Ce sera le premier procès du système Dassault. Younès Bounouara, 42 ans, principal homme de main du sénateur UMP et ancien maire de Corbeil-Essonnes (1995-2009), a été renvoyé devant les assises par deux juges d'instruction d'Évry pour tentative d’assassinat, comme l’a révélé mardi l’AFP. Il sera jugé pour avoir, en février 2013, gravement blessé par balles Fatah Hou, un boxeur qui avait piégé Serge Dassault en caméra cachée au sujet de la corruption électorale présumée à Corbeil.
Bounouara est également mis en examen pour « complicité d’achats de votes » dans le volet politico-financier de l’affaire Dassault, qui fait l’objet d’une enquête distincte à Paris. L’ascension et la chute de ce petit délinquant de la cité des Tarterêts, qui fut tour à tour « grand frère », militant, chef d’entreprise et agent d’influence grassement rémunéré par Dassault, illustre à merveille la dérive quasi mafieuse du système mis en place par le fabricant des Rafale dans la ville de Corbeil. Une saga digne d’un roman noir, où les millions déversés sur les quartiers sensibles ont provoqué de sordides règlements de comptes, qui se sont achevés dans le sang.
Younès Bounouara est aussi le symbole de la relation ambiguë, mi-paternelle mi-intéressée, entretenue par l’avionneur avec les jeunes des cités. Dans sa jeunesse, Bounouara n’était, selon plusieurs témoins, ni meilleur ni pire que bien des jeunes des Tarterêts. Orphelin de père à cinq ans, aîné d’une fratrie de sept enfants, il abandonne l’école après son BEP d’électricien. Malin, charismatique, dès son adolescence, il devient, grâce à son bagout et sa corpulence (il pèse plus de 130 kilos), une figure de la cité. Au début des années 1990, il est proche des jeunesses communistes, milite pour la libération de Nelson Mandela et contre le trafic de drogue. Tout en frayant aussi avec des délinquants du quartier, ce qui lui vaut une condamnation pour détention de fausse monnaie.
Une fois sorti de prison, il est repéré par Serge Dassault. Le milliardaire, qui vient d’être élu maire de Corbeil, recrute des agents d’influence pour contenir les Tarterêts, à l’époque l’une des cités les plus violentes de France. Voilà Bounouara recruté comme éducateur, aux côtés d’autres « grands frères » au casier judiciaire bien rempli. Il est chargé de calmer les jeunes, par exemple en les emmenant en vacances.
Son influence fait merveille. Entre l’ancien délinquant et le milliardaire, c’est bientôt à la vie à la mort. Dassault s’entiche de ce « gros lézard » (son surnom aux Tarterêts) qui lui rend bien des services. Bounouara, lui, considère Dassault comme « un père de substitution », confiera-t-il aux juges d’instruction. Sans doute comprend-il aussi que le militantisme auprès de l'industriel peut rapporter gros.
En 2001, il participe activement à la campagne électorale de Serge Dassault, réélu maire dès le premier tour. Dans la foulée, l’avionneur lui suggère de quitter son job d’éducateur pour monter sa boîte. Bounouara obtient la sous-traitance du nettoyage des rues et de l’entretien des espaces verts des Tarterêts, où il parade désormais dans sa Peugeot 607 de fonction. Tout en gardant un comportement de caïd. Il aurait, selon plusieurs témoignages, menacé avec une arme un employé municipal. Et lorsque les policiers l’emmènent au poste pour conduite sans permis, il détruit la carte SIM de son portable avec les dents.
En 2004, il est soupçonné de jouer au pompier-pyromane pour obtenir des contrats avec les HLM des Tartetêts – au bout du compte, rien ne sera retenu contre lui. Les écoutes téléphoniques réalisées à l’époque montrent toute l’ambiguïté de sa relation avec Dassault. Il se vante que le maire lui ramène tous ses contrats. En échange, à sa manière, il protège l’avionneur : « Si quelqu’un l’emmerde, […] je vais voir la personne et je la calme. » De son côté, Dassault n’hésite pas à informer son protégé sur l’enquête en cours, notamment en le prévenant qu’il est sur écoutes.
L’affaire bascule suite à l’élection municipale de 2008, au cours de laquelle Bounouara milite à nouveau pour la réélection de Serge Dassault. Bruno Piriou, l’opposant communiste, engage un recours devant la justice administrative pour faire annuler le scrutin. Il reçoit le soutien de cinq jeunes des Tarterêts, qui rédigent des attestations explosives décrivant un système très organisé d’achats de voix. Parmi eux, il y a un chef d’entreprise, Fatah Hou, l’homme sur lequel Bounouara va tirer quatre ans plus tard. L’un des cinq témoins raconte qu’il a été recruté par Bounouara le matin même du second tour pour « convaincre » les abstentionnistes, qui auraient été rémunérés 100 euros en liquide chacun.
