SOMMAIRE
Interdiction administrative de manifester : le rapport Popelin
Frédéric Oudéa par lui-même : autoportrait
Un enfant dans une valise : derrière le rayon X
Interdiction administrative de manifester
1. LE BON GRAIN ET L'IVRAIE
Le Rapporteur – Tiens, et si on interdisait à des gens de manifester ? Si on séparait en deux le cortège des manifestants ? D’un côté le bon grain, de l’autre l’ivraie. Vous aurez compris : le bon grain c’est le bon citoyen, et l’ivraie c’est le mauvais. Le premier va manifester sa liberté, tandis que l’autre n’exprime que de viles envies de détruire. Comment faire la différence ? Eh bien, c’est très simple. Nous appellerons l’un : manifestant, l’autre : casseur. Nous devons parvenir à priver du droit de manifester les manifestants qui nous posent problème. D’où l’idée de simplifier, fluidifier certaines procédures, vous comprenez ?
Mais pour cela, il nous faut certainement une petite évolution du droit. Qu’en pensez-vous, monsieur le procureur de la République de Paris ? Vous qui nous faites l’honneur de venir à cette audition, nous comptons sur vous. Dites-nous. Comment faire pour limiter le droit de manifester en France de façon efficace et légale ?
Le Procureur – Aucun souci, voyez donc avec le préfet ! Qu’il donne son interdiction, et que les individus désobéissants soient renvoyés vers le judiciaire, moi ça ne me choque pas. Je ne vois aucun problème dans le droit, à condition que vous n’y touchiez pas. Et en cas de pépin, vous pourrez toujours vous abriter derrière la jurisprudence Dieudonné, selon laquelle « il appartient à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ».
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2. UN PROBLÈME PHILOSOPHIQUE
Le rapport Popelin, du nom de ce député socialiste de Seine-Saint-Denis, a été présenté à la suite de la « commission d'enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens » (en clair : à la suite de la mort de Rémi Fraisse). Il a été approuvé par tous les membres de la commission à l'exception de Noël Mamère et Marie-George Buffet, et rendu public le 28 mai dernier.
Entre le 15 janvier et le 16 avril, la commission a procédé à de très nombreuses auditions, qui sont instructives sur l'état d'esprit actuel du pouvoir. Les vidéos sont visibles ici. Les comptes-rendus sont publiés là. On peut y constater par exemple l'insistance du général Favier à voir adopter l'IAM (interdiction administrative de manifester) : « Le droit de manifester, qu’il ne saurait être question de remettre en cause, doit être encadré par la définition de l’interdiction administrative. Nous avons en effet affaire à des individus connus et qui se montrent déterminés, violents à l’occasion de manifestations dont nous devons pouvoir leur interdire l’accès. C’est par ce moyen que nous sommes parvenus à enrayer les violences dans les stades. »
Le rapport Popelin préconise sans ambiguïté l'introduction de cette interdiction, en la fondant sur la jurisprudence Dieudonné, dans les termes suivants :
L’introduction de l’interdiction administrative de manifester
Sans aller jusqu’à prévoir de mesures privatives de liberté, le Rapporteur estime donc qu’il est possible et souhaitable d’introduire en France un dispositif interdisant à un ou plusieurs individus de manifester. Comme l’a souligné M. François Molins, « il ne s’agit pas d’empêcher quelqu’un d’exercer une liberté fondamentale, mais d’empêcher la commission d’une infraction. Il faut entourer la mesure de garde-fous suffisamment solides pour s’assurer que la personne visée n’a pas l’intention d’exercer une liberté mais de commettre une infraction de violence ou de dégradation. Dans le cas contraire, ce serait une grave atteinte à l’exercice des libertés démocratiques ».
Sous le bénéfice d’un encadrement très strict, une telle interdiction est pleinement conforme à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que l’ont indiqué les personnes auditionnées par la commission. [...]
Le juge administratif – se prononçant sur l’interdiction du spectacle de Dieudonné à Nantes en 2014 en raison des risques de troubles à l’ordre public – a considéré qu’il « appartient en outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises » mais que « les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées ».
Ainsi, non seulement Rémi Fraisse a été tué par un gendarme et toutes les personnes qui dirigeaient les opérations, militaires, policières, et politiques, sont toujours en place sept mois plus tard, comme s'il ne s'était rien passé. Mais en plus, le rapporteur (socialiste) profite de la commission d'enquête pour introduire une proposition qui va clairement à l'encontre des droits fondamentaux de l'ensemble des manifestants.
