« Il y a un problème structurel de base dans le PS de Seine-Maritime : c’est comme si pour être militant, il fallait absolument être payé. » Cet ancien membre de cabinet du conseil général résume bien la situation du socialisme dans le département. Pendant plusieurs mois, Mediapart s’est plongé dans les méandres du carriérisme politique dans le fief de Laurent Fabius, poste avancé du socialisme à bout de souffle, où l'on ne milite guère plus que par intérêt. Le cas de Didier Marie, que nous avons raconté ici, est loin d’être un profil isolé. C’est tout un « système », allant du complément de rémunération aux emplois politiques croisés, qui a été construit dans le territoire haut-normand, ainsi que nous l’ont raconté une vingtaine de sources, élus, militants, anciens conseillers de cabinet ou agents administratifs.
Emploi à la fédération, au groupe PS du conseil général, du conseil régional ou du conseil d’agglomération de Rouen, permanence dans l’une des nombreuses « maisons du département », poste d’attaché parlementaire… Les ressources de l’entreprise politique du PS local ont longtemps été fort vastes, un peu moins depuis la perte du conseil départemental en mars dernier. Et pour quelques fonctions où le travail est réel (secrétariat, communication, animation d’un groupe politique, travail parlementaire), on trouve surtout des « emplois politiques » concernant pêle-mêle une quantité de cadres fédéraux ou de secrétaires de section, parfois leur compagne ou compagnon, ou encore leurs enfants, rémunérés par diverses institutions, le parti, parlementaires ou collectivités. À chaque fois, la principale compétence reconnue est de faire partie du « noyau fabiusien » local, élu ne vivant pas suffisamment de son indemnité, ou militant aspirant à devenir élu.
À la fédération du PS, dont les recettes sont pour partie d’origine étatique, neuf personnes étaient encore employées en décembre 2014, d’après un chiffre confirmé par les intéressés. Un chiffre singulier dans le fonctionnement traditionnel des fédérations socialistes, ainsi que nous l’ont certifié plusieurs sources au siège national du PS, ou dans d’autres fédérations de taille équivalente. « On est dans l’ordre de l’exceptionnel, dit un excellent connaisseur de l’appareil du parti. Partout ailleurs, il y a entre un et trois permanents rémunérés par fédération. » Ici, comme le note un ancien du département, « quasiment tout le conseil fédéral vit de la politique ».
En Seine-Maritime, ce « CF » sortant, sorte de parlement du parti au niveau départemental, est en effet composé de personnes rémunérées ou ayant été rémunérées directement par la fédération. Il en va ainsi de Didier Marie, un cas bien particulier, mais aussi du premier fédéral adjoint Bastien Coriton ou de la députée Dominique Chauvel, mais encore d’Alexandre Cherichi, de Matthieu Manero, de Dominique Piednoël, de Charlotte Goujon ou de Mélanie Boulanger.
Leur rémunération est variable (allant de 35 heures payées au Smic à des temps partiels à 2 500 euros pour 24,50 heures), ce sont parfois des CDD, parfois des CDI, parfois des contrats d'insertion. Pour certains, ils correspondent à un travail réel, mais pour beaucoup d’autres, la réalité de la charge de travail est incertaine. La fédération, qui a mis deux voitures à disposition de ses responsables, ne s’est jamais gênée pour embaucher des « petites mains » (notamment une secrétaire) par le biais de contrats aidés, afin de bénéficier des subventions publiques.
Sur tous les CDD et CDI que nous avons pu consulter, l’« engagement » est à chaque fois passé « en vue d’aider » la fédération « dans le cadre de la mise en place de [ses] activités ». Quant aux fonctions occupées, ce sont toujours celles d’« assistant », qui « consistent en l’apport d’une aide politique sur tous les domaines d’intervention de l’association et en la rédaction de tous les documents qui lui seront demandés par le Président de l’association ».
En quoi consiste concrètement cette « aide politique » ? « Ce ne sont pas des emplois à vie, explique le premier fédéral Christophe Bouillon. Ils font ça à un moment donné, ils donnent le coup de main, ils font de la politique. » Selon le patron de la fédération, à côté de « postes techniques, pour le secrétariat, les impressions ou la gestion des fichiers », le PS local aurait aussi besoin de « postes politiques, pour aider au développement du parti, au travail de terrain ». On a pourtant du mal à comprendre la spécificité d’un travail qui ressemble avant tout à du militantisme et à la participation d’une campagne électorale.
