Trois rapports confidentiels, que Mediapart a pu se procurer, brossent un tableau inquiétant de la situation de l’ANSM, l’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, issue en 2012 de la refonte de l’ancienne Afssaps à la suite de la crise du Mediator. La conclusion la plus préoccupante des rapporteurs est que malgré une complète réorganisation, l’agence n’apparaît pas plus apte que par le passé à traiter des alertes sanitaires comme celles du Mediator ou des prothèses PIP.
Les magistrats de la Cour des comptes, auteurs de l’un des rapports, mettent en cause la difficulté de l’agence à détecter et analyser « les signaux faibles c’est-à-dire les informations émises par des lanceurs d’alerte ». Pour les magistrats, « l’agence ne s’est toujours pas mise aujourd’hui en capacité de repérer ce type d’alerte et d’en tirer les conséquences en termes d’identification des risques puis d’action ».
Le deuxième rapport, établi par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), renchérit : « En dépit d’évolutions positives, de nombreuses faiblesses affectent la surveillance et la sécurisation du médicament. » Les inspecteurs signalent « des fragilités en situation d’urgence et de gestion de crise » et dépeignent des agents stressés, travaillant sous pression, « avec la peur de rater quelque chose ». Ils indiquent que « les personnes rencontrées sont apparues dans de nombreux cas épuisées et [que] les managers ont évoqué spontanément plusieurs cas de “burn-out” dans leur service ».
Et de conclure : « Compte tenu de la charge de travail et de la pression psychologique auxquelles le personnel est soumis, la situation actuelle n’est pas pérenne. Elle est non seulement porteuse de risques pour la santé physique et mentale du personnel, mais elle constitue un possible facteur de détérioration de la qualité du travail rendu par l’ANSM. »
Le troisième rapport, rédigé par Secafi, cabinet agréé par le ministère du travail, indique que « 44 % des agents sont en niveau de RPS [risques psychosociaux] fort à très fort », et que les tests font apparaître un taux de stress « éminemment élevé ».
Au total, les trois rapports livrent des diagnostics concordants : ils décrivent une agence encore traumatisée par les retombées du scandale Mediator, en perte d’influence internationale et européenne, fragilisée par un climat social dégradé et une réorganisation à grande échelle qui a affecté les fonctions de 80 % des agents. Précisons que ce triple constat ne reflète pas l’actualité immédiate, mais un passé récent : le document de Secafi date d’avril 2014, celui de la Cour des comptes de fin 2014 et celui de l’Igas de février 2015. Un cadre de l’agence, qui souhaite conserver l’anonymat, estime cependant que la situation ne s’est pas améliorée et que « le diagnostic est toujours aussi inquiétant qu’il y a six mois ».
Dans l’intervalle, la direction de l’ANSM a changé : en septembre 2014, le médecin et haut fonctionnaire Dominique Martin a succédé au professeur Dominique Maraninchi, cancérologue, qui dirigeait l’agence depuis février 2011.
Contacté par Mediapart, Dominique Martin ne nie pas les difficultés de l’agence, tout en dédramatisant : « Je confirme que la transformation de l’agence a créé une situation de tension, mais je ne considère pas qu’il s’agisse d’une crise, dit-il. Ce n’était pas un établissement en crise quand je suis arrivé et ça ne l’est pas aujourd’hui. Il est exact qu’il y avait un niveau de stress important et que le dialogue social devait être amélioré. Nous avons pris cette situation à bras-le-corps et un gros travail a été entrepris. Un plan de prévention des risques psychosociaux vient d’être voté, et nous cherchons à conclure un accord avec les syndicats d’ici la fin de l’année. Mon engagement est que l’agence fonctionne efficacement tout en assurant la qualité de vie au travail. »
S’il est trop tôt pour juger de l’action de Dominique Martin, ce dernier ne se démarque pas radicalement de son prédécesseur : « Il n’y a pas de virage à 180°, dit-il. Je n’ai pas changé l’organisation mise en place par la direction précédente. Et j’ai maintenu les grands axes de la réforme de 2011. »
Cette réforme a-t-elle été correctement menée ? Et l’agence a-t-elle les moyens de fonctionner efficacement ? Les analyses de la Cour des comptes et de l’Igas mettent en évidence de sérieuses faiblesses.
