Dix ans après la mort de deux adolescents, Zyed et Bouna, dans un transformateur EDF de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le tribunal correctionnel de Rennes (Ille-et-Vilaine) a relaxé les deux policiers qui étaient jugés pour « non-assistance à personnes en danger ». Une décision accueillie par des cris de colère et des larmes sur les bancs des familles des victimes.
Après deux mois de délibéré, le tribunal, présidé par Nicolas Léger-Larue de Tournemine, a suivi les réquisitions de relaxe prononcées le 19 mars dernier par le procureur adjoint Delphine Dewailly. En substance, explique son président en lisant le jugement (on peut lire les attendus ici en format PDF) , le tribunal a d’abord estimé que Stéphanie Klein, la stagiaire qui était en fonction au standard du commissariat le jour du drame, sans formation ni connaissance des lieux, « ne pouvait avoir conscience d’un péril grave et imminent ». « Dans le cas contraire, elle aurait réagi », estime le tribunal.
Quant à son collègue policier Sébastien Gaillemin, il « n’a pas pu voir » les adolescents entrer sur le site du transformateur, il a fait des recherches, et il n’a pas eu conscience non plus « d’un péril grave et imminent », car dans le cas contraire il aurait donné l’alerte, raisonne le tribunal.
Tout en disant ne pas ignorer la douleur des familles, le président du tribunal a cru devoir ajouter ces propos : « Le traitement politique et médiatique des événements qui ont suivi la survenance de ce drame, ainsi que les nombreuses procédures initiées devant divers organismes à son propos, ont considérablement alourdi la souffrance des familles »...
Pour faire bonne mesure, les parties civiles sont également déboutées au civil, et aucune indemnisation ne sera accordée, tranche le tribunal.
« C’est circulez, y a rien à voir », souffle l’avocat des familles, Jean-Pierre Mignard, l'air abattu, en quittant la salle d’audience. Les plaignants n’ont en effet pas de possibilité de faire appel de ce jugement, et la relaxe des prévenus est donc définitive. Cependant, Me Mignard annonce peu après par communiqué qu'il entend retourner vers la cour d'appel de Rennes, et qu'il « sera demandé à la Cour de reprendre l’intégralité de l’enquête de police afin d’établir l’existence d’une faute, indépendamment du caractère définitif de la relaxe ».
Dix ans. Il avait fallu dix longues années pour que la justice décide enfin que la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, les deux adolescents électrocutés à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) alors qu’ils étaient pourchassés par la police, méritait un procès public. Dernière juridiction saisie de ce dossier par la Cour de cassation, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes avait pris cette décision courageuse voilà deux ans (lire le communiqué ici).
« C’est une bonne nouvelle envoyée aux gamins des banlieues », réagissait alors Jean-Pierre Mignard, l’avocat des familles. À ce moment là, on constatait enfin un message d’apaisement, un semblant de considération envers ceux qui ont souvent le sentiment d’être traités comme des citoyens de seconde zone.
Les deux policiers qui avaient pris en chasse les adolescents, le 27 octobre 2005, et les avaient vus se réfugier dans l’enceinte d’un transformateur EDF visiblement dangereux, sans donner l’alerte, seraient donc enfin jugés par un tribunal correctionnel pour « non-assistance à personne en danger ».
Un troisième adolescent, Muhittin Altun, 17 ans à l'époque, avait été grièvement brûlé. Ce drame avait été le point de départ de trois semaines de violences urbaines dans les banlieues françaises.
Il avait fallu toute une série de péripéties judiciaires pour arriver à la décision, somme toute normale, d'organiser enfin un procès public. L’événement décisif s’était produit quand la chambre criminelle de la Cour de cassation avait, le 31 octobre 2012, cassé intégralement l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait accordé un non-lieu aux deux policiers.
La Cour de cassation (dont on peut lire l'arrêt ici) avait estimé que les policiers n'auraient pas dû quitter la zone sans s'assurer qu'il n'y avait pas de jeunes dans l'enceinte du transformateur EDF, dont la dangerosité était connue, et sans même donner l'alerte. Après avoir sèchement contredit la cour d'appel de Paris, la Cour de cassation avait confié ce dossier à la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes. Et celle-ci avait fait la même analyse que la plus haute juridiction.
Depuis 2005, les familles des victimes ont tenu bon, dignement. Que d’attente, de frustration et de souffrance pour en arriver là. « Tout a été extravagant dans ce dossier », rappelaient Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, les avocats des familles, qui se sont battus.
« Il y a eu des propos très durs et des contre-vérités de la part du ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, sur les infractions qu’auraient soi-disant commises ces enfants, et sur le fait qu’il n’y aurait pas eu de course-poursuite. » En fait, les gamins rentraient d'un match de foot, et avaient été pris en chasse sans raison valable.
