd’hui à un délitement, si ce n’est à un dépérissement du droit d’asile » non pas en raison d’un excès de « laxisme », mais d’un abus de « restrictions ». L’ère étant à la suspicion, les « examinateurs » de l’asile sont plus enclins à traquer les « faux réfugiés », « à trier entre le bon grain et l’ivraie », qu’à appliquer les règles de droit, regrette l’auteur.
Pas question pour lui de nier les contournements de procédure, pas question de les exagérer non plus. « La tentation peut, certes, se faire jour, chez des candidats à la migration résolus à échapper au chômage, au sous-emploi, au sous-développement et à la misère, de chercher à exploiter, au prix d’affabulations, conscientes ou inconscientes, les opportunités qu’ils croient offertes, à défaut d’autres, pour réaliser leur projet, par le droit de l’asile », admet-il avant de fustiger le durcissement continu des instructions lié, selon lui, à la volonté des États européens, dont la France, de « se retrancher derrière des fortifications » pour « faire obstacle aux migrations venant du Sud ».
Le parcours du demandeur d’asile, résume-t-il, « s’est progressivement transformé en une épreuve dont ne peut sortir vainqueur qu’un petit nombre de lauréats ». Arriver à destination est déjà une gageure. Quitter sa famille et ses proches, débourser des milliers d’euros à des « passeurs » peu scrupuleux, risquer de périr dans le désert ou en mer : les obstacles sont innombrables. « Pour qu’une personne en quête d’asile soit admise à concourir, souligne-t-il, il lui faut tout d’abord prendre pied sur le territoire du pays où elle entend le solliciter. Et cela, qui n’est jamais allé de soi, va de moins en moins de soi. Les dispositifs se sont multipliés en vue d’empêcher d’éventuels demandeurs d’asile d’accéder au territoire d’éventuels pays d’accueil, et même de quitter celui de leur pays d’origine. »
Les centaines de décès au large de Lampedusa et dans le Sahara ces dernières semaines l'ont rappelé de manière brutale. Ces dangers n’empêchent pas les personnes qui les encourent d'être désignées par les gouvernants et les médias de la rive nord de la Méditerranée comme des migrants illégaux (parce qu’elles seraient entrées dans l’UE sans visa) plutôt que comme des demandeurs d’asile (alors même qu’elles sont en droit de déposer un dossier y compris si elles ne disposent d’aucune autorisation de séjour).
Vient ensuite le cœur de l’épreuve pour les personnes arrivées à destination. Selon la Convention de Genève, adoptée le 28 juillet 1951, les demandeurs d’asile doivent accréditer l’existence de persécutions ou de craintes de persécutions dans leur pays d’origine. Et c’est là, selon Jean-Michel Belorgey, qu’ils se heurtent au manque d’indépendance et de formation de leurs « examinateurs ». La formulation d’une intime conviction, estime-t-il, est entravée « non seulement par des ignorances et des préjugés, mais encore par des directives, notamment par des objectifs statistiques ».
La force du livre tient ainsi moins dans la critique du système, déjà prise en charge par plusieurs associations, notamment celles qui sont regroupées dans la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), que dans la coupe stratigraphique qu’il propose de la décision. Décision dont l’auteur estime qu’elle est généralement le résultat « des incertitudes et des hasards ».
De fait, la Convention de Genève ne comporte pas de disposition relative à la procédure de détermination de la qualité de réfugié. En l’absence d’accord sur les pratiques, chacun se débrouille avec les moyens du bord. Cinq motifs sont néanmoins prévus : il faut avoir été persécuté ou craindre « avec raison » de l’être « du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». La première difficulté concerne la notion même de persécution. Qu’est-ce qu’être persécuté ? « La façon dont un officier de protection ou un juge de l’asile incline à interpréter la notion de seuil ou d’échelle de gravité est sujette à des variations considérables, observe l’auteur. Ainsi est-il courant qu’un coup de couteau, suivi de plusieurs jours d’hospitalisation, ou quelques jours de détention, ou une seule détention, même prolongée, ne soient pas regardés comme d’une “telle gravité” que cela puisse être tenu pour des persécutions justifiant l’attribution de l’asile. »
La crainte d’être persécuté est ensuite particulièrement dure à démontrer. Les « préposés » à l’asile, comme les appelle Jean-Michel Belorgey, n’ont tendance à prendre en compte que les craintes fondées sur des expériences avérées de persécution. Se pose alors le problème de la preuve contenu dans l’expression « avec raison ». Les auteurs de tabassages ou de tortures sont rarement disposés à laisser des traces de leurs méfaits. Dans les pays dont les autorités sont complices de persécutions, la police et le parquet ne sont pas prêts à signer des récépissés de refus de dépôt de plainte. La crainte repose dès lors sur des « indices » et éventuellement sur des menaces, mais qui ne sont pas toujours écrites, loin de là. La convention de Genève n’exige aucune preuve, mais les officiers de l’Ofpra et les juges de la CNDA ne le voient pas de cet œil là. Ils s’acharnent, selon l’auteur, à en demander, alors que le droit les invite à identifier des plausibilités.
