Le fait est suffisamment rare, à leurs yeux, pour qu’ils le soulignent avec insistance. Six parlementaires ont décidé de transcender leurs clivages politiques pour demander ensemble, lors d’une conférence ce mercredi 27 mai, la révision du procès Kerviel et la création d’une commission d’enquête parlementaire sur toute cette affaire. Les uns, comme Yann Galut (PS), Georges Fenech (UMP) ou Nicolas Dupont-Aignan (droite, non inscrit) disent parler en leur nom, avec le soutien de quelques-uns de leurs collègues. Les autres, comme Éric Alauzet et Eva Joly (Europe Écologie-Les Verts) ou Éric Bocquet (communiste) affirment s’engager au nom de tout leur groupe parlementaire.
Ce qui les rassemble au-delà de leurs clivages politiques, c’est le même souci de la justice, les mêmes préoccupations contre la fraude fiscale et le pouvoir de l’argent, disent-ils. Depuis 2012, ils ont tous participé à des commissions, à des rapports, à des enquêtes sur la fraude et l’évasion fiscale. Ils ont débattu des textes sur la séparation bancaire ou sur la taxation des transactions financières. Ils ont découvert le monde opaque de la finance, ses pratiques cachées, les protections inavouées dont il bénéficie jusqu’au sein de l’appareil d’État.
Le dossier Kerviel est pour eux emblématique. Ils avaient des doutes auparavant sur la seule culpabilité de Jérôme Kerviel dans cette affaire. Les déclarations de Nathalie Le Roy, principale enquêtrice dans l’affaire Kerviel, les ont convaincus qu’ils avaient le devoir de participer à faire la lumière sur ce dossier. « L’affaire Kerviel se transforme en affaire Société générale. Elle devient une affaire d’État », assure Yann Galut. « Une commandante de police a déclaré devant un juge se poser des questions sur sa propre enquête. Elle affirme qu’elle a acquis la certitude que la Société générale était au courant des agissements de son trader. C’est une bombe judiciaire qui a explosé. Nous ne pouvions pas rester insensibles », explique le député socialiste.
« Durant mes vingt années de carrière comme juge d’instruction, je n’ai jamais connu un tel précédent », enchaîne Georges Fenech qui déplore « le mépris avec lequel Jean Veil, l’avocat de la Société générale, a traité les parlementaires ». « Nous ne sommes ni les procureurs de la Société générale, ni les défenseurs de la Société générale. Mais nous avons notre mot à dire sur le fonctionnement de la justice, des banques, du monde financier », poursuit-il.
Leur première demande est d’abord d’assurer la protection de Nathalie Le Roy. Tous les parlementaires saluent « l’énorme courage » dont elle a fait preuve, en osant devant un juge remettre en cause son enquête, parler des dysfonctionnements de la justice. « C’est une lanceuse d’alerte », assure Yann Galut, qui demande à ce qu’elle obtienne toutes les garanties de protection d’un « témoin majeur ». Le député socialiste dit redouter quelque campagne de rumeurs qui viserait à la déstabiliser, à la décrédibiliser.
Pour les six parlementaires, le dossier ne peut en rester là : la révision s’impose. « Il y a un besoin de transparence et de vérité », assure le sénateur Éric Bocquet, encore indigné par les protestations de la Société générale parce qu'il avait osé, lors d'une commission d'enquête, auditionner Jérôme Kerviel. « S’il n’y a pas de révision, cela veut dire qu’on peut tout acheter, même la justice », renchérit Nicolas Dupont-Aignan, très remonté contre le pouvoir de l'argent qui gangrène le cœur de notre société et de nos institutions. Reprenant les propos d’Eva Joly, tous souhaitent que la ministre de la justice saisisse elle-même la commission de révision. « Elle se grandirait à le faire », assurent-ils.
