La justice a tranché, les deux policiers poursuivis, suite à la mort de Zyed et Bouna dans un transformateur le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois, ne sont pas coupables de non-assistance à personne à danger. Comme l’a souligné le sociologue Fabien Jobard, « tout est fait dans la décision pour souligner que s’il y a une responsabilité à chercher, elle est au niveau de l’organisation générale de la police ».
Ces failles sont apparues lors du procès : des agents inexpérimentés placés dans les quartiers les plus difficiles à leur sortie d’école et qui n’aspirent qu’à repartir en province ; des effectifs regroupés dans de grosses circonscriptions, qu’on projette en nombre pour occuper les quartiers et qu’on retire dès que le calme est revenu ; des policiers qui courent derrière des jeunes, à défaut de les connaître et de pouvoir les loger tranquillement le lendemain, etc. Quelles leçons ont été tirées du 27 octobre 2005 par la police en Seine-Saint-Denis ?, a donc demandé le président du tribunal de Rennes durant les débats.
« La seule modification est qu’on a doté le département d’unités d’interventions pour faire face à des émeutes du type de 2005 – qui ne se sont pas reproduites – et on a oublié un peu la police du quotidien », a répondu Nicolas Comte, du syndicat Unité SGP Police FO, l’un des témoins cités par la défense. Or, on sait depuis longtemps, explique le sociologue Fabien Jobard, « qu’une police urbaine centralisée ne fonctionne pas et que le risque d’usage excessif de la force augmente avec l’éloignement des stations directrices et la mauvaise information de l’agent sur le terrain ». Paradoxalement, le policier relaxé faisait partie d'une unité de proximité, qui n'en avait plus que le nom depuis que Nicolas Sarkozy avait mis brutalement fin à cette expérience en 2003.
« Dans ce pays, il y a des fractures raciales. Dans ce jugement, je vois de la distance. C’est la vérité ou alors on est dans la bien-pensance. À un moment, ce pays aura besoin de se réveiller, de se choquer », a affirmé Me Jean-Pierre Mignard, l'un des avocats des familles sur France Inter. La différence avec les États-Unis et le Royaume-Uni, où l’opinion publique et les autorités se sont emparées du débat, est criante. Après les émeutes de Brighton en 1981 au Royaume-Uni, un rapport sévère eut lieu et les policiers durent commencer à motiver les raisons de leurs contrôles (stop and search) principalement dirigés vers les minorités. Suite aux erreurs dans l’enquête sur le meurtre de Stephen Lawrence en 1993, le rapport MacPherson révéla un racisme institutionnalisé dans la police britannique et conduisit à la mise en place d’une autorité indépendante (Independent police complaints commission) enquêtant sur les plaintes à l’égard de la police.
Rien de semblable en France, où seule une mission d’information parlementaire, sans réel pouvoir d’enquête, se pencha sur les émeutes de 2005. Autre exemple, « après la mort de Rémi Fraisse dans une manifestation, une commission sur le maintien de l’ordre a tout de suite été créée, souligne Sihame Assbague du collectif Stop le contrôle au faciès. Mais nous attendons toujours celle sur les relations police–population, alors qu’une quinzaine de non-Blancs meurent chaque année dans les quartiers au cours d’opérations de police. En France on est complètement aveugle à la race, on a toujours du mal à admettre que les personnes principalement victimes de violence policière sont des non-Blancs ».
Remis au ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve en juillet 2014, un rapport du préfet honoraire Patrice Bergougnoux, artisan de la création de la police de proximité, sur la sécurité à l’horizon 2025 propose de créer « une doctrine d’emploi au service de la population ». « La confiance de notre population dans les instances en charge de sa protection est une condition essentielle du succès de toute politique de sécurité », attaque ce document que nous avons pu consulter.