Quand on l’interroge de façon insistante sur la réalité du travail fourni par ces nombreux permanents, Bouillon répond : « La rédaction de tracts, le contact téléphonique avec les secrétaires de section, de la gestion humaine. C’est comme pour un syndicat, on y donne beaucoup d’humain, beaucoup de relations et beaucoup des contacts. Vous considérez que ce n’est pas du travail, moi si. »
Mais là où le bât blesse, c’est que ces bénéficiaires d’emplois politiques sont le plus souvent déjà rémunérés par l’appareil socialiste, comme employé du conseil général ou attaché parlementaire, voire sont déjà élus et perçoivent de ce fait des indemnités que l’on pourrait juger conséquentes, à tout le moins suffisantes pour vivre. Ainsi de Mélanie Boulanger, qui a succédé à Christophe Bouillon comme maire de Canteleu et qui est également employée par la fédération. « Les militants savent qu’ils peuvent m’appeler tard le soir ou le week-end. Je suis beaucoup à la fédération, ce n’est pas antinomique, et je n’ai pas le sentiment que les responsables de sections me reprochent quoi que ce soit », explique celle qui est aussi la compagne de Nicolas Rouly, président sortant du conseil général (qui a succédé à Didier Marie avant la victoire de la droite en mars dernier), et qui devrait être le successeur de Christophe Bouillon à la tête de la fédération.
« Beaucoup d’élus veulent avoir un travail à côté, pour avoir une raison sociale et cotiser pour la retraite, explique le plus sérieusement du monde Bouillon. C’est aussi le rôle d’un parti politique de se dire qu’à un moment donné on peut aider quelqu’un qui fait de la politique à partir à la conquête d’un territoire, ce qui est utile pour le collectif en termes de politique. » Il ne conteste pas le fait que l’on puisse être surpris d’un tel accaparement des ressources financières d’un parti (en partie publiques) au profit d’un personnel politique déjà indemnisé comme élu ou salarié dans des collectivités territoriales. « Vous connaissez le parti socialiste, il y a 60 % d’élus et une grosse partie qui sont des collaborateurs d’élus. Oui c’est un problème. C’est comme pour le capitalisme français, on retrouve les uns chez les autres. » Mais il a sa parade toute trouvée à tout questionnement mettant en doute la probité d’un tel système : « Même si le travail politique est un travail particulier, c’est parfaitement légal. »
La pratique a pour intérêt politique de constituer un « système reposant sur l’attachement des gens à des intérêts divers, financiers ou de carrière », selon les termes de l’opposant interne Pierre Bourguignon, ancien député rocardien exclu du PS en 2012. « Fabius a construit méthodiquement son extension, explique-t-il. Aujourd’hui, le maillage est large et on est dans un climat d’impunité où tout le monde se tient par la barbichette, et où personne ne râle. Et si quelqu’un râle, on attend qu’il se fatigue… »
Croisé lors d’un banquet militant en octobre 2014, Jacques, un agriculteur à la barbe foisonnante et militant de longue date, nous confiait déjà sa consternation : « Aujourd'hui, les élus encalminent le parti avec leur carrière politique, sans savoir de quoi est fait le quotidien des gens et de leurs intérêts. Ici, les maires sont désignés, les cadres du parti sont interchangeables. On est arrivé à une situation où être socialiste est devenu un métier, où cadres, élus et conseillers ne travaillent plus qu'au parti. C'est normal qu'il y ait des permanents, mais c'est comme s'il n'y avait plus que cela parmi ceux qui nous représentent. » Gaëlle, une autre militante de Seine-Maritime, ajoute : « Quand on prend de son temps pour distribuer des tracts, coller des affiches et tenir des bureaux de vote en disant “Votez pour eux, ce sont des gens qui ont des valeurs de justice”, et qu’après on découvre le pot aux roses, on est écœuré… »
À chaque fois, le même récit revient chez ces militants, anciens collaborateurs ou “petits élus” rencontrés dans le cadre de notre enquête : celui d’une sidération à la lecture de la déclaration d’intérêts de Didier Marie (lire notre article). Il faut dire qu’à aucun moment tous ces emplois fédéraux n’ont été signalés dans les bilans financiers. « Il faut que les questions soient posées pour que les réponses apparaissent, minimise Bouillon. Mais les questions n’étaient pas posées. Aujourd’hui, des gens réagissent parce qu’il y a un congrès. » L'argument s’accompagne d’un autre, imparable : ces dirigeants sont reconduits dans leur fonction et investis à nouveau par les militants. C'est donc qu'ils ne trouvent rien à redire à ces pratiques.
