« — Quand vous vous rasez le matin, qui voyez-vous dans le miroir, un Allemand ou un Américain ? Répondez à la question, Allemand ou Américain, choisissez le pays, choisissez votre camp.
— Mes parents sont nés en Allemagne. Moi, je suis né ici, en 1917, ce qui me donne un alibi pour la Grande Guerre… Et je ne crois pas à ces histoires d'ascendances. »
L'échange est tiré de Perfidia, le nouveau roman de James Ellroy, récit d'une ville, Los Angeles, emportée dans une furie xénophobe, raciste et antisémite à l'automne 1941, au lendemain de l'attaque de Pearl Harbour par les Japonais. Deux flics du LAPD interrogent et secouent un jeune boxeur, Bleichert, qui veut intégrer la police de la ville. Il doit d'abord et surtout prouver son « américanité » et, pour cela, trahir quelques amis, membres supposés d'une cinquième colonne fantasmée à l'œuvre en Californie.
James Ellroy pourrait écrire sur la France de 2015. Sur ce paysage si particulier où la formule « cinquième colonne » n'est pas si éloignée des propos de certains responsables politiques, cette fois pour désigner les musulmans. Sur ce débat public où des intellectuels et éditorialistes somment à tout propos des centaines de milliers de personnes issues de l'immigration de fournir les preuves de leur appartenance à la nation et de démontrer sans cesse leur qualité de « bon Français ».
Des attentats de Paris à la réforme du collège, des candidats au djihad en Syrie aux règlements de comptes dans des cités de Marseille, de l'économie de la drogue aux menus différenciés dans les cantines scolaires, quand il ne s'agit pas d'affaire de longueur de jupe, nos « élites » proclamées et éditorialistes incendiaires le ressassent jusqu'à l'obsessionnel. La France s'effiloche, pire, elle se dissout ou se défait sous les coups d'une double offensive qui tient en deux mots : immigration et islam.
La meilleure démonstration de cette nouvelle beaufitude souverainiste est le dernier numéro de Marianne, hebdomadaire que l'on a connu autrement mieux inspiré. Après avoir passé par le fil de la plume Emmanuel Todd et son dernier essai, il s'autorise à distribuer bons et mauvais points, à faire le tri entre patriotes labellisés et « francophobes », et à désigner la radio Beur FM comme le cheval de Troie d'un islamisme triomphant. Marianne symbolise assez bien cette France cloisonnée et vermoulue de 2015 : un pays où le débat public s'est affaissé, confisqué par une poignée d'intellectuels en carton et des éditorialistes spécialistes en bavardages indignés.
Cette France fantasmatique des Ivan Riouffol, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour, Éric Conan, Élisabeth Lévy et tant d'autres est celle du pire. « Une société en déficit de représentation oscille entre la passivité et les peurs. Elle tend à être dominée par le ressentiment, qui marie la colère et l'impuissance », écrit l'historien Pierre Rosanvallon dans Le Parlement des invisibles (Seuil, 2014). Nous y sommes, dans cette France du ressentiment, machine à fragmenter, à exclure, à produire des boucs émissaires.
D'où l'immense intérêt du projet « Notre France », réalisé par Louise Oligny et Patrick Artinian et que Mediapart commence à diffuser aujourd'hui : renouer les fils d'un récit, faire surgir des voix autres, celles de gens invisibles, dont l'ordinaire banalité de la vie dit bien plus sur nos réalités sociales que les imprécations obsessionnelles de notre caste de commentateurs. « Donner consistance à la démocratie, c'est en effet donner des voix et des visages au peuple souverain, écrit encore Pierre Rosanvallon. Car être représenté, ce n'est pas seulement voter et élire un “représentant”, c'est voir ses intérêts et ses problèmes publiquement pris en compte, ses réalités vécues exposées. »
C'est ce qu'ont voulu faire Louise Oligny et Patrick Artinian dans cette cité de Créteil, le Mont-Mesly (7 800 habitants), dans le Val-de-Marne. Dans ce quartier, se brassent depuis plus de cinquante ans toutes les immigrations, tous les succès mais aussi les échecs d'une France qui, quoi qu'en disent politiques et commentateurs, continue massivement à intégrer. Initialement, après avoir travaillé à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Louise Oligny, photographe et vidéaste québecoise (son site est à voir ici), fut accueillie en résidence durant plusieurs mois par la Maison de la solidarité du Mont-Mesly : à charge pour elle d'y développer un projet artistique avec les habitants.
Avec le renfort de Patrick Artinian, collaborateur régulier de Mediapart, un nouveau projet a pris ensuite le relais : non pas un portrait d'un quartier difficile où tous les indicateurs sociaux demeurent au rouge, mais des portraits d'habitants, des itinéraires, des histoires de gens pour l'essentiel immigrés ou français de parents étrangers et qui constituent aujourd'hui une grande partie des classes populaires.
« Nous avons voulu personnaliser, explique Patrick Artinian. Faire en sorte que les gens parlent de leur vie et pas de celles des autres. Ce n'est pas un portrait d'une cité mais des histoires d'intégration. Nous n'avons pas recherché ce qu'on considère usuellement comme les personnages types d'une cité : ils ne sont généralement pas intéressants. » Profitant de relations personnelles tissées durant des mois, d'un accès aux habitants facilité par les travaux précédents réalisés dans ce quartier, Louise Oligny explique avoir choisi quinze « personnes qui nous épataient ». « Ce sont de vraies histoires, ce sont des gens riches, qui nous apprennent, et pour qui j'ai beaucoup de respect », dit-elle.
Le résultat n'est pas une sociologie du quartier du Mont-Mesly. Il est un kaléidoscope d'histoires multiples, de témoignages dont la diversité n'est qu'un éclairage sur les dynamiques à l'œuvre dans cette France des quartiers. D'aucuns y verront un monde repeint en rose, quelques belles histoires pour masquer l'immensité des problèmes de quartiers partis à la dérive. C'est oublier ou ignorer comment la très grande majorité de leurs habitants construisent leur vie. « Un joli monde des Bisounours ? Mais pas du tout, je m'excuse, c'est la vraie vie, s'agace Louise Oligny. Ça parle d'école, de travail, de violences, de misère, de religion, donc de toutes les grandes questions qui traversent la société. Il faut simplement accepter de sortir des clichés habituels et des discours automatiques. »
Illustration de ces automatismes : la supposée emprise des « barbus », islamistes ou salafistes toutes catégories, sur ces quartiers. Que les situations soient extraordinairement variées selon les villes est une évidence. Au Mont-Mesly, « l'enfermement islamiste peut exister, bien sûr, dit Louise Oligny, mais ce n'est pas du tout cela qui structure la vie de cette cité. Ce que je vois depuis deux ans, ce n'est certainement pas la menace islamiste, ce serait plutôt la menace Dieudonné ». Patrick Artinian abonde en son sens : « J'ai senti beaucoup plus le poids de Dieudonné que de l'islamisme. Le registre “antisémitisme et victimisation” en permanence décliné par Dieudonné peut avoir un très gros impact. »
Durant deux semaines, Mediapart diffusera ces portraits de « Notre France ». Le travail de Louise Oligny et Patrick Artinian s'imbrique étroitement avec cet autre projet porté par Mediapart, « La France vue d'ici, enquête photographique sur un pays en plein bouleversement ». Dans les deux cas, l'ambition est la même : raconter un pays que les mots des politiques et de trop nombreux commentateurs ne parviennent même plus à esquisser.
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