À Marseille, l'année "Capitale européenne de la culture" (2013) a au moins permis aux habitants de se réapproprier l’espace public lors de grandes manifestations populaires. Mais comment évaluer la réussite d'un tel événement sur un territoire aussi vaste ? Comment réduire une année de manifestations culturelles et de rencontres à quelques chiffres ? Après avoir égratigné le MuCEM (Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée) dans un précédent rapport, c'est l'exercice délicat auquel s'est livré la chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca). Dans un rapport définitif révélé par La Provence, ses magistrats ont examiné sur huit ans la gestion de l’association Marseille Provence 2013 (MP 2013), créée en 2007 pour porter le titre de Capitale européenne de la culture.
Leur rapport, encore confidentiel, et que Mediapart a pu consulter, est globalement positif. Le budget prévu de 89 millions d’euros n’a été dépassé que de 3,7 millions d’euros, « ce qui paraît relativement faible pour un projet d’une telle importance », salue la chambre. Les collectivités locales ont apporté 65 % du budget, l’Europe et l’État 16 %, et le secteur privé 16 %, le reste venant de la billetterie et des ventes annexes. Les magistrats financiers estiment d’ailleurs que l’association s’est montrée « trop généreuse » dans sa « politique d’invitation et de gratuité » puisque plus de la moitié (56 %) des billets émis pour les expos et spectacles produits par MP 2013 étaient des invitations. Cette générosité « atteint des proportions qui posent un problème d’équité par rapport aux visiteurs qui ont accepté de payer leur place », écrivent-ils. Dans leur réponse, les anciens responsables de l'association ramènent la part des invitations à 25 %, les autres billets gratuits concernant des publics cibles (moins de 26 ans et personnes défavorisées).
La chambre s’inquiète aussi des contreparties « parfois significatives » offertes aux entreprises mécènes. Le ministère de la culture a tracé une ligne rouge : pour que les entreprises donatrices puissent prétendre aux avantages fiscaux prévus, ces contreparties ne doivent normalement pas dépasser 25 % de leur don. Or, l’association MP 2013 a émis des reçus fiscaux aux mécènes sans systématiquement lister, ni valoriser les contreparties réellement offertes (comme un événement organisé dans un musée d’Arles pour une banque). Ou lorsqu’elle l'a fait, elle a parfois sous-valorisé ces contreparties. Quelque 8 000 billets d'exposition à dix euros offerts à une entreprise ont ainsi été comptabilisés à moitié prix. Ce qui pourrait « conduire à remettre en cause les réductions d’impôt obtenues », redoutent les magistrats en soulignant le « risque fiscal » pris par MP 2013.
Le rapport souligne également que MP 2013 n’a pas respecté les règles du code des marchés publics, ce qui l’a « privée d’économies qu’auraient pu générer des mises en concurrence ». Étant majoritairement financée par des collectivités locales, MP 2013 aurait dû respecter les règles de la commande publique : « liberté d’accès, égalité de traitement des candidats et transparence des procédures ». Mais entre 2007 et 2010, tous ses achats se sont faits « sans aucune publicité », même pour les dépenses importantes comme la réalisation du logo qui a coûté 369 512 euros. Jacques Pfister, ancien président de l'association et ses deux directeurs successifs, Bernard Latarjet et Jean-François Chougnet, affirment à la chambre avoir demandé trois devis avant toute commande, mais n’en ont pas gardé trace, ce qui empêche toute vérification. Après 2010, seule une minorité de commandes a fait l’objet de marchés public en bonne et due forme : 16,3 millions d’euros de dépense sur 72 millions engagés.