Deux députées actuelles ont aussi été confrontées à une “proposition d’aide financière” émanant de la fédération, après leurs défaites respectives aux législatives de 2007.
Dominique Chauvel a ainsi accepté d’être rémunérée 1 100 euros par mois par la fédération, cinq ans durant jusqu’à son élection à l’assemblée en 2012, ainsi qu’elle l’a écrit dans sa déclaration d’intérêts. « Elle a une connaissance assez fine des questions rurales qui nous a été utile, sur un terrain assez hostile », justifie Bouillon. Interrogée sur la réalité de son travail, celle qui a aussi été vice-présidente du conseil général et maire de Sotteville-sur-Mer, puis qui a gagné la ville de Saint-Valéry-en-Caux aux dernières municipales, se fait tout aussi évasive. « Je regardais les choses », « j’étais présente sur le terrain », « j’ai écrit une ou deux notes sur le milieu rural », explique-t-elle au gré de nos relances. « Je n’ai pas l’impression d’avoir volé cet argent, j’ai le sentiment d’avoir fait du bon travail sur ce canton, dit-elle enfin. C’est un territoire très vaste, il y a beaucoup de déplacements, beaucoup de frais. » Et d’assurer : « Ce n’est pas le rapport à l’argent qui me fait avancer, ni ma carrière politique, mais la proximité avec les citoyens, les écouter et s’inspirer de leurs idées. Peut-être qu’un jour moi aussi je paierai quelqu’un “un bout de salaire” pour voir les gens, faire du lien social, discuter et avoir des idées. »
En revanche, une autre députée actuelle n’a pas saisi la même perche financière tendue alors par la fédération, au lendemain de sa défaite législative en 2007. Première adjointe de Fécamp, Estelle Grelier explique qu’on lui a demandé si elle avait « besoin d’aide », sans préciser qui exactement (« Je ne me rappelle plus »). « J’ai cru qu’on me parlait d’aide pour l’impression et la diffusion de tracts, et j’ai répondu que ça irait, qu’on allait se débrouiller avec la section, assure celle qui fut ensuite élue eurodéputée avant d’entrer au Palais-Bourbon en 2012. Je comprends un peu mieux aujourd’hui ce que ça voulait dire. »
Ces emplois politiques permettent aussi de satisfaire des amis de longue date de Laurent Fabius, comme Alain Gerbi, ancien rédacteur en chef de France 3 Normandie. Parti à la retraite en 2002, celui-ci a été salarié à partir de 2008 par la « fédé » pour 2 300 euros par mois, coquette rétribution pour un mi-temps, dont il a bénéficié jusqu’en janvier 2015. « Je faisais du media-training et des vidéos pour le site internet », explique le journaliste. « Ça n’allait pas loin son media-training, témoigne une élue PS. C’était : “Posez votre voix et mettez un foulard.” Mais la deuxième fois que tu le vois pour préparer une interview sur France 3, tu comprends vite que son rôle, c’est surtout de récupérer les questions à l’avance… » « Jamais ! », réplique l’intéressé. « Je sais juste anticiper les questions... »
Pour justifier tous ces emplois, il faut préciser que le « PS 76 » est connu comme l’une des fédérations les plus riches de France. Depuis une dizaine d’années, il oscille entre 3 000 et 4 000 adhérents, une taille plutôt importante même si les effectifs sont en baisse comme sur l’ensemble du territoire, et plus encore depuis que Laurent Fabius a abandonné toute ambition présidentielle (lors de la primaire de 2006, le nombre d’adhérents était monté jusqu’à 5 000). Entre les cotisations versées par les élus et celles des simples adhérents, quelque 800 000 euros rentraient chaque année dans les caisses, d’après les documents comptables en notre possession. Il y a quelques années, malgré ses dépenses courantes, la fédération affichait jusqu'à 900 000 euros de réserves (redescendues depuis à moins de 200 000 euros). Déjà doté d’un riche patrimoine immobilier, le « PS 76 » a encore investi dans la pierre en 2012-2013, en achetant un nouveau local au Havre et en retapant celui de Dieppe, en même temps qu’il agrandissait son siège historique à Rouen. À l’aise.
