L’islamisme n’existe pas. En tant que concept unique, uni et indifférencié, c’est un mirage, un raccourci, une illusion intellectuelle bon marché. Il n’y a rien, aucun texte, aucune doctrine, aucune influence, sinon la référence au Coran et à la littérature prophétique, qui permette d’unir en un seul et même champ les musulmans marxistes des manifestations turques de 2013, l’État islamique/Daesh présent en Syrie et en Irak, les Frères musulmans en Égypte, le parti Ennahda en Tunisie, et jusqu’aux djihadistes auteurs des attentats de Paris.
Ce référent au Coran est-il suffisant pour former un continuum idéologique ? Non, bien sûr, car viendrait-il à l’idée de quiconque, sous prétexte d’une référence commune à la Bible, d’associer au sein d’un même groupe, d’un même concept, d’un même mot, d’un même « isme », témoins de Jéhovah, démocrates chrétiens allemands et Ku Klux Klan ? Inquisition et théologie de la libération ? Pas plus que la Bible, le Coran ne suffit à faire naître un projet politique et social commun à tous les croyants. Au sein même de la mouvance djihadiste, le recours au Califat ne fait pas consensus. Des groupes ont ainsi fait allégeance à l’État islamique après sa proclamation (dont Ansar Bayt el-Maqdis, en Égypte), et d’autres, non (Al-Qaïda dans la péninsule arabique, au Yémen). En Syrie, deux groupes, Jabhat en-Nosra et l’État islamique, s'affrontent entre eux en plus de combattre le régime de Bachar el-Assad.
Censé définir l’ensemble des organisations politiques se référant à l’islam et par extension leurs affidés, le mot « islam-isme » ne constitue, au mieux, qu'un terme fourre-tout dont l’utilisation est à proscrire ; au pire, un concept dont le caractère flou sert finalement en lui-même d’épouvantail à ses pourfendeurs, prompts à brandir une menace dont ils seraient bien incapables de préciser les contours.
Pourquoi rappeler tout cela ici ? Et pourquoi cet article en forme de parti pris ? Parce que, cette semaine encore, un hebdomadaire français a cru bon de consacrer son dossier (24 pages) à la dénonciation de cet « islamisme », dont l’influence rampante menacerait notre modèle sociétal. Par souci d’originalité sans doute, tant il est vrai que nos kiosques débordent de unes sur l’islam et l’islamisme, Marianne est allé plus loin que les autres dans son « enquête », cherchant cette fois à dénoncer les « complices » de cet islamisme, stigmatisant au passage une radio, Beur FM, et une émission, les Z’Informés. La polémique suscitée par cette publication a très vite dérapé : se disant victime de « menaces de mort réitérées » et d'insultes sur les réseaux sociaux après la publication, le directeur de la rédaction de l'hebdomadaire a annoncé avoir déposé plainte contre X, jeudi 26 mai.
Sur le fond, parmi les réponses faites à ce dossier, l’association Acrimed s’était exprimée sur l’angle choisi et la méthodologie très contestable de nos confrères. Marianne a répondu. Acrimed aussi. De son côté, Beur FM a apporté un brin de légèreté au débat, tournant la thèse de l’hebdomadaire en dérision dans une vidéo. Voilà pour la critique du dossier.
Quid, donc, de l’« islamisme » ? À défaut de représenter un concept bien défini, l’islamisme fut parfois repris par des chercheurs spécialisés comme François Burgat, notamment dans son ouvrage L’Islamisme au Maghreb. De quoi s’agit-il ici ? Précis et précieux, ce livre paraît en 1988 : le nationalisme arabe a alors failli ; dans le sillon de la République islamique d'Iran, fondée en 1979, plusieurs organisations politiques se réclamant de l’islam postulent pour combler le vide laissé par cette idéologie défaillante. Baptisée dans un premier temps Mouvement de la tendance islamique (MTI), Ennahda en Tunisie est l’une de ces organisations. À la fin des années 1980, le champ « islamiste » est alors suffisamment restreint pour paraître présenter une cohérence. Dans l’introduction de son ouvrage, le chercheur considère ainsi l’islamisme comme une « nouvelle voix du Sud ». Personne ne parle encore d’Al-Qaïda, fondé en 1987. L’ouvrage n’aborde d’ailleurs que de manière marginale les premiers penseurs djihadistes d'alors, tels le Palestinien Abdallah Azzam. Ce n’est tout simplement pas son objet.