Entendu à l’époque par les policiers, Younès Bounouara nie formellement. On n’aura jamais le fin mot de l’histoire, puisque les cinq témoins ne se sont pas rendus à l’audience du Conseil d’État, puis se sont rétractés dans des circonstances troubles, sans qu’on sache s’ils ont menti, s’ils ont subi des pressions (certains ont dit aux enquêteurs avoir été menacés, voire tabassés) ou si l'on a acheté leur silence… Quoi qu’il en soit, le 8 juin 2009, le Conseil d’État annule l’élection de Dassault pour dons d’argent. Qu’importe, il fait élire à sa place un homme de paille, son conseiller Jean-Pierre Bechter, d’abord en 2009, puis en 2010, l’élection précédente ayant été également annulée.
Ces scrutins de 2008, 2009 et 2010 sont au cœur de l’information judiciaire pour « achats de votes » menée depuis 2013 par les juges d’instruction parisiens Serge Tournaire et Guillaume Daïeff. Leur enquête a établi que Bounouara a touché le gros lot après chaque élection, via des virements offshore effectués depuis les comptes non déclarés de Dassault dans plusieurs paradis fiscaux. En 2008, Bounouara reçoit depuis le Luxembourg 600 000 euros sur un compte algérien de son beau-père, officiellement pour financer un projet humanitaire en Algérie. Idem après le scrutin de 2009, pour 770 000 euros.
En 2010, Bounouara soutient d’abord une liste dissidente, avant de se rallier au second tour au maire sortant Jean-Pierre Bechter, le candidat de Dassault. L’avionneur lui verse, dans la foulée, 2 millions d’euros au Liban. Selon Bounouara, qui dément avoir acheté des voix, il s’agissait d’une aide pour monter une usine d’eau minérale en Algérie. Mais plusieurs jeunes ont déclaré sur procès-verbal que Younès était le chef du réseau de corruption électorale présumée dans les cités. Et qu’il n’aurait pas redistribué comme prévu le « salaire » qu’il devait aux agents de terrain. C’est le début d’un engrenage infernal.
Des jeunes « militants » se sentent « carottés », c’est-à-dire arnaqués. Ils réclament leur dû à leur manière. Bounouara et plusieurs membres de sa famille subissent des pressions. Coïncidence, parmi les jeunes « carottés », il y a le beau-frère de Fatah Hou, l’un des témoins du Conseil d’État, devenu boxeur. Avec l’aide de René Andrieu, un autre déçu du système, Fatah Hou entreprend de piéger Serge Dassault. En novembre 2012, ils y parviennent, en caméra cachée. La vidéo, dont Mediapart publiera par la suite des extraits audio, est une bombe. Interrogé sur l’argent des élections, Dassault répond que si Bounouara n’a pas redistribué, « c’est son affaire, moi j’ai tout donné, j’ai réglé Younès ». Et d’ajouter qu’il ne peut plus rien donner car il n’a « plus personne » au Liban et qu’il est « surveillé par la police ».
Un mois plus tard, Le Canard enchaîné révèle des extraits de la vidéo et le fait que Bounouara a touché 2 millions d’euros au Liban. L’intéressé en veut à Fatah Hou, qu’il soupçonne d’être à l’origine de l’article. Le matin du 19 février 2013, Bounouara se retrouve par hasard à côté de la voiture de Hou. Une altercation éclate. Bounouara est en rage. Il se lâche au téléphone. À tort, car il a été placé sur écoutes dans une autre affaire.
« Je te jure que je le crève », lance-t-il au téléphone. Plusieurs de ses amis essaient de l’en dissuader, sans succès. L’agent de Dassault passe chez lui chercher son arme, un 357 Magnum. Puis il s’attable à un café du centre-ville de Corbeil. « Je suis en terrasse, j’ai mon truc sous mon aisselle. Il passe, la tête de ma mère, il crève », lâche-t-il à 12 h 30. Dix minutes plus tard, Fatah Hou, René Andrieu et deux de leurs amis passent en voiture et se garent. Ils allaient prendre un café dans un établissement voisin. Bounouara se lève et tire. Atteint de deux balles, Hou a frôlé la mort. Il s’en sortira avec de graves séquelles : stérilité, perte de mobilité à un bras, douleurs incurables.