Les 55,7 millions d’euros restant n’ont fait l’objet d’« aucune mise en concurrence ». La chambre pointe ainsi la téléphonie confiée sans appel d’offres à l'un des plus importants mécènes de MP 2013, le groupe Orange, pour un montant de plus de 800 000 euros. La société était, avec La Poste, Eurocopter, La Société marseillaise de crédit et EDF, l’un des cinq « partenaires officiels » de MP 2013. Autre exemple : la conception du parcours de Transhumance (un périple de chevaux, d’hommes et de moutons, à travers les chemins du département jusqu'au Vieux-Port) confiée, là encore sans publicité, à la société Équi’Crea à Tarascon pour près de 600 000 euros. Une carence qui peut difficilement s’expliquer par « l’inexpérience d’une structure en création ou sa taille réduite à l’origine », estime la chambre qui pointe la création à partir de 2011 d’un service juridique, en charge notamment des marchés, « qui aurait dû mettre fin à ces errements ». Et quand des marchés ont été passés, des paiements ont été effectués au-delà des montants prévus (jusqu’à 28 000 euros de dépassement), sans passer d’avenants. Dans sa réponse, l’association indique avoir simplement « repris des fournisseurs déjà mis en place lors de la phase de candidature ». « Nous étions dans un rapport de confiance avec des sociétés qui nous soutenaient, a indiqué à La Provence Bernard Latarjet. Ce n'était pas du favoritisme. »
Les dépenses de fonctionnement de MP 2013 se sont élevées à 20 % de son budget alors qu’elles n’étaient que de 10 % lors du précédent lillois, en 2004. Le point le plus polémique concerne la prise en charge, jugée « irrégulière », des frais du directeur général Bernard Latarjet, qui a porté le projet jusqu’au printemps 2011 avant de passer le relais à son successeur Jean-François Chougnet (qu’il continua de conseiller). L’ancien patron de La Villette voulant continuer à habiter à Paris, MP 2013 a réglé pendant sept ans ses frais de déplacement entre la capitale et Marseille, ainsi que ceux d’hébergement. La facture est importante : 61 216 euros entre 2010 et 2013, soit un montant total qui dépasse 100 000 euros sur la période 2007-2013, extrapole la chambre.
Selon les magistrats financiers, il s’agissait de « dépenses personnelles ». Et qui plus est, le conseil d’administration n’avait jamais été informé de leur prise en charge. « Le lieu de travail d’un directeur général d’une association chargée d’organiser, à Marseille, un événement comme celui de capitale européenne de la culture ne peut en effet qu’être situé à Marseille, comme le confirme d’ailleurs la situation de son successeur M. Chougnet, dont le lieu de travail est uniquement à Marseille et qui, bien que résidant également à Paris lorsqu’il a été recruté, n’a jamais bénéficié de remboursements », argue la chambre. Le rapport juge également irrégulier le premier contrat signé par Bernard Latarjet, ainsi que la prime de bienvenue (6 250 euros brut) qui lui a été attribuée pendant cinq mois en sus de son salaire de 12 500 euros brut. « Le choix de solliciter un facilitateur parisien a été mené par la Ville de Marseille et assumé par les partenaires qui ont rejoint le projet », répond l’association, qui précise que tous les frais ont été payés sur justificatifs.
Joint par Mediapart, Bernard Lartarjet nous a envoyé un court texte où il explique qu'il n'était pas «candidat à la direction de la candidature de Marseille comme capitale européenne de la culture». Sollicité par la mairie de Marseille, «j'ai accepté cette responsabilité à la condition que mes déplacements entre Marseille et Paris ainsi que mon hébergement à Marseille ne soient pas à ma charge, poursuit-il. Si cette condition avait été refusée, j’aurais décliné la mission.» Il relativise aussi la somme qui «répartie sur sept ans, représente un coût hebdomadaire moyen de 250€ pour couvrir le trajet Paris-Marseille-Paris et l’hébergement à Marseille» (lire sa préonse entière sous l'onglet prolonger).