Car enfin, comment peut-on « s'assurer que la personne visée n’a pas l’intention d’exercer une liberté mais de commettre une infraction de violence » en allant manifester ? C'est philosophiquement impossible. L'exercice de la liberté peut conduire à des actes de violence, certains actes peuvent entraîner des condamnations, mais on voit mal comment un responsable de l'ordre public pourrait s'assurer de la volonté intime d'un manifestant et en tenir compte pour établir la liste des personnes interdites de protestation !
Il s'agit en tout cas d'une logique de répression politique, qui tente d'étouffer toute contestation à la source. Quant au choix, comme on pouvait hélas s'y attendre, d'invoquer la jurisprudence Dieudonné dans ce cadre, il est tout simplement inqualifiable.
Comment appelle-t-on ce genre de régime, dans lequel la police administrative prend le pas sur les décisions de justice ?
3. EN CAS DE REFOURS À LA CORSE (bonus)
Le Rapporteur – Et en cas de refours… De recours…
À la Corse… Oh pardon ! À la Force… En cas de recours à la force,
Notre Commission aurait besoin de quelques éléments.
Mettez-nous ça par écrit, si vous le voulez. Prenez tout votre temps.
Vous en prononcez souvent des peines, contre les policiers et les gendarmes ?
Certains, parmi les manifestants, trouvent que c’est trop rare.
Monsieur le procureur, dites-nous votre sentiment général.
Ou mieux encore, si vous le voulez bien, ne dites rien.
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Ainsi donc, l'unique question de cette audition concernant directement la violence des policiers et des gendarmes (le reste de l'audition tourne exclusivement autour de la violence potentielle des manifestants) n'appelle pas de réponse immédiate. Elle est construite de façon si alambiquée qu'on ne se souvient même plus du début de la phrase quand arrive enfin la formule interrogative. Le nom de Rémi Fraisse n'est jamais prononcé, pas plus que le mot de grenade. Le simple fait d'avoir à évoquer des « victimes » ou des « blessures » semble si lourd pour le rapporteur qu'avant même d'y parvenir il trébuche dans un lapsus : derrière l'anagramme du Refours à la Corse, c'est bien l'antiterroriste qui guide désormais le maintien de l'ordre et ses théoriciens. Au fond, la ZAD du Testet, pour Pascal Popelin, c'est un peu comme la Corse.
De ce fiasco verbal, on retiendra tout de même l'énoncé des trois accusations principales qui pèsent sur les principaux responsables de la mort de Rémi Fraisse, qu'ils soient militaires (le gendarme gradé qui a lancé la grenade, et toute sa hiérarchie jusqu'au général Favier) ou politiques (Thierry Carcenac, Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, François Hollande…) :
----- > Absence de nécessité
----- > Disproportion des moyens employés
----- > Recours à la force en dehors du cadre légal et réglementaire
SOURCES
L'intégralité de l'audition mérite d'être visionnée. Le procureur Molins y expose d'abord clairement les dispositifs de maintien de l'ordre qui existent dans une ville telle que Paris, en particulier la façon dont il travaille avec la préfecture, puis répond aux sollicitations du rapporteur Popelin.
Compte-rendu de l’audition du procureur Molins
http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-ceordrerep/14-15/c1415021.asp
Audition intégrale du procureur Molins [vidéo, partie 2]
http://videos.assemblee-nationale.fr/video.6602.maintien-de-l-ordre-republicain--m-christian-lambert-prefet-hors-classe--m-francois-molins-pro-26-mars-2015
Collection des auditions
http://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.maintien-de-l-ordre-ce
Collection des comptes-rendus
http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-ceordrerep/14-15/index.asp
Rapport Popelin
http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-enq/r2794.asp
Analyse du rapport
http://www.mediapart.fr/journal/france/210515/des-deputes-veulent-limiter-la-liberte-de-manifester
Frédéric Oudéa par lui-même (autoportrait)
Cela fait longtemps que j'avais envie de faire le portrait de Frédéric Oudéa, qui a énormément de pouvoir en France, en Europe et dans le monde, à différents échelons de responsabilité et avec différents masques. Mais en parcourant ses vidéos sur le Web, il m'est apparu qu'il était certainement le mieux placé pour parler de lui-même : homme politique, adepte du 100 % communication, il maîtrise au millimètre l'exercice de l'autoportrait. Sauf qu'un millimètre, c'est parfois grand !