Fruit d’un groupe de travail de six mois ayant associé des responsables policiers et des sociologues, ce rapport a été escamoté du débat public. Sa présentation, qui devait avoir lieu l’été dernier, ne cesse d’être repoussée par Beauvau : d’abord à cause des élections professionnelles au ministère de l’intérieur jugées peu propices à un débat serein, puis des attentats de Paris qui ont chamboulé le calendrier. Le ministère de l’intérieur répond travailler sur ces sujets, notamment sur la formation initiale et continue, mais qu’il « n’y aura pas d’annonces avant l’été ».
Les 48 propositions du rapport Bergougnoux, dont une dizaine portent sur la relation police-population, n’ont pourtant rien de révolutionnaire. Il suggère de « simplifier » les points d’accueil, de donner « une place plus importante aux attentes de la population » et de l’« informer régulièrement sur les activités des services », en s’inspirant de la politique d’« accountability » et du « community policing », développés au Royaume-Uni et au Canada. Ce qui pourrait, selon cette étude, se faire à effectifs constants : une ville comme Vancouver compte 222 policiers pour 100 000 habitants contre 330 pour 100 000 en France.
Le rapport cite également l’exemple des commissariats espagnols où des « délégués à la participation citoyenne », connaissant « la réalité sociale du quartier », sont chargés de rechercher médiation et solutions. Il faut « davantage ouvrir les personnels aux différences culturelles, développer leur capacité d’écoute et de médiation ». Quant aux contrôles d’identité, ils sont « en partie détournés de leur objectif » puisqu’ils « permettent d’identifier des personnes pour une infraction sans relation avec la recherche initiale requise par le parquet ».
Un meilleur recrutement est jugé « capital pour sélectionner des hommes et femmes psychologiquement solides et à même de conserver leur sang-froid en période de tension », pointe le rapport. Il préconise aussi de mieux former les cadres de la police « à la prévention des risques psychosociaux » afin de limiter les cas de suicide. Il y est aussi question de déléguer le pouvoir aux échelons locaux qui auraient la main « sur l’ensemble des services de la direction générale de la police nationale » de leur territoire (sécurité publique, PJ, PAF, etc.).
Le diagnostic n'est pas nouveau. Avec la police de proximité instaurée par la gauche en 1998, la France avait pris de l'avance sur ses voisins en matière de contact avec la population. Depuis son arrêt de mort prononcé par Nicolas Sarkozy en 2003, c’est l’inverse. En avril 2010, Mediapart révélait le contenu d’une série de rapports enterrés (encore...) par le ministre de l'intérieur Brice Hortefeux. Ils dénonçaient la banalisation des contrôles d'identité comme « mode d'entrée en contact avec un individu ».
Par sa répétition au quotidien, cette pratique policière produit « un effet dévastateur sur les jeunes et l'ensemble des habitants du quartier ». « Les jeunes ont une attitude de rejet devant les forces de sécurité, ce qui les conduit notamment à avoir des comportements de fuite lorsqu'ils sont en présence de policiers. » Pourquoi ? Une raison particulière était mise en avant : « Les contacts entre les policiers (...) et les jeunes paraissent être réduits aux contrôles d'identité, aux gardes à vue, à des contacts dans les commissariats lors des interventions des jeunes pour leurs proches. »
En novembre 2011, une commissaire de police et le député Jean-Jacques Urvoas, alors secrétaire national à la sécurité du PS, appelaient à « rompre avec la logique selon laquelle la police n'a de comptes à rendre qu'au ministre et au préfet » et à créer des « dispositifs d'évaluation fondés sur la satisfaction des usagers ». « Je suis toujours étonné qu'on puisse depuis un bureau place Beauvau définir les urgences à Carcassonne ou à Montélimar », déclarait Jean-Jacques Urvoas, aujourd'hui président de la commission des lois.