Comme les “grosses fédés” d’antan (Bouches-du-Rhône, Pas-de-Calais, Hérault), qui ont depuis été épinglées pour leur fonctionnement, la Seine-Maritime socialiste est une baronnie sans opposition interne (les courants minoritaires sont quasi inexistants face aux fabiusiens) qui a laissé se développer en son sein des comportements peu éthiques, mais n’ayant ici que peu à voir avec le clientélisme ou l’entretien de réseaux politiques externes. Plutôt la conservation d’un « entre soi militant », assis sur la conquête et la conservation de positions politiques permettant de le faire fructifier.
Pour cela, la fédération représente un vivier d’emplois, dépendant « des moments et des besoins, si on est en campagne ou pas », nous expliquait Mélanie Boulanger à la fin du mois de janvier. « Là, par exemple, on a une section qui nous demande un contrat de deux mois, pour un coup de main, pour aider, expliquait-elle avant les départementales. Ça fonctionne comme ça. Et ça fonctionne plutôt pas mal, vu les résultats aux élections. » Et même si la Seine-Maritime a basculé à droite lors du dernier scrutin, la résistance du PS local a permis à la plupart des proches du premier fédéral sortant de conserver leur mandat départemental.
La perte de l’institution laisse toutefois entrevoir la fin d’un âge d’or de la professionnalisation politique dans le PS seinomarin, autour des « bébés Fabius » que sont Christophe Bouillon et Didier Marie. L’une des premières mesures de la nouvelle majorité de droite après sa conquête de l’institution départementale, et qui fut l’une de ses promesses de campagne, fut ainsi de fermer les « maisons du département ». Ces antennes, dont quelques-unes existaient déjà lors de la prise du conseil général par le PS en 2004, s’étaient ainsi démultipliées au fil des ans, et ont symbolisé cette privatisation de l’esprit public au profit de l’appareil socialiste.
Au départ, l’idée, louable, est d’implanter des guichets de proximité dans les différents territoires du département. Mais dans la pratique, cela va permettre aux socialistes locaux de promouvoir des outsiders dans des villes à fort enjeu politique. « Les moyens de la collectivité sont mis à disposition des élus, afin de renforcer politiquement les cantons », résume un ancien pilier fabiusien. « “Ne soyons pas naïfs”, on savait que c’était un moyen de contrer le pouvoir des élus locaux de droite et donc un instrument de présence politique, détaille-t-il. Donc les cadres et employés là-bas devaient être sensibles à nos idées, afin de maintenir un lien permanent avec les associations culturelles, sportives et sociales. » Rien de bien original jusque-là, ainsi que le reconnaît cette source bien informée. « Mais peu à peu, ajoute-t-il, les recrutements s’avèrent être de complaisance, avec des postes dédiés uniquement à l’implantation politique, ou à des prises de guerre interne. »
Y seront ainsi embauchés selon les zones géographiques des proches du président de région Alain Le Vern, ou de Christophe Bouillon et Didier Marie, tous trois vassaux de la baronnie fabiusienne, le premier, plus âgé, entretenant des relations détestables avec les deux autres. Des proches ou ceux qui partagent leur vie, mais aussi des secrétaires de section ou des attachés parlementaires, en attendant de les trouver en bonne place sur une liste pour gagner ensuite du galon politiquement. Des embauches se font aussi afin d’entretenir une “paix socialiste” entre les vassaux sur leurs territoires. Comme celle de la femme du chef de file PS Laurent Logiou, un proche de Le Vern, à la maison du département au Havre, afin de s’assurer de la « neutralité » de celui-ci dans les batailles socialistes internes. Même démarche avec Mélanie Boulanger, une attachée parlementaire virée par Le Vern, qui sera embauchée à Neufchâtel.
L’utilité de ces « maisons du département » dépassera même les frontières normandes, puisqu’un établissement sera créé à Paris. À sa tête en 2008-2009, on trouve encore un proche de Laurent Fabius, Bernard Amsalem, rémunéré à 4 600 euros pour ce temps plein, alors qu’il dirigeait déjà la fédération française d’athlétisme (quelque 2 000 euros par mois pour un mi-temps). Ce socialiste de cœur assume avoir cumulé ces deux salaires. « [À la Maison du département], j’étais chargé d’un plan pour développer le tourisme nautique en Seine-Maritime », explique-t-il. « Une aventure peu glorieuse », titrait Paris-Normandie à l’annonce de la fermeture, en 2010.