UNE RÉORGANISATION « À MARCHE FORCÉE »
Dominique Maraninchi a été nommé en février 2011 à la tête de l’agence, qui s’appelait alors l’Afssaps, avec la difficile mission de lui rendre son crédit, entamé par l’affaire du Mediator, qui a mis en relief l’échec de la pharmacovigilance et l’omniprésence des liens d’intérêts. L’une des priorités a donc été de réduire l’influence de l’industrie. Cela s’est traduit par une vague de départs et par le choix de moins recourir à des experts externes, sur lesquels l’Afssaps s’appuyait largement.
L'un de ces experts externes estime que Dominique Maraninchi a « fait un sacré ménage », qui a permis une « réelle transparence » des liens avec l’industrie. Catherine Lassale, responsable des affaires scientifiques du Leem (le syndicat de l’industrie pharmaceutique), salue aussi l’action de l’ancien directeur : « La loi Bertrand de 2011 sur le médicament demandait que les agences ne s’appuient que sur des experts sans conflits d’intérêts, dit-elle. L’agence respecte la loi. Elle a un comité de déontologie qui fonctionne très bien. Aujourd’hui, il n’y a plus de conflits d’intérêts. Je dis chapeau. »
D’autres interlocuteurs jugent très sévèrement la refonte de l’agence. « Maraninchi a tout cassé », résume un agent. C’est que la réforme ne s’est pas limitée à faire la chasse aux conflits d’intérêts. Dans une logique de rupture avec le passé, Dominique Maraninchi a lancé une réorganisation de grande ampleur, qui a affecté les fonctions de 80 % des agents. Cette « bascule », selon le terme utilisé à l’agence, a été difficile à vivre pour une part importante du personnel.
D’après le rapport de l’Igas, les organisations syndicales estiment que la réforme a été menée « à marche forcée » et marquée par « le manque de transparence et d’information ». Selon un cadre interrogé par les inspecteurs, « la démarche de dialogue et d’écoute promue lors du lancement a rapidement été abandonnée au profit d’un mode de fonctionnement laissant penser que “tout était verrouillé” ». Commentaire de l’Igas : « On ne peut que noter la forte divergence entre le discours de la direction générale et la perception de certains acteurs sur le terrain. »
De plus, si la réorganisation devait améliorer l’efficacité et la réactivité de l’agence, le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne semble pas d’une clarté limpide. La terminologie employée en témoigne. La hiérarchie classique a été remplacée par une « organisation matricielle ». L’ancienne commission d’AMM (autorisation de mise sur le marché) est devenue la « Commission d’évaluation initiale du rapport bénéfice risque des produits de santé », et celle de pharmacovigilance est devenue la « Commission de suivi du rapport bénéfice risque des produits de santé ».
Concrètement, que recouvre ce vocabulaire bureaucratique ? Un ancien expert de l’Afssaps, qui a suivi la réforme mais ne travaille plus pour l’agence, décrit « un grand jeu de chaises musicales, très mal vécu, avec des personnes qui avaient une expertise très pointue et qui ont été chargées de faire tout autre chose ». Selon cet expert, « il y a eu un effet de sidération, la personne qui s’occupait du diabète et qui a été chargée de la toxicologie animale ne répondait plus au téléphone, parce qu’elle s’est retrouvée avec quatre-vingts dossiers en attente qu’elle ne connaissait pas ».
Le même interlocuteur ironise sur la nouvelle organisation « matricielle » : « Si vous avez un médicament du diabète de l’enfant qui expose à des complications rénales, il va être étudié par le groupe de pédiatrie, le groupe diabète, le groupe reins, et suivi au cours du temps, on découpe les dossiers horizontalement par disciplines et verticalement selon la chronologie. Le dossier est éclaté, il perd sa cohésion. »
Exagération ? Une source interne juge que la réforme a été faite en perdant de vue le sens du travail de l’agence. Le rapport de la Cour des comptes parle, lui, d’une « maîtrise défaillante de l’activité ».
UN « STOCK CACHÉ » DE DOSSIERS EN ATTENTE
Ce manque de maîtrise s’illustre dans le problème du « stock caché » de dossiers en attente. Fin 2012, la direction de l’agence a découvert un stock de 14 602 dossiers d’AMM non enregistrés, « dont certains étaient vieux de plus de quatre ans », selon la Cour des comptes. Ces dossiers concernent des modifications d’AMM, qui peuvent porter sur des points de détail comme sur des changements plus importants comme une nouvelle indication d’un médicament.