L'ex-sénateur PS François Rebsamen, chargé des questions de sécurité dans l'équipe de campagne de François Hollande, tenait le même discours. « Magistrats et policiers rendront compte de leur action devant les habitants du quartier, promettait-il peu avant la présidentielle. Il faudra laisser les citoyens participer à la définition des objectifs de lutte contre la délinquance. » Sans se prononcer sur un récépissé, il affirmait : « Il est clair que les contrôles au faciès doivent être interdits. (…) La rupture avec la politique du chiffre et le retour de la police de proximité permettront d'éviter ces comportements. »
Résultat ? Dès l'été 2012, l'ex-ministre de l’intérieur Manuel Valls, soucieux de donner un gage aux syndicats de police, enterra la proposition de récépissé. La lutte contre les contrôles au faciès se limita à un toilettage du code de déontologie de la police et de la gendarmerie, au retour d’un numéro – illisible – sur les uniformes, et à l’apparition de caméras boutonnières. Révélée par Libération, une circulaire du 25 mars 2015 demande bien aux préfets d’œuvrer à l’amélioration des rapports entre les jeunes et les forces de sécurité dans les zones de sécurité prioritaire, avec un appel à projet à la clef. Mais plusieurs des membres de la « cellule d’animation nationale » prévue ont appris son existence dans la presse. Et, deux mois après, ils n’ont toujours pas été contactés. « Former une commission sans en informer les membres, c’est dire l’importance accordée au sujet », s’agace l’un d’eux.
Même du côté des policiers, certains s’impatientent. Dans un communiqué se félicitant de la relaxe des agents, Unité SGP Police FO a dénoncé le 18 mai « l’abandon d’une réelle police du quotidien ». « Le climat de défiance qui règne entre policiers et habitants des quartiers populaires doit faire l’objet d’un traitement politique », réclame le deuxième syndicat de gardiens de la paix et de gradés, plutôt marqué à gauche.
L’un de ses délégués nationaux, Stéphane Liévin, juge l’appel à projet du ministère intéressant mais insuffisant « tant qu’on ne réimplante pas les structures de police dans les quartiers, avec des agents qui connaissent les gens qui y vivent ». « Le constat du creusement du fossé entre police et population ne date pas d'aujourd'hui, n'est-il pas temps de passer à l'action ? », demande le policier.
Les solutions sont connues. « Il faut réellement rompre avec la politique du chiffre, assumer que si les statistiques de la délinquance constatée remontent, ce n’est pas forcément que la sécurité se dégrade mais que les policiers sont plus disponibles pour prendre des plaintes par exemple », dit Stéphane Liévin. Mais le syndicaliste constate que « les commandes au sein du ministère de l’intérieur répondent difficilement sur ce sujet ». Et que le gouvernement semble « paralysé par la sémantique ultralibérale qui a simplifié à l’outrance le débat : c’est soit la répression, soit le laxisme ».
Il y a pourtant urgence. Une étude réalisée fin 2012 auprès de quelque 14 000 adolescents de la région grenobloise et lyonnaise montre que seuls 62 % de ces jeunes déclarent « faire confiance » à la police. Cette défiance est deux fois plus forte dans les quartiers sensibles : près de deux mineurs sur trois déclarent s'en méfier, ce qui représente « des centaines voire des milliers de jeunes selon les quartiers », remarque l’un des auteurs, le sociologue Sébastian Roché.
