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La politique de la ville s'éloigne de la banlieue

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François Lamy avait prévenu : il n’y aurait pas de « plan Marshall » pour les banlieues sous François Hollande. Voilà donc une non-promesse respectée. Quelque dix-huit mois après son arrivée au ministère de la ville, il présente ce vendredi devant l’Assemblée nationale un projet de loi sans budgets supplémentaires ni idées révolutionnaires. Avec une idée phare : il faut redéfinir les territoires prioritaires.

L’idée, maintes fois évoquée au cours des dix dernières années, est politiquement sensible. Prudent voire secret, François Lamy manœuvre avec doigté : les maires mécontents ne se sont pour l’instant pas fait entendre. Et pour cause : la nouvelle carte de la géographie prioritaire n’ayant pas été publiée, la plupart vont assister au vote d’une loi sans en connaître les conséquences pour leurs territoires : la  liste des nouveaux quartiers prioritaires ne sera dévoilée qu’à l’été 2014.

Des chercheurs, en revanche, se montrent déjà plus circonspects, voire franchement critiques. Ils estiment que la nouvelle carte des quartiers fait l'impasse sur les problématiques de discriminations, et mélange tout, en faisant apparaître des quartiers périurbains qui ne devraient pas relever de ces dispositifs..

De quoi s’agit-il ? Comme la Cour des comptes l’a de nouveau pointé dans un rapport assassin au mois de juillet 2012, la politique de la ville est à la fois inefficace et illisible. Trop de dispositifs, trop de saupoudrage. À l'image de Jean-Louis Borloo et de Fadela Amara avant lui, François Lamy a donc annoncé dès son arrivée au ministère son intention de réduire le nombre de quartiers à aider. Alors que ses prédécesseurs s’étaient heurtés aux maires et aux associations, l’ancien maire de Palaiseau (qui va sortir du dispositif) semble, lui, mener sa barque à bon port. Mais il a quand même considérablement revu ses ambitions à la baisse. Alors que la France compte 751 ZUS (zones urbaines sensibles) et 2 493 CUCS (Contrats urbains de cohésion sociale), il avait annoncé à son arrivée vouloir réduire le dispositif à quelques centaines d’endroits. Avant d’annoncer une fourchette allant de 500 et 1 200. Pour finir aujourd’hui à 1 300. L’immense majorité des budgets CUCS se concentrant en réalité déjà dans quelque 1 800 quartiers, la réduction est en définitive limitée. « On parvient tout de même à réduire le saupoudrage », tente-t-on de nuancer au ministère.

Toute la question était de définir les critères permettant de définir les nouveaux quartiers prioritaires. Ou plutôt LE critère, puisque le ministère a fait le choix de la simplicité : seront aidés les quartiers où la concentration de pauvres est la plus forte. Ce critère « unique, lisible et objectif », dixit le ministère, met un terme à tous les anciens dispositifs en s’appuyant sur un maillage statistique inédit : « le carroyage » (ici défini par l'Insee).

En clair la France est passée au peigne fin, et divisée en 700 000 carreaux de 200 mètres sur 200 mètres. Pour chacun, on calcule la part de la population dont les ressources sont inférieures à 60 % du revenu fiscal médian. L'opération est légèrement pondérée par la richesse de l’agglomération : certaines riches collectivités n’ont pas besoin de l’aide de l’État pour soutenir leurs quartiers (lire ici la méthodologie complète, sur le site du ministère). 

Le ministère considère que cette carte de la pauvreté monétaire est pertinente puisqu’elle synthétiserait « à elle seule les différentes formes de difficultés sociales : part des jeunes, taux de chômage, proportion de logements sociaux, part de population immigrée… ». Si la nouvelle carte n’est pas encore connue dans ses détails, le ministère a fait fuiter la grande nouveauté : l’apparition de territoires périurbains et de zones semi-rurales : Auch, Guéret, Sablé-sur-Sarthe, Villeneuve-sur-Lot, Joigny, Issoudun ou Dinan… « Cela correspond à de nouveaux quartiers, qu'on n’imaginait pas forcément mais qui ressemblent aux anciens et présentent les mêmes stigmates, même si les habitations sont plus horizontales que verticales. À Guéret, il s'agit de quartiers en marge, où vivent beaucoup de familles monoparentales, et qui connaissent un fort taux de chômage », fait valoir le ministère.