Le retard dans le traitement des dossiers s’est accumulé au point que, selon la Cour des comptes, 452 chèques reçus en paiement des taxes afférentes aux dossiers d’AMM, représentant un montant de 0,7 million d’euros, n’avaient pas été encaissés ; pour 114 chèques correspondant à 171 168 euros, l’action en recouvrement des créances était prescrite. L’agence a dû demander à ses tutelles des moyens supplémentaires pour inventorier et traiter ce stock de dossiers en attente. Selon l’Igas, cela représente une charge de travail correspondant à environ un quart du nombre moyen de dossiers d’AMM traités chaque année.
Pratiquement, les délais de traitement des dossiers tendent à s’allonger. Début 2015, « l’agence est en phase d’augmentation des stocks de dossiers à traiter en matière d’AMM ». L’Igas observe que « la prise en compte tardive de certaines demandes d’autorisation peut entraîner un risque sanitaire, notamment s’agissant des modifications d’AMM intervenant suite à la prise en compte de données de pharmacovigilance ».
Dominique Martin, interrogé sur le sujet, considère le problème du retard des dossiers comme « la priorité des priorités ». Il admet aussi qu’il s’agit d’une « problématique chronique », et que les mesures prises par sa direction n’ont pas encore d’effet à ce jour. Selon son estimation, il faudra de un à deux ans pour résorber le retard chronique des dossiers d’AMM.
UNE FAIBLESSE PERSISTANTE DE LA PHARMACOVIGILANCE
Domaine clé pour la détection des risques médicamenteux, la pharmacovigilance était l’une des priorités de la réforme de l’agence. Pourtant, le rapport de l’Igas pointe « de nombreuses faiblesses [qui] affectent la surveillance et la sécurisation du médicament ». Une direction consacrée à la surveillance des médicaments a été créée. Mais elle souffre, selon l’Igas, « d’un positionnement bancal qui ne lui permet pas d’assurer les missions pour lesquelles elle a été créée, notamment en matière de pharmacovigilance ».
Le nombre des « évaluateurs pharmacovigilance » a augmenté, mais ils ont des difficultés à jouer leur rôle. « La moitié des évaluateurs pharmacovigilance ne dispose que d’un faible niveau d’expérience, voire d’aucune expérience, en pharmacovigilance, note la mission de l’Igas. De plus, ils ne peuvent pas s’appuyer, comme cela était prévu lors de la réorganisation, sur des évaluateurs seniors qui auraient pu relire leurs rapports. »
Difficulté supplémentaire : les pharmacovigilants sont répartis dans plusieurs directions, dont les responsables hiérarchiques viennent de la filière clinique et sont « peu sensibilisés aux enjeux de sécurité sanitaire ». Résultat : « Les évaluateurs pharmacovigilance sont isolés au sein des directions produits et ne disposent pas (…) d’un relais suffisant à l’extérieur de leur direction. »
Bref, les pharmacovigilants sont peu formés et encadrés par des chefs peu sensibilisés au sujet… Qui plus est, ils n’exploitent pas toutes les informations existantes, estime l’Igas. Ainsi, selon le rapport, les agents ne tiennent pas assez compte des informations sur le mésusage des médicaments, alors que «la France se distingue par un taux de prescriptions hors AMM élevé, entraînant des risques importants sur le plan sanitaire ». Pour citer un exemple récent, la pilule Diane 35, qui ne devait être prescrite que pour l’acné, a été dans 77 % des cas donnée comme contraceptif en dehors de cette indication.
Les inspecteurs de l’Igas soulignent que la séparation entre l’ANSM et la HAS (Haute autorité de santé) entraîne une perte d’information. La commission de la transparence de la HAS évalue le service médical rendu par un médicament, autrement dit le bénéfice qu’il apporte au patient. Cette évaluation n’est pas sans relation avec l’évaluation bénéfice/risque effectuée par l’agence. Ainsi, lorsqu’un produit a un SMR faible, même un niveau de risque faible n’est pas acceptable. Or, selon l’Igas, « les conclusions de la commission de transparence de la HAS ne font pas partie des données utilisées par les évaluateurs pharmacovigilance ». Un découpage de compétences incompréhensible.