Le sort de Fatah Hou semble en tout cas beaucoup amuser Dassault. Deux jours plus tard, le 21 février, alors que la victime est encore entre la vie et la mort, le maire de Corbeil, Jean-Pierre Bechter, appelle son directeur de cabinet pour lui raconter la conversation qu’il vient d’avoir avec l’avionneur : « Ce matin, Serge, […] très joueur, il arrive, il prend une mine de circonstance, il me dit : “Jean-Pierre, vous croyez pas qu’il faudrait que je fasse livrer des fleurs à Fatah Hou ?” […] Et d’un seul coup, il part d’un immense rire. »
Interrogé par les juges d’instruction d’Évry sous le statut de témoin assisté, Serge Dassault n’a pas été mis en cause dans ce dossier. Mis en examen pour « achat de votes » dans l’instruction parisienne, il dément catégoriquement avoir donné de l’argent à des fins électorales.
De son côté, Younès Bounouara a réussi à s’enfuir en Algérie juste après avoir tiré. Il a fini par se rendre à la justice française en novembre 2013, après avoir accordé une interview au Point pendant sa cavale. Il y explique qu’il était « harcelé » par Fatah Hou depuis des années, parce qu’il en voulait à son argent. Il ajoute qu’un des occupants de la voiture était armé. Du coup, il aurait craqué et fait feu par légitime défense, sans intention de tuer. Il prend surtout soin de blanchir Dassault, qui est selon lui victime de racket et n’a jamais acheté de voix.
Mais les juges n’ont pas été convaincus. Il y a d’abord les écoutes téléphoniques, qui semblent attester de la préméditation. Les occupants de la voiture jurent qu’ils n’étaient pas armés et aucun témoin n’a vu d’armes entre leurs mains. Deux passantes ont en revanche raconté sur procès-verbal que Bounouara a fait feu avec calme et détermination. Le tireur a été trahi par un de ses amis, qui était à côté de lui au café. Il a confié à la police puis à Mediapart que les tirs étaient selon lui prémédités. Enfin, si Bounouara a produit plusieurs éléments attestant que lui et ses proches ont été harcelés, il n'apporte aucune preuve que ces faits ont été commis par Fatah Hou.
Les juges Philippe Devoucoux et Caroline Davroux ont donc logiquement décidé, lundi 8 juin, de renvoyer Bounouara devant les assises, conformément aux réquisitions du parquet d’Évry. Il sera jugé pour « tentative d’assassinat », ainsi que pour « violences volontaires avec arme » commises à l’encontre des trois personnes qui accompagnaient Fatah Hou dans la voiture, mais qui n’ont pas été blessées. Bounouara attend son procès en prison, son avocat ayant échoué, malgré plusieurs tentatives, à lever sa détention provisoire.
Son conseil, Me David-Olivier Kaminski, « envisage très sérieusement d'interjeter appel » de l'ordonnance de mise en accusation. Il avait demandé que les plaintes déposées par Serge Dassault et plusieurs de ses proches contre Fatah Hou, notamment pour « tentative d’extorsion de fonds, chantage et menaces », soient jointes au dossier. Mais les juges d'instruction ont refusé. « Des éléments à décharge ont été, sciemment ou non, totalement occultés, accuse l'avocat de Bounouara. Au final, on se demande si cette affaire a été instruite pour connaître la vérité ou pour servir certains intérêts qui de toute évidence échappent à l’institution judiciaire. »
Ces propos font bondir l'avocate de Fatah Hou, Me Marie Dosé. « L’élément le plus regrettable dans cette affaire, c'est la défense de Monsieur Bounouara, dénonce-t-elle. Il persiste à faire croire que Fatah Hou, dont la vie a été brisée, doit être considéré comme un voyou et pas comme une victime de la tentative d’assassinat dont il a fait l’objet. » Elle se félicite de la « sage décision » des magistrats instructeurs de renvoyer Bounouara aux assises, « en parfaite logique avec les éléments du dossier ».
L’audience sera en tout cas l’occasion de disséquer le fonctionnement du système Dassault, en attendant un éventuel procès pour l’affaire principale des achats de voix présumés. « Je ne doute pas que Serge Dassault, contre lequel aucune charge peut être retenue dans ce dossier, sera cité comme témoin par la cour d’assises, indique Me Dosé. S’il ne l’est pas, compte tenu du contexte dans lequel les faits ont été perpétrés et des rapports d’amitié qu’il entretenait avec l’accusé, je n’hésiterai pas à le faire citer. »
BOITE NOIREJ'ai couvert les affaires Dassault à Libération puis à Mediapart. Je suis le co-auteur, avec Sara Ghibaudo et Virginie Roels, du livre Dassault Système, récemment paru aux éditions Robert Laffont.
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