Un point de vue partagé par Renaud Gauquelin, président (PS) de l’association des maires de banlieue, qui estime que « ce critère est le plus équitable puisqu’il recoupe toutes les zones de souffrance ». D’après lui, « il y a un consensus avec les maires de droite pour dire que cela va dans le bon sens, d’autant que les maires vont être associés de près à la mise en place des projets. Ce n’est pas parce qu’il y a un critère unique que les réponses doivent être partout les mêmes ».

Concernant les quartiers périurbains, Renaud Gauquelin ne cache pas les visées politiques : « Le but est de faire baisser la souffrance partout où cela est nécessaire. Mais si par ricochet, si on peut faire baisser le FN, j’en serai ravi. » Cette vision gêne Renaud Epstein, spécialiste des politiques urbaines et professeur à l’université de Nantes : « Ce choix est une réponse politique à l’idée qu’il n’y en aurait que pour les Noirs et les Arabes. Donc on donne à la France des sous-préfectures en faisant une analyse erronée selon laquelle la carte de la pauvreté correspond à la carte du vote FN. Alors que c’est loin d’être le seul critère : on voit d’ailleurs que le vote FN s’est effondré dans les quartiers sensibles. »

Renaud Epstein poursuit : « Je ne nie pas qu’il y ait des souffrances dans cette France péri-urbaine. Mais la nature des problèmes n’est pas la même. On ne peut pas comparer des villes en déclin comme Guéret et des quartiers qui décrochent dans les grandes métropoles, qui sont à l’écart même quand la dynamique de la métropole est bonne. Or avec cette loi, on fait l'impasse sur les spécificités des quartiers de minorités des grandes villes et leurs problèmes. Le critère de la pauvreté monétaire retenu pour définir les quartiers prioritaires laisse de côté les autres dimensions de la pauvreté, qui renvoie aussi à des facteurs sanitaires, culturels, politiques... La politique de la ville britannique s'appuyait sur une trentaine de critères. Nous, on simplifie à l’extrême : c’est la pauvreté vue du ciel. Comme si une seule carte pouvait tout résumer. »

Pour Renaud Epstein, la loi fait l'impasse sur un enjeu majeur : la question ethnique. « Il aurait fallu des critères sociaux et ethno-raciaux. On passe à côté des vrais enjeux. Pas un mot sur les modes d’intervention policière dans les quartiers, rien sur la carte scolaire, rien sur les discriminations ethniques, sur les contrôles au faciès, sur le droit de vote des étrangers… On est sur des ajustements à la marge. »

Des critiques largement partagées par Daniel Béhar, géographe et professeur à l’institut d’urbanisme de Paris : « Cela fait trente ans qu’on fait entrer puis sortir puis entrer des nouveaux quartiers. Le ministère annonce déjà que ceux qui sortent seront “en veille”: c’est déjà presque une nouvelle catégorie. » Mais ce qui le gêne surtout, « c’est ce critère unique, très politique et très dangereux ». Il explique : « On met dans la même catégorie des navets et des carottes. On occulte les questions de précarité, de fragilité sociale, d’ethnicisation. On ne pourra pas non plus repérer les territoires exposés, anticiper les zones en rupture d’alimentation économique car en phase de désindustrilaisation. »

Daniel Béhar pointe aussi des contradictions : « Le rapport du commissaire général à la stratégie et à la prospective Jean Pisani-Ferry publié cet été expliquait que le problème français ne résidait pas dans les inégalités de revenus, mais dans les inégalités d’accès : au logement, à la santé, à l’emploi. Or on répond aux premières, pas aux secondes. C’est absurde. D’autant que ce n’est pas aux politiques territoriales de réduire la pauvreté. » Le géographe voit dans cette nouvelle définition « un geste vers une catégorie supposée de la France oubliée, ces territoires mis en avant par le géographe Christophe Guilluy (lire notre entretien), dont on dit qu’ils votent FN. Mais c’est une prophétie auto-réalisatrice ». Selon lui, « aujourd’hui, le discours politique qui hante les élus, c’est la France des métropoles contre la France des périphéries. On a donc trouvé le seul critère qui permet de mettre dans le même paquet Auch et la Seine-Saint-Denis ».

