Avec Manuel Valls à Matignon, il paraît qu’il n’y a plus de “couacs” au gouvernement. La journée de ce lundi 11 mai a prouvé le contraire. Alors que l’égalité hommes-femmes a donné lieu en 2014 à une loi-cadre plutôt ambitieuse, le gouvernement a réussi à donner l’impression de renier ses engagements au nom de l’impératif de « simplification » du code du travail, une de ses priorités affichées. Un cafouillage rattrapé tant bien que mal, qui est aussi le signe d’une approche pour le moins désinvolte de ces sujets.
Lundi, Le Parisien révèle que le projet de loi sur le dialogue social, qui passera à l’Assemblée à la fin du mois, « oublie les femmes ». De fait, deux articles symboliques du code du travail, ceux qui fixent les obligations en matière d’égalité professionnelle, ont disparu. Sur change.org, une pétition rassemble en une journée 30 000 signataires. C’est Caroline de Haas, ancienne collaboratrice de Najat Vallaud-Belkacem au ministère des droits des femmes, qui a lancé cette mobilisation. Même Yvette Roudy, la première ministre du Droit des femmes sous Mitterrand, monte au créneau : « On dirait un canular », lance-t-elle dans le quotidien.
Motif principal de la colère des défenseurs de l’égalité : au nom de la simplification, le gouvernement a décidé de supprimer dans la loi le rapport de situation comparée (RSC), remplacé par une simple « information » au comité d’entreprise, dont les critères seraient précisés ultérieurement par décret. Créé par Yvette Roudy en 1983, le RSC est un état des lieux annuel de l’égalité entre les hommes et les femmes au sein des entreprises de plus de 50 salariés : conditions de travail, écarts de salaires, primes, accès aux formations, etc. Une base utile pour la négociation collective (quand elle a lieu), alors que les inégalités perdurent : les femmes gagnent toujours 24 % de moins que les hommes et occupent 80 % des emplois à temps partiel. Étendu récemment aux grandes collectivités territoriales et à quelques ministères, ce rapport a été conforté par la loi égalité hommes-femmes d’août 2014 : elle l’a complété, et des sanctions ont été prévues pour les entreprises qui ne se dotent pas d’un plan d’action. À ce jour, 1 400 entreprises ont été mises en demeure et 45 ont été sanctionnées, à hauteur de 1 % de leur masse salariale. « Le rapport de situation comparée, ce ne sont pas que des chiffres : c’est une obligation d’analyse qui vise à formuler des pistes d’actions. Cette notion “d’objectifs” à atteindre va disparaître dans cette loi », s’inquiète Caroline de Haas.
Au ministère du travail, où la loi a été rédigée, on n’avait pas vu le problème. L'ANI (l’accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail et la sécurisation de l’emploi), signé en 2013, prévoyait de fusionner tous les documents sociaux dans une base de données unique, a expliqué à Mediapart le ministre du travail François Rebsamen. Dont les données du fameux rapport de situation comparée. L’ANI, qui n’a pas été signé par la CGT et FO, soulignait toutefois l’importance du RSC, tout en actant son manque d’efficacité et la nécessité de l’utiliser de façon plus « dynamique ».
Ardents à défendre les instances représentatives du personnel depuis l’annonce de ce projet de loi, les responsables syndicaux n’ont pourtant pas été, loin de là, à la manœuvre sur ce micmac de l’égalité professionnelle, laissant les associations féministes monter au créneau. En dépit de cette inertie syndicale, les alertes n’ont pas manqué. Dès la fin mars, la ministre des affaires sociales, Marisol Touraine, qui exerce la tutelle sur le secrétariat d’État aux droits des femmes, est elle-même montée au créneau, insistant sur les risques d’évacuer les dispositions sur l’égalité professionnelle. En vain : la loi a été validée telle quelle par Matignon. Le 6 mai, dans un courrier adressé à François Rebsamen, Danielle Bousquet dénonçait un « contre-signal inopportun ».
« Il y a eu une forme de légèreté, commente la députée PS Sandrine Mazetier, rapporteure du texte à la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée, qui assure avoir mis en garde le ministère. La priorité du ministre était de simplifier le code du travail et de toute évidence, l’égalité professionnelle n’était pas centrale. Certains responsables ont du mal à intégrer la révolution culturelle de la parité. » En avril 2014, de nombreuses voix s’étaient déjà élevées quand le ministère des droits des femmes de Najat Vallaud-Belkacem, qui exerçait aussi la fonction de porte-parole du gouvernement Ayrault, était devenu un simple secrétariat d’État, confié à la vallsiste Pascale Boistard. « Quand ce sujet est noyé dans un autre ministère, les droits des femmes ne sont plus une priorité », déplore Caroline de Haas. En 2012, la gauche tout juste arrivée au pouvoir entendait promouvoir une « troisième génération de droits des femmes » pour « irriguer toutes les institutions de la société ». Trois ans plus tard, ce volontarisme affiché semble loin.