En 2015, près de 30 ans plus tard, le concept d’« islamisme » ne veut plus rien dire du tout : l’État islamique, la nouvelle « voix du Sud », a organisé à la fin de ce mois de mai deux attentats-suicides en Arabie saoudite pour tuer des musulmans chiites, et n’a rien à voir avec le parti Ennahda, élu en Tunisie en octobre 2011 dans le cadre d’un processus démocratique, et qui abandonna le pouvoir au printemps 2014 après avoir voté en janvier un texte constitutionnel proclamant la liberté de conscience.
Ce concept d’« islamisme » ne permet pas, non plus, de comprendre le processus en cours au sein de l’État islamique, lancé dans une quête performative que constitue l’établissement du Califat : « J’existe en tant qu'émir, se dit al-Baghdadi en proclamant l’État islamique à l'été 2014, j’ai mis en place ce Califat, donc je suis devenu la référence, un relais direct de Dieu, et je peux tout me permettre, en faisant fi des penseurs passés. » De ce point de vue, toutes les références, y compris celles du djihadisme que nous détaillions dans ce portrait idéologique des auteurs des attentats de Paris, deviennent marginales, obsolètes. L’État islamique produit ses propres martyrs et sa propre martyrologie, qu’il diffuse via ses « nasheed », ces chants diffusés via Internet (en voici un exemple ici). Cette idéologie radicale, autoréflexive, tourne en circuit fermé (lire, à ce propos, la dernière partie de notre entretien avec le chercheur Bernard Rougier) et nie en elle-même l’idée d’un « islamisme » uniforme, porté par une vision du monde et un but communs.
Déconnectés de la réalité, lâchés à tout-va, les mots « islamisme » ou « islamistes » servent avant tout en France à faire peur, à faire naître l’émotion, la crainte, pour déclencher, au choix, l’acte d’achat (dans le cas de l’hebdomadaire Marianne de cette semaine), le vote ou l’adhésion (dans le cas des discours récurrents sur « l’islamo-fascisme » du premier ministre Manuel Valls comme dans la rhétorique du Front national).
Las, tâchons de ne pas mettre tout le monde dans le même sac. Pour quelques-uns de ces dénonciateurs zélés, la cible derrière cet « islamisme » brocardé au nom des valeurs de la démocratie et du pluralisme, n’est sans doute qu’un autre concept, celui du conservatisme musulman. Car il y a bien un phénomène, un conservatisme conçu comme tel par des individus musulmans, un conservatisme au nom de l’islam. Il se fait parfois bigot lorsqu’il émane du président turc (« Pourquoi boire du vin lorsque l’on peut manger du raisin », expliquait-il notamment les premiers jours du mouvement de Gezi en 2013), parfois militant : il s’agit là par exemple des associations musulmanes françaises engagées dans la lutte contre la loi sur le mariage pour tous, aux côtés des organisations catholiques.
Regretter que ce conservatisme progresse en France, c’est le droit de chacun. Encore faudrait-il le documenter. À l’inverse, continuer à parler d’« islamisme », prétendre ainsi en creux qu’une proximité idéologique entre Daesh et Ennahda existe, s’en servir pour discréditer les musulmans de France et les empêcher de penser leur rapport à la politique, c’est à la fois tromper ses lecteurs, les distraire de la complexité de plusieurs champs politiques et sociaux qui nécessitent que l’on s’y intéresse de près pour les comprendre, et empêcher l’émergence d’une société pluraliste, représentative de ces composantes. Là est le vrai danger de cette pensée prémâchée d’une partie de cette presse française, jamais repue de ses concepts erronés dès qu’il s’agit d’évoquer l’islam et les musulmans.
BOITE NOIREJournaliste à Mediapart en charge de la couverture du Maghreb et du Moyen-Orient depuis la création du journal, j’ai dirigé la rédaction de l’ouvrage Les Frères musulmans et le pouvoir, paru en janvier 2015, précisément dans le but de contribuer à disqualifier ce concept d’« islamisme », totalement inopérant en 2015 face à la diversité du spectre qu’il est censé représenter. On pourra en lire un extrait ici.
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