Réplique du ministère : « Par cette approche, on ne se situe pas dans une logique d'intégration. Notre critère de la concentration de la pauvreté est plus englobant, et correspond le mieux aux remarques de la Cour des comptes. Si on avait mobilisé un critère ethnique, on nous aurait reproché à raison d'avoir une vision bien spéciale de la politique de la ville. L'accès à l'éducation et à la santé n'est pas spécifique à une appartenance ethnique. » Du coup, les habitants des quartiers de banlieue, qui ont voté en masse pour François Hollande, n'ont toujours pas de preuves de changement à se mettre sous la dent. Après les multiples enterrements de promesses présidentielles (du droit de vote aux étrangers au récépissé de contrôle d'identité), même une loi de politique de la ville s'avère moins-disante à leur encontre. « On est conscient qu'il y a une attente en la matière, assure une conseillère de François Lamy. Le sujet existe, mais pas dans cette loi, en plus de cette loi. Ce qui ne veut pas dire que le racisme ou les discriminations ne sont pas plus forts dans ces quartiers. On se bat pour des politiques d'intégration en parallèle, avec d'autres ministères. » Et de citer en exemple le fait que les quartiers populaires se voient réserver 25 % des créations de postes d'encadrement pour les 2/3 ans, ou que 200 créations de poste à Pôle emploi seraient spécifiquement fléchées. « On entend aussi avancer sur le financement associatif ou la relation police/population », promet-on.

Philippe Estèbe, docteur en sciences politiques et en géographie, se montre lui moins critique sur la redéfinition du critère unique de concentration de la pauvreté. « Il n’est pas si mauvais. C’est vrai : il est “color blind” : il ne prend pas en compte la question de l’immigration, estime-t-il. Mais ce n’est pas une mauvaise chose d’affaiblir le caractère ethnique de la carte de la géographie prioritaire. Les problèmes de fond, on les trouve dans les cités ouvrières de bassins sinistrés : Poitiers, Angoulême, Saint-Dizier. Alors que dans les grandes métropoles (Lyon, Toulouse, Paris, etc.), il y a des ressources, on peut partir à la recherche d’un emploi. Donc si la loi permet de plus se tourner vers ces territoires cul-de-sac, la réforme peut être intéressante. »

Pour Philippe Estèbe, la France périphérique en dehors de la dynamique métropolitaine mérite cette attention. « Dire que ces territoires ne doivent pas être éligibles à la politique de la ville, c’est une vision normative. Et puis l’indicateur, qui me semble être un bon agrégateur, suggère qu’on va plus s’intéresser aux personnes qu’au bâti : c’est également une bonne chose. »

Favorables ou non au nouvel indicateur, les chercheurs se montrent en revanche unanimes pour relativiser l’importance de cette politique prioritaire. Marie-Hélène Bacqué, sociologue et urbaniste, auteure cet été d’un rapport avec Mohamed Mechmache sur la citoyenneté d’un quartier populaire rappelle que « dans les concertations pour ce projet de loi comme pendant la campagne présidentielle, il y avait l'idée de disparition du zonage, et donc de suppression des critères. Aujourd’hui, quel est l'objectif de cette politique ? La lutte contre les inégalités spatiales ? Ou le développement local ? On ne sait pas trop… »

Renaud Epstein rappelle de son côté que le budget “politique de la ville” représente moins de 1 % du budget national. « Ce qui compte pour les quartiers, c’est surtout les 99 % restants. » Pour Daniel Behar, « cette loi est là pour amuser la galerie. C’est marginal. L'important est de mieux orienter les politiques de droit commun ». Quant à Philippe Estèbe, il se demande « pourquoi après trente ans d’échec, on continue à faire de la géographie prioritaire. Il faut surtout travailler les questions plus profondément, plus structurellement, à l’échelle globale. En quoi cela a-t-il du sens de continuer à mettre en œuvre une géographie prioritaire qui a toujours été inefficace ? ».

Et si la prochaine étape était de passer de 1 300 quartiers prioritaires à zéro ? C'est ce que martèle sans cesse Mohamed Mechmache, responsable de l'association AC Le feu, née après les émeutes urbaines de 2005. Pour lui, « il n'y a rien dans cette loi sur les discriminations quotidiennes ou nos requêtes en matière de participation ». Avec un brin d'amertume, il constate : « C'est très bien qu'il y ait eu une mobilisation pour défendre Christiane Taubira, mais ce serait bien qu'elle surgisse pour les autres victimes de racisme, les anonymes. Tant que les élus ne sont pas concernés, ils ne se mobilisent pas. » Dans son rapport co-écrit avec Marie-Hélène Bacqué, il estimait pourtant ne pas demander grand-chose, lui qui ne veut plus entendre parler de droit de vote des étrangers (« C'était avant les municipales ou jamais, ça n'arrivera plus »). « On ne réclame pas de financements supplémentaires, dit-il ainsi, mais la redistribution d'une part de l'argent public de la réserve parlementaire, pour autonomiser les associations de quartier du clientélisme électoral, et une vraie représentation des habitants dans les comités de pilotage de rénovation urbaine… » Un jour, peut-être, mais pas maintenant…

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