Pour l’ancienne collaboratrice de Najat Vallaud-Belkacem, la loi en préparation contient d’autres dispositions inquiétantes. Ainsi, l’obligation de négocier chaque année sur l’égalité professionnelle est désormais fondue dans une grande négociation sur la qualité de vie au travail, qui pourrait n’être menée que tous les trois ans. Un grand « fourre-tout », où se retrouvent fusionnés « pêle-mêle le handicap, l’articulation vie privée-vie professionnelle, l’expression des salariés sur leur travail et… l’égalité professionnelle », déplore également Sophie Binet, membre du bureau confédéral de la CGT.
Sur les pénalités, c’est également le flou le plus complet. L’article stipulant qu’elles s’appliqueront en l’absence d’un accord sur l’égalité professionnelle n’a pas été supprimé… alors même que l’accord disparaît de la loi. En toute logique, le texte à venir devrait réaffirmer les pénalités si aucun accord sur la vie au travail n’est déposé devant les directions générales du travail (Direccte). Sous-dotées, charges pourtant à elles d’aller vérifier ensuite si le volet égalité professionnelle y figure bel et bien.
« Le gouvernement doit revoir sa copie, affirme Danielle Bousquet. Il ne peut pas défaire au nom de la simplification tout ce que les pouvoirs publics ont mis trente ans à construire au profit de l’égalité professionnelle hommes-femmes. » Pour Réjane Sénac, chercheuse à Sciences-Po et spécialiste de la parité, la loi en préparation promet même une « régression, un backlash énorme ». « Les lois sur l'égalité professionnelle se succèdent depuis plus de 30 ans mais l'obligation de négocier commence juste à être appliquée depuis un décret de 2012. Face aux inégalités encore criantes, comment imaginer qu’il y ait des améliorations si ces outils disparaissent de la loi ? Sous couvert de simplification et de crise, la tentation est grande de valoriser les bonnes pratiques des entreprises (chartes, labels), et de faire ainsi de la non-discrimination une option marketing "bonne pour le business", mais ni un droit ni un devoir." »
En catastrophe, Rebsamen, Touraine et Boistard ont donc pris leur plume lundi soir pour assurer que si le fameux rapport est supprimé, les informations qu’il contient seront bien « intégrées » dans une base de données unique accessible par le comité d’entreprise. Ils confirment les sanctions et annoncent un amendement, au cours de la discussion parlementaire, pour préciser que la base de données devra « obligatoirement » comprendre une « rubrique spécifique » sur les inégalités de genre. « Je souhaitais fixer les règles par décret mais cela suscite des suspicions, affirme François Rebsamen à Mediapart. Il y a eu des inquiétudes, elles sont légitimes, je souhaite donc lever les ambiguïtés : l’obligation de négocier sur l’égalité professionnelle sera maintenue, de même que les pénalités, et ce sera précisé dans la loi. »
Ces garanties ne rassurent pas les initiateurs de la mobilisation. « Au vu de la rapidité de leur réaction, on a touché juste, se félicite Caroline de Haas. Mais il y a encore des dispositifs qui ne nous vont pas. Une base de données, ce n’est pas un rapport, c’est moins visible. Le risque est grand qu’en pratique, les entreprises soient moins sanctionnées à l’avenir. Et au vu du projet de loi actuel, cela reste très flou sur les pénalités. » Lundi soir, la présidente du Haut Conseil à l’égalité femmes-hommes a déploré que « le texte amendé reste en deçà des obligations actuelles en matière d’égalité professionnelle ».
« Tant que le texte n’est pas passé à l’Assemblée, cela reste assez peu clair, concède Sandrine Mazetier. Mais nous rétablirons au cours de la discussion parlementaire la clarté de la loi du 4 août 2014 sur l’égalité hommes-femmes », promet la députée. Elle proposera par ailleurs des amendements pour l’égalité professionnelle dans les très petites entreprises, « aujourd’hui oubliées, y compris par ceux et celles qui se mobilisent en ce moment ».
BOITE NOIRESollicité mardi matin, le cabinet de François Rebsamen nous a mis en relation très peu de temps après avec le ministre lui-même. Ce n’est pas si fréquent, et c’est sans doute la preuve que celui-ci souhaitait circonscrire l’incendie...
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