Voici cinq courts films mis bout à bout, qui montrent un homme intelligent et sans scrupules, n'ayant (disons-le sobrement) aucune vocation particulière pour le service public. On y découvre sa devise de fierté, son parcours au sommet de l'État, la façon dont il a neutralisé François Hollande, sa volonté d'enterrer l'affaire Kerviel, ainsi que son rêve russe. Les vidéos sont extraites d'un exposé à HEC Paris (octobre 2013), d'une conférence à l'European Banking Federation (novembre 2014) et d'une interview sur France Inter (décembre 2014).
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[Résumé libre - Free Digest]
1. Sa devise : « Proud to be a banker » [extrait de 0’10 à 1’27]
Frédéric Oudéa est fier d’être banquier et de savoir le dire en anglais : « I’m very praaaooud to be a banker. »
Son activité n’a pourtant pas grand-chose à voir avec les banques, ses guichets et ses agents locaux. Il dirige la Société générale, préside la Fédération bancaire européenne. La banque de dépôt, très peu pour lui ! Banking for the Future, faire de notre avenir un monde de finance : tel est son objectif.
Frédéric Oudéa n’est pas banquier. C’est un fonctionnaire de haut niveau, un directeur, un homme de cabinets, en charge de promouvoir les pratiques néolibérales auprès des gouvernements – ce qu’il fait avec un indéniable talent. C'est un inspecteur des finances, qui a laissé tombé l'inspection pour ne garder que les finances. Comme nous avons eu Atomic Anne, il est désormais le Banking Frédéric, agent public-privé, au service exclusif des intérêts privés.
Il vient de recevoir la Légion d’honneur, le 5 avril 2015, avec les faits de gloire suivants : président-directeur général d’une banque, 27 ans de service.
2. Son parcours : public ---> privé [1’27 − 4’45]
D’un certain point de vue, Frédéric Oudéa n’a jamais cessé de travailler pour le service public. En tout cas, c’est ce qu’on est prié de croire en l’écoutant raconter son parcours d’X-Énarque, Inspecteur général des finances, fier d’avoir fait licencier un contrebassiste-syndicaliste de l’Orchestre de Paris et de tout savoir sur les morgues et les poignées de cercueil ; fier d’avoir géré des investissements en Afrique, dans le cadre de sa mission publique, sans rien dire de plus ; fier d’avoir été au cabinet de Nicolas Sarkozy, qu’il a rejoint non par conviction politique mais parce qu’un de ses collaborateurs l’y a invité. Fier d’avoir planché sur les politiques sociales, agricoles et européennes, d’avoir écrit il y a vingt ans des notes qui sont presque appliquées à la lettre aujourd’hui.
Au passage, il constate l’évolution positive des mentalités : son auditoire ne proteste pas lorsqu’il évoque la retraite à 70 ans. C’est la preuve que la France progresse.
À 32 ans, il rejoint la banque et son salaire s'en trouve certainement démultiplié. Mais après tout, qu’est-ce que l’argent ? Chirurgien est le plus beau métier du monde – à moins que ne ce soit prêtre.
3. Son influence : la finance a bien un visage [4’45 − 6’25]
En janvier 2012, petit pépin. Un candidat rose pâle à la présidentielle, bonhomme, prend son envol au Bourget en déclarant que son adversaire, c’est la finance ; qu’elle n’a pas de visage mais qu’elle gouverne. Frédéric Oudéa va le voir en toussotant : écoutez, monsieur le futur président, la finance c’est moi, j’ai un visage, et c’est tout de même un peu embarrassant de dire des choses comme ça. Après tout, la finance vous tient. Voyez-vous, cher président débutant, la finance est touchy sur ces questions : quand on la vexe, elle coupe les robinets.
Vous ne voudriez pas qu’on vous coupe les robinets, tout de même ? Quand on a 1 900 milliards d’euros de dette publique, on ne crâne pas comme ça, monsieur de la République ! Alors voilà, je vous explique : oubliez votre adversaire lors du dernier débat télé avec Sarkozy et je vous arrange le coup. On a tous le droit de faire des gaffes.
Vous demandez des taux d’intérêt bas, n’est-ce pas ? Pas un mot de plus et vous les aurez.
4. L’affaire Kerquoi ? [6’25 − 10’51]
L’affaire Kerquoi ? Ah non, désolé, ça ne me dit rien. Voyez avec le service communication, ils auront certainement des éléments de réponse à votre question. Tout ce que je peux vous promettre, c’est que l’homme dont nous parlons est particulier. Nous avons dénoué ses positions suicidaires à temps et réussi à obtenir des jugements qui ont permis de sauver la banque. Grâce à ça, j’ai même été promu.