Ce 27 octobre 2005, en fin d’après-midi, Zyed et Bouna, qui n'ont aucun antécédent judiciaire, se sont mis à courir en voyant des voitures de police. Qui, de ce fait, les ont pris en chasse. « C’était le ramadan », explique Jean-Pierre Mignard. « Ils craignaient qu’un contrôle les mette en retard et que leurs parents le leur reprochent. »
Les jeunes prennent peur, escaladent les grilles et pénètrent dans le transformateur. « Des policiers courent, sans savoir pourquoi, après des enfants qui courent sans savoir pourquoi », résume l’avocat.
À 17 h 36, un policier adresse un message radio : « Les deux jeunes gens sont localisés et sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF. » 18 h 12 : ils sont électrocutés. « Après quarante minutes », soutient Me Mignard, « alors que les agents EDF ont affirmé que, prévenus, ils auraient pu couper le courant en dix minutes. » À 19 h 10, les pompiers découvrent les cadavres électrocutés de Bouna, 15 ans, et Zyed, 17 ans, à l’intérieur du site EDF. Muhittin, 17 ans, est parvenu à s’extraire du local, gravement brûlé.
Le procureur de Bobigny, François Molins (devenu depuis procureur de Paris), tergiverse quelque peu. « Il a fallu huit jours pour que l’on obtienne la désignation d’un juge d’instruction indépendant. Et les pouvoirs publics n’ont fini par bouger que parce que des incidents ont éclaté le soir même, et se sont transformés en émeutes. Des mensonges ont été tenus pendant plusieurs jours, et au plus haut niveau, on a nié l’évidence », rappelle Jean-Pierre Mignard.
Le contexte politique était compliqué, à l'époque, par les tensions entre Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin, alors premier ministre. À partir de l’ouverture d’une information judiciaire pour « non-assistance à personne en danger », trois juges d’instruction successifs ont traité le dossier Zyed et Bouna. « Les trois juges ont abouti à la même conclusion : il y avait des charges contre deux policiers », rappelle l'avocat des familles.
Contre l'avis du procureur de Bobigny, qui requiert un non-lieu, le dernier juge d'instruction en charge du dossier décide de renvoyer les policiers en correctionnelle. Mais le procureur de Bobigny fait appel de cette décision, et la cour d’appel de Paris prononce l’annulation de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel en avril 2011.
Beaucoup de choses ont été tentées, pour étouffer ce dossier. Les premiers jours qui suivent le drame de Clichy, les policiers démentent avoir poursuivi les jeunes. Puis ils affirment que les deux enfants morts avaient commis une infraction. « Le mensonge s’est ajouté au drame », analyse Me Mignard.
Une enquête de l’Inspection générale de la police démonte ces thèses policières. Le parquet de Bobigny se résout, finalement, à saisir des juges d'instruction indépendants. Aux tergiversations politiques et judiciaires, répond la révolte dans les banlieues. Chirac et Villepin décrètent l’état d’urgence, le 9 novembre 2005. Une première depuis la guerre d’Algérie.
Les poursuites pour « non-assistance à personne en danger » reposent sur la certitude que les forces de l'ordre étaient tout à fait conscientes du danger, comme le prouvent les enregistrements des conversations sur leur radio : « En même temps, s'ils rentrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau », avait lâché un policier...
Pourtant, ces mêmes policiers avaient attendu de longues minutes sans rien faire, dans l'espoir de procéder à des interpellations, puis ils avaient fini par faire demi-tour, sans chercher à avertir les jeunes du danger, ni même EDF.
Politiquement, l'enquête judiciaire sur le drame de Clichy s'est toujours déroulée dans un climat délétère (lire ici). Dans les jours suivant la mort des adolescents, les pouvoirs publics avaient propagé des demi-vérités et assené de vrais mensonges sur les circonstances du drame.
Le ministre de l'intérieur de l'époque, Nicolas Sarkozy, n'avait pas hésité à affirmer que les trois adolescents n'étaient pas poursuivis par les policiers, puis, qu'ils étaient soupçonnés d'avoir commis un vol sur un chantier, alors qu'ils revenaient en fait d'un match de football.
Les assertions de Nicolas Sarkozy ont été démenties par l'enquête des juges d'instruction et de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN). Le parquet de Bobigny, lui, s'est toujours rangé au côté du ministre de l'intérieur (devenu par la suite président de la République), en soutenant avec constance qu'il n'existait aucune charge contre les policiers.
Le 21 octobre 2010, cinq ans après les faits, et au terme d'une enquête difficile, ce sont deux juges d'instruction indépendants, Claire d'Urso et Marc Sommerer, qui avaient renvoyé les deux policiers devant le tribunal correctionnel pour « non-assistance à personne en danger » (lire ici), malgré les réquisitions de non-lieu du parquet (lire là).
BOITE NOIREMes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, qui défendent les familles de Zyed et Bouna, sont les avocats de Mediapart depuis la création du site.
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