Mais le ministère de la justice justement semble avoir fermé la porte à cette possibilité. Quelques heures après les révélations sur les déclarations de la commandante de police, une porte-parole du ministère a déclaré « exclure » à ce stade l’engagement d’une procédure de révision. « La justice a du mal à reconnaître ses erreurs », remarque Georges Fenech, en rappelant le précédent d’Outreau. Depuis 1945, dix procédures de révision criminelle ont été engagées, souligne-t-il. « Mais la justice se grandit à reconnaître qu’elle s’est trompée », ajoute-t-il.
Auteur du texte législatif qui élargit les possibilités de révision, Georges Fenech estime que, dans le cas de Jérôme Kerviel, toutes les conditions sont réunies. « La révision est ouverte à partir du moment où la procédure pénale est définitive. Ce qui est le cas, puisque Jérôme Kerviel a épuisé tous les recours et a été condamné définitivement à trois ans de prison », relève le parlementaire UMP. Il ajoute qu’il faut un fait nouveau qui permet de douter d’une décision de justice. « Si les déclarations de Nathalie Le Roy ne constituent pas un élément nouveau, que faut-il alors ? » insiste-t-il.
Pour tous, il faut déterminer la responsabilité de la Société générale dans cette affaire, mener des expertises indépendantes, faire la vérité sur ce dossier, comprendre aussi le rôle du ministère public qui, dans cette affaire, ne leur a pas semblé être « l’avocat de la société civile ». « Tout cela ne fera pas plaisir aux juges, aux banques, à nos partis. Dans cette affaire, il n’y a que des coups à prendre. Mais nous réclamons justice », dit Georges Fenech.
Dans la foulée, les six parlementaires souhaitent aussi la création d’une commission d’enquête. Mais ils reconnaissent que le projet est encore très flou. D’abord, il y a des questions réglementaires à résoudre : le nombre de commissions d’enquête est limité et chaque parti semble avoir épuisé son quota. Surtout, le périmètre de cette commission est encore en discussion. Que faut-il y mettre ? Les dysfonctionnements de l’État et de la justice dans le cas de l’affaire Kerviel ? Les 1,7 milliard d’euros de crédits d’impôt accordés dans la précipitation par Bercy à la Société générale ? Ou élargir sur les modes de fonctionnement des services de police et de justice dans des enquêtes financières ?
Ce dernier point leur tient particulièrement à cœur. Tous disent avoir été frappés par la « misère inouïe » de la justice relevée dans les déclarations de Nathalie Le Roy, l’absence de moyens, de formation. « Ce n’est pas nouveau. Mais ce n’est pas un hasard », assume Yann Galut, en pointant l’asymétrie des moyens entre la police et les banques, accompagnées de dizaines d’avocats et de conseillers à chaque étape d’une procédure judiciaire.
Se souvenant de son passé de juge d’instruction, Eva Joly insiste sur la dégradation des moyens mis à la disposition de la justice dans les affaires financières depuis. « Il y avait un peu plus d’une centaine de personnes à la brigade financière quand j’étais juge d’instruction. Ils sont à peine quatre-vingts aujourd’hui », remarque-t-elle.
En attendant de définir exactement la mission d’une commission d’enquête, les parlementaires ont décidé d’adresser une lettre officielle au ministre des finances, Michel Sapin, pour lui demander de faire toute la lumière sur les 1,7 milliard d’euros de crédits d’impôt consentis à la Société générale. Mais quelle chance ont-ils d’obtenir une réponse ? La question sur ces crédits d’impôt a été posée à plusieurs reprises par des parlementaires. La réponse a mis parfois plus d’un an à venir. Éric Alauzet attend encore la réponse à sa question écrite déposée le 24 juin 2014. À chaque fois, le ministre des finances a eu la même repartie : « secret fiscal ». Pourquoi en irait-il autrement cette fois-ci ?
« Nous avons un problème avec cette notion de secret fiscal. Nous avons essayé en vain d’en finir avec le verrou de Bercy. C’est un scandale absolu. Nous sommes le seul pays au monde à avoir cette procédure d’exception du ministère des finances », reconnaît Yann Galut. « Mais à terme, la Société générale devra rembourser. Car c’est le contribuable qui a payé les pertes de la banque. On ne peut pas laisser les choses en état », assure-t-il, soutenu par l’ensemble de ses collègues.
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