Autre technique de professionnalisation maximaliste de la vie politique au parti socialiste de Seine-Maritime : les emplois aux groupes PS des collectivités. Un ex-responsable des ressources humaines d’une collectivité territoriale décrit ainsi le « système d’embauches croisées entre le département et la région, l’élu de l’un se retrouvant assistant du groupe PS de l’autre institution ». « L’enveloppe financière globale n’était jamais dépassée, on n’avait jamais des salaires à 5 000 euros, mais plutôt des “1 500” par-ci, des “2 200” par-là… », explique cette source. Selon elle, « on était davantage dans la recherche d’ajustements et plus dans de simples emplois politiques. En général, l’opération consistait à donner à un élu les moyens de son assise politique. Ça avait le parfum de la légalité, mais ça détournait le sens de la loi, car il n’y avait pas franchement de travail effectué, ou alors faire campagne doit être reconnu comme un travail… »
« Au groupe PS du conseil général, il y avait plusieurs emplois, mais un seul bureau… », se souvient aussi un ancien collaborateur de cabinet, pour qui « embaucher un militant, ce n’est pas un souci. Mais pour faire du vrai boulot, pas rien ». Pour ce fabiusien qui a préféré s’en aller voir ailleurs, si « les emplois politiques sont une réalité au PS aujourd’hui un peu partout en France, la Seine-Maritime a poussé la pratique au maximum ». Cette source se souvient ainsi avoir questionné l’emploi d’un secrétaire de section dans une maison du département, avant de se voir répondre : « Mais comment veux-tu qu’il fasse pour vivre ? »
Un ancien proche du président du conseil général explique de son côté : « Ce sont des gamins qui ont été faits princes par le roi, et qui se comportent comme des cancres. Il n’y a pas forcément de réflexes illégaux, mais jamais personne ne se pose la question de savoir si c’est bien d’agir comme ça. » Et de prendre l’exemple de la création d’un poste avec indemnités au SDIS (service départemental d’incendie et de secours), destiné à un cadre socialiste déjà employé au conseil général. « Il y en a eu des centaines, des demandes comme ça, souffle-t-il. Il fallait voir comment on pouvait faire pour que Marcel ou René puissent gagner un peu plus… Avec toujours l’idée que comme ça a toujours fonctionné comme ça, il n’y avait aucune raison que ça change… »
C’est que l’état actuel du PS en Seine-Maritime vient de loin. Particulièrement de ce fameux « socialisme scientifique », cette marque du courant « fabiusien » où rien n’est laissé au hasard et qui a fait sa gloire au sein du parti. Une implantation réalisée, prétendent les anciens, grâce aux moyens des fonds secrets de Matignon (que Fabius quitta en 1986), puis grâce à la fameuse technique du « socialisme hôtelier », permise par l’accession de l’ancien premier ministre à la présidence de l’assemblée nationale (un poste qu’il occupera en 1988, trois ans et demi durant). « C’est à ce moment que les choses sérieuses commencent, explique un ancien collaborateur de Fabius à cette époque. Avec la création du courant “Égalité”, ayant pour objectif de porter Laurent à la tête du PS. » Objectif : le congrès de Rennes, en 1990.
À l’Hôtel de Lassay, à la présidence de l’assemblée, les déjeuners et dîners s’enchaînent, la formidable cave à vins constituée par Jacques Chaban-Delmas en prend un coup. « On reçoit plus d’un millier de personnes par semaine, avec photo sur le perron, envoyée ensuite avec une dédicace », raconte encore fasciné un conseiller de l’époque. Pour pouvoir emporter le parti au plan national, il faut un fief local, une base arrière, où l’on se replie comme l’on se déploie politiquement. C’est alors l’époque du « maillage territorial », ainsi que l’explique Alain Le Vern – alors premier fédéral – au Monde en avril 1990. Car comme le relate le quotidien vespéral, Fabius « n'aime pas les termes de “clan” ou de “réseau”». Alors, il « maille » le territoire, et conquiert peu à peu la grande majorité du territoire haut-normand.