Depuis, tout va bien.
5. Son terrain : le rêve russe [10’51 − 12’41]
Nous ne prêtons plus aux partis politiques. Même au FN, dont la Société générale est la « banque historique ». Pourquoi ? Pour des raisons de neutralité politique d’abord, mais aussi pour des raisons de rentabilité.
Parlons plutôt du vaste monde et de son avenir : la Société générale aime la Russie ! Да. Я люблю Россию. D’ailleurs nous n’avons rien laissé à la Grèce, zéro, pas un euro. Au Portugal, en Espagne, en Italie, nous avons quasiment tout nettoyé. Par contre, nous investissons sur le grand continent russe, dont la santé financière est excellente – tout comme les affaires que nous y faisons. Je reviens d’ailleurs de Saint-Pétersbourg… D’autres questions ?
SOURCES
European Banking Federation, novembre 2014
https://www.youtube.com/watch?v=G84I5uPbvvc
HEC Paris, octobre 2013
https://youtu.be/-6FZfUuAvLA
France Inter, décembre 2014
https://www.youtube.com/watch?v=38tFfPvmpUo
Le livre noir des banques, Attac et Basta ! 2015
https://france.attac.org/nos-publications/livres/article/le-livre-noir-des-banques
Un enfant dans une valise : derrière le rayon X
Une image choquante a traversé le Web le 8 mai dernier : un enfant noir y apparaissait replié dans une valise, dessiné par des rayons X. Il est temps d'opérer un retour critique sur cette opération de communication de la guardia civil et du ministère de l'intérieur espagnol, largement relayée par les agences de presse : le caractère dégradant pour l'enfant de cette photographie médicale n'était-il pas manifeste ? S'agit-il vraiment d'un cas de contrebande, comme on a pu le lire ici ou là ? Pourquoi l'enfant s'est-il retrouvé dans cette valise ?
PROLOGUE
Avez-vous déjà vu cette photographie ? Lorsque je l'ai découverte, je me suis demandé si l'humain était mort ou vivant, si l’image avait été captée au départ ou à l’arrivée. J’ai pensé : que serait-il arrivé si personne n’avait scanné le bagage ? Laissez-moi vous raconter l’histoire d’un petit garçon africain voyageant dans une valise – mais pas seulement.
L'HISTOIRE D'ADOU
Il était une fois un petit garçon, que l’on avait trouvé dans une valise.
Il était vivant et nous fûmes informés qu’il venait de Côte d’Ivoire.
Les douaniers l’avaient découvert à la frontière de Ceuta, un tout petit bout de terre espagnole, exclavé dans le nord du Maroc – juste en face du détroit de Gibraltar.
Un humain à la place des choses
Replié comme une chemise
Qui sans le vouloir prend la pose
Un enfant dans une valise
Cette image arriva sur les écrans de la presse.
Brièvement, violemment, durant une journée, peut-être deux. De nombreux journaux publièrent cette radiologie pastel de la misère en migration. « Ça » avait un nom (« Je m’appelle Adou ») et était âgé de huit ans. La télévision montra des images floutées d’Adou sortant de la valise, en les commentant d’une voix grave :
Un humain à la place des choses
Replié comme une chemise
Qui sans le vouloir prend la pose
Un enfant dans une valise !
Un rayon X, une valise, une frontière et une douane : ces éléments s’ajoutant les uns aux autres dans le flot rapide de l’actualité ont fortement suggéré aux lecteurs de la presse européenne que la tragédie s’était déroulée dans un aéroport. Il pouvait en tout cas sembler probable que cet enfant avait pris ou allait prendre un avion, et donc – Père irresponsable ! Africain criminel ! – voyager dans une soute à bagages. Ce qui n’est sans doute pas le cas.
Le poste frontière de Tarajal est un passage terrestre pour les piétons et les voitures, situé au bord de la mer Méditerranée. D’un côté le Maroc, l’Afrique, et de l’autre Ceuta, l’Espagne, l’Europe, tous deux sur le même sol, au nord du Maroc. Une heure et demie après la découverte de l’enfant, le père a passé la frontière. Il a présenté ses papiers, mais en réponse les douaniers lui ont montré une photographie :
Un humain à la place des choses
Replié comme une chemise
Qui sans le vouloir prend la pose
Un enfant dans une valise
Il reconnut que c’était son enfant.