Voilà pour la partie purement comptable. Reste l'événement lui-même. Comme à Lille, l'initiative de la candidature au titre de Capitale européenne de la culture est venue du monde économique, et non des politiques. La chambre de commerce et d'industrie de Marseille y voyait un moyen de hisser la ville dans le top 20 des métropoles européennes (un classement établi en 2003 par la Datar). Mais comment mesurer le succès d’une année "capitale européenne de la culture" ? « Il est difficile d’évaluer l’impact réel de l’année capitale sur la fréquentation touristique et sur la capacité des acteurs à refonder la politique culturelle du territoire et à harmoniser durablement l’offre », reconnaît la chambre. Les chiffres semblent de peu de secours en la matière.
L’association MP 2013 a comptabilisé 11 millions de visites (payantes et gratuites) en 2013 à l’entrée de ses manifestations culturelles. Mais un visiteur peut avoir vu plusieurs événements, il est donc impossible de connaître le nombre de visiteurs, déplorent les magistrats. Les retombées touristiques montrent une augmentation de 9 % des nuitées dans les hôtels des Bouches-du-Rhône par rapport à 2012 (alors que ce chiffre s’effondrait de 3 % dans le reste de la région).
La capitale aura au moins permis à Marseille de rattraper son retard en équipements culturels. Au total, sur l’ensemble du territoire, 660 millions d’euros ont été investis par l’État et les collectivités locales dans une soixantaine de chantiers de construction ou de réhabilitation en vue de l’année 2013. Mais à Marseille, c’est principalement le front de mer, entre le Vieux-Port et Arenc, qui en a bénéficié : MuCEM, Centre régional de la Méditerranée, hangar J1 et salle de concert du Silo. « L’opération MP 2013 n’a pas permis de déplacer le centre de gravité de la culture marseillaise en prenant mieux en compte les quartiers nord et est de la ville », regrette le rapport. Et certaines opérations ont été réalisées « en pure perte », faute de réflexion à long terme : l’association a ainsi dépensé 3,3 millions d’euros pour réhabiliter le hangar J1 sur le port. Depuis le démontage des installations fin 2013, le bâtiment est resté vide et inutilisé. Sa reconversion est toujours à l’étude, un appel à projets ayant été lancé par le Grand Port maritime de Marseille.
Le défi était aussi celui de l’étendue du territoire : comment faire travailler ensemble sept intercommunalités – celle de Toulon s’étant retirée en cours de route – et quelque 90 communes, plus habituées aux mesquineries de cour de récré qu’à une vraie coopération ? Pour éviter les craintes des petites collectivités vis-à-vis de leur encombrant voisin marseillais, chaque collectivité avait le même nombre de voix, quel que soit son apport financier, « ce qui a permis un réel dialogue et la création de nouveaux liens entre les acteurs culturels », salue le rapport. Mais certains, notamment Aix-en-Provence, ont eu beaucoup de mal à jouer collectif. « Les collectivités ont affiché dès le départ une préoccupation en terme de taux de retour qui apparaît contradictoire avec le principe de centralisation des financements par l’association et qui impliquait une certaine mutualisation », critiquent les magistrats.
Cette logique a donc généré des « effets pervers ». En clair, pour un euro de subvention versé à l’association, les élus locaux attendaient qu’un euro soit versé aux manifestations sur leur commune. « Aix est partante pour jouer la dynamique de territoire, pas pour payer pour les autres », râlait ainsi dès 2011 Maryse Joissains, la maire d’Aix, qui a même menacé de se retirer.
Ces collectivités locales étaient très présentes au sein du conseil d’administration de l’association MP 2013, au détriment du monde culturel et de la société civile, pointe le rapport. Le conseil d’administration avait pourtant un rôle primordial : c’est lui qui a réalisé la sélection finale du vaste appel à projets lancé en 2009 et donc de la programmation. « La démarche aurait sans doute nécessité la mise en place d’un jury indépendant », écrivent les magistrats. Au bout du compte, ces choix de programmation n’ont pas vraiment permis l’émergence de nouveaux opérateurs culturels. Ils « ont plutôt bénéficié à des opérateurs existants ou connus » qui « ont surtout saisi l’opportunité de MP 2013 pour accroître leur visibilité ou l’ampleur de leurs projets ».