Enfin, l’Igas critique l’analyse insuffisante de la littérature scientifique : « Il n’y a pas, à ce jour, d’études documentaires prospectives qui pourraient aider les évaluateurs pharmacovigilance à cibler leurs analyses et établir des priorités parmi les événements indésirables qu’ils doivent traiter », écrivent les inspecteurs. Dans ces conditions, les pharmacovigilants manquent d’instruments pour établir des priorités et cibler les problèmes importants. « Une agence efficace sait tirer le gros gibier », commente un expert.
LES DIFFICULTÉS DU RECOURS À L’EXPERTISE INTERNE
Avant le Mediator, l’agence s’appuyait largement sur les avis d’experts externes siégeant dans ses commissions, notamment la commission d’AMM ou celle de pharmacovigilance. Ces experts, en général des professeurs hospitaliers, avaient de nombreux liens avec l’industrie. Pour s’en affranchir, l’agence a réduit le nombre de commissions de 12 à 4, et a diminué fortement le nombre de ses experts externes (il est passé de 1 245 en 2011 à 222 en 2013).
Si cette démarche a réduit l’emprise des liens d’intérêts, elle a conduit à reporter une part importante de l’expertise sur les évaluateurs de l’agence, qui n’y étaient pas préparés. Le rapport de l’Igas juge que le recours accru à l’expertise interne a un « effet anxiogène sur les évaluateurs ». Dominique Martin conteste que l’agence soit confrontée à une pénurie d’experts : « Les agents de l’ANSM ont un haut niveau scientifique, dit-il. Nous sommes en train d’assurer une montée en compétence et de renforcer l’expertise interne grâce à un important effort de formation. »
L’une de nos sources se montre plus pessimiste : « Ne rêvons pas, il faut cinq ans pour former un bon expert. Le fondement d’une agence, c’est l’expertise. Il n’y est plus. »
Le problème dépasse l’agence du médicament : la recherche pharmaceutique en France, très largement financée par les firmes, produit peu d’experts libres de tous liens d’intérêts. Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, où les experts de la FDA (Food and Drug Administration) sont royalement payés en dehors de tout lien avec l’industrie. Ni la France, ni l’Europe ne se sont dotés d’un corps d’experts indépendants comparable à celui de la FDA.
UNE PERTE D’INFLUENCE EUROPÉENNE ET INTERNATIONALE
Jusqu’à une période récente, l’agence française avait une influence importante au niveau européen. La refonte de l’ANSM a eu un effet non négligeable sur le rayonnement français. Selon le rapport de l’Igas, l’ANSM a subi « un recul très significatif en matière de dossiers considérés comme stratégiques ». Elle est beaucoup moins présente dans les essais cliniques qui concernent la France : en 2013, l’agence française est rapporteur dans 5 dossiers d’essais cliniques européens (passant par la procédure dite d’harmonisation volontaire européenne), sur un total de 112, soit 4 % ; en 2010, la proportion était de 37 %.
La perte d’influence française se manifeste aussi dans le domaine des AMM qui passent par la procédure européenne centralisée, utilisée pour tous les produits innovants. L’ANSM a été rapporteur ou co-rapporteur de 24 dossiers sur 102 en 2010 (21,4 %), et de seulement 9 dossiers sur 90 en 2013 (10 %).
Les inspecteurs de l’Igas estiment que l’ANSM doit développer une stratégie d’influence afin de peser davantage dans les instances européennes, notamment au sein du Prac, le comité responsable de la pharmacovigilance de l’agence européenne.
En a-t-elle les moyens, dans le contexte actuel de réduction budgétaire et de contraintes sur les effectifs ? Peut-elle sortir de la crise où l’ont plongée l’affaire du Mediator et la réorganisation qui a suivi ? « Le bateau coule et personne ne dit rien », dit le cadre que nous avons interrogé. Dominique Martin, lui, y croit : « Mon métier est d’être constructif, dit-il. On est en train de faire bouger les choses. Je vois des secteurs où des gains sont possibles. » Et il ajoute : « Je suis nommé pour trois ans, je serai jugé au résultat. »
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