Les avocats expliquent (lire ici ou là) : cet homme vit depuis plusieurs années en territoire espagnol, aux îles Canaries ; il a un permis de séjour et travaille dans une laverie ; il a trois enfants mineurs, un majeur qui travaille en Espagne ; il a fait une demande de regroupement familial et sa femme a pu le rejoindre l’année dernière, avec leur fille de 11 ans. Mais son fils de 8 ans, Adou, n’a pas pu traverser la frontière légalement car il manquait 41 € au revenu familial : d’après les grilles, le père aurait dû gagner au moins 1 331 € sur les 12 derniers mois pour bénéficier du droit d’avoir une famille de quatre membres sur le sol espagnol – alors qu’il ne justifiait que d’environ 1 290 €.
Toujours selon les avocats, Adou vivait chez sa grand-mère paternelle, avec son frère Michael, dans le village d’Assuefry en Côte d’Ivoire. Mais l’année dernière, sa grand-mère est morte. N'ayant pas pu obtenir l'autorisation de faire venir leurs enfants légalement, les parents ont payé 5 000 € à un passeur qui devait fournir un passeport et un visa à Adou. L’enfant était d’abord supposé voyager par avion (pas dans la soute à bagages !) jusqu’à Madrid, puis les plans ont changé et les passeurs ont demandé au père de venir à Ceuta. L’idée était qu’il entre côté espagnol juste avant son fils et le récupère ensuite, mais quelque chose ne s’est pas déroulé comme prévu et lorsqu'il est arrivé à la frontière, la douane avait déjà découvert Adou.
– Je vis ici avec ma femme et ma fille. Je peux vivre avec mon fils ?
– Non, tu es trop pauvre !
Ce n’est pas un problème espagnol : en France, les grilles et plafonds de revenus par famille sont similaires.
Concrètement, cela signifie par exemple qu’avec mes revenus vers 28 ans à Paris, si j'avais été étrangère avec un permis de séjour, je n’aurais pas été autorisée à vivre avec un enfant, ni même avec mon partenaire. Comment les populations européennes peuvent-elles accepter des conditions aussi humiliantes pour les citoyens étrangers qui vivent et travaillent avec eux ? L'image d'Adou est un miroir de notre déshumanisation, de notre repli.
Un humain à la place des choses
Replié comme une chemise
Qui sans le vouloir prend la pose
Un enfant dans une valise
Les parents d’Adou ont-ils consenti à la diffusion de cette radiographie ? Dans quelles conditions ? Ils pourraient légitimement porter plainte contre l’administration qui a recueilli et diffusé cette représentation dégradante de leur fils. Nous n’aurions jamais dû voir cette image médicale d’un mineur, sa colonne vertébrale, son crâne, son grand corps d’enfant de huit ans, replié comme une momie péruvienne.
ÉPILOGUE
Le père d'Adou a été placé en garde à vue. Grâce à des dons privés (en particulier celui d'une « famille allemande » qui a envoyé 12 000 €) sa femme a pu verser la caution de 5 000 € et obtenir sa mise en liberté provisoire. Il a l'interdiction de quitter le territoire espagnol et risque de retourner en prison. On l'accuse en particulier d'avoir commis un délit contre le droit des citoyens étrangers – le citoyen étranger en question étant... son fils.
L’enfant a gagné le droit provisoire de rester en Espagne, pendant un an. Après avoir participé à la couverture médiatique de la guerre européenne contre l’immigration africaine, après avoir été exposé à des niveaux élevés de stress et de rayons X, l’avenir d’Adou dépendait de ses tests ADN. Heureusement, il les a réussis, prouvant ainsi à la face du monde qu'il était bien le fils de sa mère.
Il a été autorisé à rejoindre sa mère, après avoir passé un mois dans un centre pour mineur. Ce premier moment d'émotion a été largement commenté et filmé, parfois sans même flouter le visage de l'enfant. Puis le fils, la mère et le père ont enfin pu se retrouver tous les trois et s'embrasser. La scène s'est déroulée dans la voiture de leur avocat, devant la prison de Séville.
Elle constitue officiellement la fin heureuse de ce conte de fées.
L’ensemble des contenus de la rubrique « Rythm&News » sont placés sous licence creative commons pour les usages non commerciaux. En cas de problème technique lié à la lecture des fichiers, vous pouvez essayer de les lire directement sur soundcloud (audio). Un grand merci à Mimoso pour son aide documentaire sur cette chronique.
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