« Nous voulions pousser les pouvoirs publics à s’interroger, explique le chercheur du CNRS. Comment fait-on la police dans des quartiers où les policiers sont perçus comme une force hostile, violente et discriminatoire ? C’est quand même un sacré problème. » Mais, à part une présentation à Lyon devant l’ensemble des chefs de service, l’étude n’a provoqué aucune réaction officielle. « Manuel Valls parle de ghetto, pas des relations police-population, regrette Sébastian Roché. Or, pour changer une organisation de 130 000 personnes syndiquée à 80 % et dont dépend directement l’exécutif, il faut quelqu’un qui ait une réelle volonté. »
Lors du procès, les avocats des familles de Zyed et Bouna ont reproché à l’un des policiers de ne pas avoir crié pour alerter les adolescents de la dangerosité du site EDF. « En cinq ans dans le 93, je ne me souviens pas d'avoir vu énormément de personnes s'arrêtant en entendant "Police, arrêtez-vous" », a rétorqué le policier. Près de dix ans après, on en est toujours là. « “Évidemment !”, réagit un policier de brigade anticriminalité. Notre seul moyen d’action, c’est la peur et la contrainte. » Âgé d’une trentaine d’années, ce fonctionnaire, recruté « avec le gros des troupes à l’époque Sarkozy », n’a « pas connu la police à papa ». « Il n’y a pas de relation de confiance, même avec les adultes, dit-il. La seule relation où ça peut exister c’est avec un informateur, car on sait qu’on se tient l’un l’autre. C’est triste, mais je n'ai connu que ça. »
Selon les acteurs de terrain, les rapports entre policiers et habitants des quartiers n’ont fait qu’empirer depuis 2005. « Les retours sur le terrain montrent plutôt une dégradation et en particulier depuis l’élection de François Hollande qui s’était engagé sur les contrôles au faciès, souligne Sihame Assbague. Il y a toujours des contrôles au faciès, c’est toujours difficile de faire valoir ses droits face à l’institution policière, et il y a eu une douzaine de morts aux mains de la police par an en 2013 et 2014, même si on en parle beaucoup moins qu’outre-Atlantique. »
« Le gouvernement socialiste a un peu modifié le discours, mais dans les faits, c’est la pratique sarkozyste qui demeure », constate un haut fonctionnaire, sous couvert d’anonymat. Bannie du vocable de Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, la culture du chiffre imprègne par exemple toujours la hiérarchie policière. « Au niveau du quotidien, les chefs de service regardent toujours les indicateurs qui remontent à la direction, il y a toujours la même pression », dit le sociologue Sébastian Roché.
Les seules expérimentations ont lieu localement dans le cadre des zones de sécurité prioritaires (ZSP). « Il y a une paralysie du système politique alors que paradoxalement l’institution est prête à entendre un certain nombre de critiques, estime le sociologue Christian Mouhanna. Lors des assises de la formation [en février 2013 - ndlr], des policiers ont joué le jeu et emmené une vraie réflexion. Ils avaient pu constater in vivo sous Sarkozy que la tolérance zéro ne fonctionnait pas. Mais il ne se passe rien. »
Au sein des forces de l’ordre, c’est la figure du chasseur qui continue à être promue — « Vous êtes des guerriers », lance par exemple un patron de la sécurité publique à ses hommes. Tandis que les unités qui font un travail de déminage et de dialogue sont perçues comme des « travailleurs sociaux ». « Il faut des changements de philosophie policière très forts, affirme Fabien Jobard. Tant qu’on ne dira pas aux policiers à leur arrivée en école qu’ils feront peu de chasse aux voleurs, qu’ils arrêteront peu de délinquants en flagrant délit, utiliseront rarement la force, qu’il faudra être à l’écoute et gagner la confiance des populations fragilisées, car la police est souvent la dernière administration disponible, on n’y arrivera pas. Depuis une décennie le politique ne parle de la police qu’en termes martiaux et machos. »
Les associations – du collectif Stop le contrôle au faciès à la fondation Open society justice initiative – se heurtent à un mur. Alors qu’elles se montrent de bonne volonté. « La demande de récépissé n’est pas pour taper sur les flics, au contraire, souligne Sihame Assbague. Si j’étais ministre de l’intérieur, je m’assurerais que les policiers aient les moyens de faire leur travail. Est-ce normal qu’ils ne puissent plus rentrer dans les quartiers, qu’ils ne se sentent plus en sécurité, que les jeunes se mettent à courir quand ils les voient ? » Qu’est-ce qui bloque ? Outre le poids de l’institution policière et la surenchère sécuritaire – « pour être élu, c’est à celui qui sera le plus offrant en matière de sécurité, sécurité rimant avec répression » –, Sihame Assbague identifie une troisième raison. « Les abus policiers touchent principalement une partie de la population, envers laquelle il y a un mépris des politiques », estime-t-elle.
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