Mais dans le PS, après un premier succès surprise lors du vote des motions au congrès de Rennes, la conquête fabiusienne se fracassera sur la bataille rangée du congrès de Rennes de mars 1990, où Lionel Jospin semblera découvrir les vicissitudes du socialisme de congrès. À l’époque, devant une dizaine de journalistes, il dit son écœurement et dénonce les « méthodes de voyous » de Fabius, qui deviendront peu à peu la norme dans les congrès socialistes. Le Monde de l’époque rapporte comment sa découverte du « clientélisme » lui apparut comme une « forfaiture », lâchant cette appréciation prophétique : « De telles pratiques portent en germe la mort du Parti socialiste. » Finalement, ce congrès de Rennes se soldera par une impasse frisant l’implosion. Fabius prendra certes le parti, mais sur une petite année seulement (1992-1993) et perdra dans la foulée les élections régionales de Haute-Normandie. Il ne se consacrera dès lors qu’à la politique nationale et à son ambition présidentielle, en vain également, laissant à ses affidés le loisir d’administrer son camp retranché.
« La Seine-Maritime, c’était l’État dans l’État, le seul endroit où le courant était vraiment structuré comme une machine de guerre et de conquête électorale, se souvient Arnaud Champremier-Trigano, responsable des jeunes fabiusiens au MJS dans les années 1990, depuis devenu communicant, notamment lors de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. Ailleurs, c’était un syndicat d’intérêts pour des gens très disparates idéologiquement, qui se savaient défendus au bureau national pour ses investitures et qu’on laissait tranquille localement pour défendre sa propre ligne politique. » Un autre jeune dirigeant fabiusien de l’époque se rappelle : « En Seine-Maritime, si t’étais pas du cru, tu n’étais au courant de rien. C’était le noyau dur. Ils avaient leur vie à eux, leurs codes à eux. C’était la pompe à fric qui finançait les activités politiques, l’endroit où se réunissait le courant, le point de chute pour les recalés du suffrage universel… »
« Si nationalement, le congrès de Rennes fut un échec, localement ce fut une réussite, raconte un acteur de l’époque. On prend la main sur la fédération. Les chevènementistes, les poperénistes, les rocardiens et les mauroyistes sont archi-minoritaires. À partir de là, on a l’armature : les outils, la présence militante et la formation. Plus personne ne bronche. Une réunion hebdomadaire s’institue autour de Laurent Fabius, où toutes les décisions se prennent. » Jusqu’à aujourd’hui, cette « réunion du vendredi », où se retrouvent les grands élus de la région et du département, décidera des politiques publiques locales, comme des stratégies internes. Autour de la table, on retrouve certains des « espoirs du cheptel » de 1990, cette vingtaine de « futurs cadres ayant vocation à tenir le département et à gagner des positions électorales », selon un témoin privilégié de l’époque : Didier Marie et Christophe Bouillon.
Au fil des ans, ces enfants gâtés de la fabiusie vont se “répartir” le département, avec leurs proches. Président de région, Alain Le Vern va entrer en guerre entrouverte avec le président du département, Didier Marie, et son allié Christophe Bouillon, patron de la fédération. « Ensemble, Bouillon et Marie n’auront de cesse de vouloir pousser le vieil éléphant Le Vern dans la fosse, s’amuse un témoin aux première loges à ce moment. Mais ils ne s’en donneront jamais les moyens, car ils ont trop peur de Fabius et de sa réaction. » Les « bébés Fabius » font tout de même en sorte de “verrouiller la fédération”. Et pour consolider une large majorité en son sein, ils feront vivre leur appareil, au sens premier du terme. « La professionnalisation des débuts ne peut pas justifier l’opacité et les sur-rémunérations, regrette un élu de l’époque. On a connu la désagrégation d’une idée politique, vers une coalition d’intérêts individuels. On est passé d’une belle entreprise de conquête électorale à une logique clanique de conservation du pouvoir. »
BOITE NOIRENous enquêtons sur le fonctionnement du socialisme en Seine-Maritime depuis décembre 2014, et avons rencontré plus d'une vingtaine d'anciens collaborateurs, employés de collectivités, militants, élus. Dans le cadre de ce second article, certaines de nos sources ont accepté de nous parler en réclamant l'anonymat en échange de leurs confidences.
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