Leur instruction est fréquemment menée à charge, regrette l’auteur qui souligne que les facteurs humains et culturels ne sont pas suffisamment pris en considération, comme l’état de détresse des requérants, leur bas niveau scolaire, voire leur analphabétisme, et leur préférence pour l’oralité. La question de la véracité des documents est justifiée. « En vue de satisfaire la soif inextinguible de preuves manifestée par nombre d’officiers de protection et de juges, il arrive malheureusement plus d’une fois que les postulants en viennent à produire des documents dont l’authenticité est au moins incertaine. L’authenticité des documents produits est, quoi qu’il en soit, systématiquement mise en doute, surtout quand la production intervient tard au cours de la procédure », indique l’auteur.
En Russie, par exemple, il se vend des documents d’état civil à différentes stations de métro à des prix variables. « Mais des recoupements sont possibles », insiste l’auteur qui considère que ce travail-là n’est pas fait. « Pour vérifier qu’un postulant qui se dit tchétchène est bien tchétchène, même s’il ne parle pas bien tchétchène, ce qui s’explique aisément pour les membres de la génération déportée en Asie centrale, il n’est pas nécessaire (…) de lui faire danser une danse tchétchène ou énumérer des classifications claniques ou familiales », ironise-t-il. « Il n’est pas davantage contestable que, dans plus d’un pays, en particulier la Turquie ou le Bangladesh, il se fabrique de fausses décisions de justice (celles du Bangladesh sur un très esthétique papier timbré), mais il n’est pas impossible, s’agissant à tout le moins des pays membres du Conseil de l’Europe (…) de vérifier si un jugement existe », déclare-t-il. « Il est encore, certes, possible de confesser que l’apparence de certaines cartes de formations politiques ou de mouvements associatifs africains n’emporte pas la conviction, poursuit-il. Mais de là à conclure à la fausseté de celles qui ne répondent pas tout à fait à un modèle normalisé (…), il y a un pas qui est trop couramment franchi. »
Le récit est un autre moment clef de la procédure. Là encore, les « préposés » redoutent d’être trompés. « Ce n’est qu’exceptionnellement qu’un quelconque crédit sera attaché aux récits », assure l’auteur, qui estime que sans le savoir les « examinateurs » attendent des demandeurs d’asile un talent de conteur dont ils ne sont pas toujours pourvus. Il semble qu’il ne faille ni en faire trop ni pas assez. « Il n’est jamais bon pour une femme qui dit avoir été violée, ni d’en faire état froidement, ni de s’adonner à des éclats qu’on réputera simulés », indique-t-il. «Il faut, ajoute-t-il, que (le demandeur) sache décrire la topographie de ses lieux de détention, leur implantation précise, le nombre de repas qu’on lui a servis, le nombre de promenades autorisées, le nombre de passages à tabac ou le type de tortures qui lui ont été infligées, la tenue des tortionnaires, dire combien de personnes étaient là, en telle et telle circonstance, de qui il s’agissait, s’il a ou non, et quand, fait l’objet de transferts, de présentations à des juges, et quel genre de juges. Il faut qu’il sache conter, compter, computer aussi, faute de quoi il risque de s’entendre opposer que ses narrations sont “elliptiques”, “évasives”, “stéréotypées”, “entachées de contradiction”, “difficilement crédibles”, “dépourvues de vraisemblance”, “peu spontanées”, “ne revêtant pas le caractère d’une réalité vécue” ou “ne comportant pas d’éléments contextuels convaincants”. »
Jean-Michel Belorgey ne manque pas de propositions pour améliorer la qualité des décisions. Il juge indispensable que les décideurs vérifient davantage leurs informations, qu’ils soient autorisés à solliciter les postes diplomatiques, qu’ils aient une connaissance plus fouillée des problématiques dans les pays d’origine (en l’état il la juge « fragmentaire » et « stéréotypée ») et qu’ils soient plus attentifs aux effets psychologiques des drames vécus. Il souhaite que la méfiance parfois teintée de « mépris » cède la place à une impartiale bienveillance. La charge de la preuve, selon la formule juridique, ne devrait pas reposer entièrement sur le demandeur d’asile, estime-t-il. Au fond ne demande-t-il qu’une chose : que la Convention de Genève soit « loyalement lue » afin d’éviter que les interprétations ne reflètent les préoccupations politiques du moment.
BOITE NOIREConseiller d'État, Jean-Michel Belorgey a été député, auteur de nombreux rapports et ouvrages, notamment sur la police, le logement et la politique sociale. Il est considéré comme le père du RMI. Il a présidé le conseil d’administration de l’ex-Fonds d’action sociale pour les travailleurs musulmans d’Algérie (Fas) devenu Fonds d’aide et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild), disparu en 2006.
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