Conséquence aussi de cette gouvernance compliquée, la communication de la capitale européenne est jugée « surabondante et confuse », l’association et les collectivités locales participantes ayant communiqué séparément sur leurs différents événements. Et ce au détriment d’une stratégie nationale et internationale, pointe le rapport, même si la forte couverture des médias a permis d’améliorer l’image de la Ville « après des mois de Marseille bashing ». Pour l’association MP 2013, les dépenses de communication atteignent entre 14 et 16,3 millions d’euros « avec des résultats qui n’ont pas toujours été à la hauteur de l’investissement réalisé ». Certains événements comme la Transhumance ou l’exposition le Grand Atelier du midi, au musée Granet d’Aix et au musée des Beaux-Arts de Marseille, ont même fait un flop par rapport à la fréquentation attendue.
Rédigé en juillet 2014, le rapport s’inquiète surtout de l’absence de perspectives de cet événement, pourtant imposées par le cahier des charges du statut de capitale européenne de la culture. Embauchés en CDI pour la plupart, les derniers salariés de MP 2013 ont été licenciés en avril 2014 (sous la forme d’un plan de sauvetage économique qui a coûté 1,9 millions d’euros). « L’absence de structure pour donner une continuité à l’année capitale, plus d’un an après sa clôture, fait craindre une retombée de l’impulsion donnée », souligne la chambre. La première Biennale internationale des arts du cirque, qui s’est tenue début 2015, semble pour l’instant le seul survivant de cette aventure culturelle métropolitaine. « S'il n'en reste qu'un, ça sera le clown », ironisait le site d’informations Marsactu en janvier dernier (avant de baisser provisoirement le rideau). L’association Marseille 3013, créée par des anciens du OFF 2013, tente aussi de reprendre le flambeau.
L’autre crainte est l’avenir « incertain » de certains musées marseillais « dont la fréquentation, y compris en 2013, reste faible », à l’exception notable du MuCEM, « élément phare d’attractivité ». En piteux état avant l'année capitale, la ville est celle qui « a vu son offre s’accroître le plus significativement ». La chambre incite donc poliment la municipalité de Jean-Claude Gaudin à « mettre en adéquation sa politique culturelle avec cette nouvelle donne, notamment pour maintenir un niveau de fréquentation suffisant afin de couvrir les frais de fonctionnement générés par ces équipements ». La crainte n’a rien de fantaisiste. Au tournant des années 1990, sous le mandat de Robert Vigouroux, Marseille avait connu une certaine effervescence culturelle. Étaient apparus la Friche de la Belle de mai (une ancienne manufacture de tabac reconvertie en lieu culturel), le musée d'Art contemporain (Mac), la compagnie Lieux publics – Centre national de création pour les arts de la rue, la scène nationale du Merlan dans les quartiers nord ou encore le centre international de poésie à la Vieille Charité. Tous ces lieux, à l'exception notable de la Friche, étaient ensuite tombés en déshérence, faute d’intérêt de la municipalité Gaudin.
Dans leur réponse à la chambre régionale des comptes, les anciens responsables de l’association MP 2013 insistent sur « les contraintes liées au caractère exceptionnel d’un tel projet » et à la « fédération d’un territoire peu habitué au travail collectif ». Ils soulignent l'énergie dépensée « à convaincre les entreprises d'accompagner le projet conformément aux objectifs ambitieux ». Et rappellent que le « succès » de la candidature puis de la mise en œuvre de cette année "capitale" n’était pas gagné d’avance, Marseille partant effectivement de très loin en la matière.
BOITE NOIREJe fais partie du conseil d'administration de l'association Marseille 3013, citée en page deux de cet article.
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