C’est la fête du travail ce vendredi 1er mai, la troisième depuis que la gauche est au pouvoir. Et ce pourrait être un grand flop. En tout cas, c’est l’échec de l’unité pour les syndicats. Plus que jamais divisés sur l’austérité, les petites et grandes réformes menées au pas de charge libéral par le gouvernement dit de gauche, ils sont incapables de se réunir en ces lendemains d'attentats, de loi Macron et où la France s’enfonce un peu plus dans le chômage de masse et vacille dans les bras de l’extrême droite. Luc Bérille, le secrétaire général de l'Unsa, traditionnel allié de la CFDT qui la joue en solo total cette année, espérait un « 1er Mai intersyndical » contre le Front national et pour la « défense des principes républicains », une des raisons qui l'ont poussé à signer l'appel commun, au côté de la CGT, de Solidaires et FSU.
À la veille du 1er Mai, qui tombe en pleines vacances scolaires et lance le premier pont du mois, 17 jours travaillés sur 31, Jean-Claude Mailly, le secrétaire général de Force ouvrière (FO), en conflit ouvert avec Laurent Berger de la CFDT qu'il accuse de faire le lit du FN en accompagnant le gouvernement dans ses réformes, assume de faire bande à part. « On ne va pas faire semblant d’être d’accord et leurrer les salariés », explique le plus ancien des leaders syndicaux, à la tête depuis onze ans de la troisième centrale française. Entretien.
Le 1er Mai se fête en ordre dispersé cette année sur fond de profondes divisions syndicales autour de la politique gouvernementale. Force ouvrière fait bande à part quand, un an plus tôt, elle défilait avec la CGT. Ces alliances-désalliances ne sont-elles pas illisibles pour l’opinion, qui a déjà une image négative des syndicats ? Quelle est votre stratégie ?
Je peux comprendre que ce ne soit pas très lisible. Cela étant, demander chaque année aux syndicats si le 1er Mai sera unitaire, c’est un marronnier, comme les régimes amaigrissants avant l’été. Des 1er Mai où il y a tout le monde, c’est très rare. On en voit lors d’événements particuliers quasi exceptionnels, comme en 2002 lors de la présence du Front national au second tour ou alors si le 1er Mai se situe en plein milieu d’un conflit social comme pour les retraites en 2010 par exemple.
Oui, mais cette fois, il intervient dans un contexte de tensions affichées avec Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT qui organise lui aussi un 1er Mai en solo…
D’une manière générale, FO agit avec les autres organisations lorsqu’elle partage des positions, revendications communes comme le 9 avril lors de la manifestation contre l’austérité avec la CGT. Sur le 1er Mai, à partir du moment où l'on a des divergences de stratégie entre organisations syndicales, on ne va pas faire semblant d’être d’accord en défilant ensemble et leurrer les salariés.
La CGT est sur une logique de syndicalisme rassemblé, pour essayer d’avoir tout le monde, elle défile avec FSU, Solidaires et l’Unsa [traditionnel allié de la CFDT - ndlr]. Pour nous, tout le monde, c’est bien, à condition qu’on soit d’accord. On ne l’était pas. C’est évident que si nous étions tous d’accord, cela aurait plus de poids ; mais on ne va pas se mentir.
Au passage, la loi de 2008 sur la représentativité n’a pas favorisé l’unité d’action. Dans les entreprises, dans les administrations, les syndicats sont plus en concurrence que jamais. Voyez les tensions que la mise en place de représentativité patronale génère en ce moment au sein du patronat.
Est-ce plus difficile de faire du syndicalisme et de mobiliser sous la gauche ?
Que nous disent les salariés ? Qu’une journée de grève, c’est une perte de salaire, dans des temps très difficiles. « Si je perds mon boulot, je vais avoir droit à quoi ? Et si je retrouve pas de boulot ? Qui va payer le loyer, le gaz, les études de mes enfants ? » Voilà les questions concrètes qu’ils nous posent.
Est-ce que c’est plus difficile de mobiliser parce que c’est un gouvernement avec l’étiquette socialiste ? Oui, certainement, dans le sens où les gens perçoivent moins une logique d’opposition. Ce n’est pas parce que c’est tel parti qui est au pouvoir, c’est plus une question d’opposition. Quand vous avez un gouvernement dit de droite, vous avez une opposition de gauche. Quand la gauche entre guillemets est au pouvoir après des années à droite, vous avez le Front national car les gens disent : ils sont tous pareils.
Laurent Berger de la CFDT vous reproche de l’accuser d’être « complice » de la montée du Front national en ne dénonçant pas assez l’austérité et en accompagnant les réformes du gouvernement. Ces attitudes ne sont-elles pas aussi un facteur de la progression du FN ?
Je n’aime pas les polémiques. C’est lui qui a lancé les hostilités. C’est la deuxième fois que Laurent Berger m’attaque sur ce terrain. Déjà, il y a deux ans, il avait pointé du doigt « les syndicats qui sont dans la contestation » et dit d’eux qu’ils faisaient le lit des extrêmes… J’avais réagi. Le secrétaire général de la CGT aussi. Laurent Berger a remis récemment la charge. Je ne suis pas un catho. On m’en colle une, j’en rends deux. J’ai réagi dans un édito dans FO hebdo, notre magazine. Je ne peux pas laisser entendre une seule seconde que nous pourrions être responsables d’une montée des extrémismes et donc de l’extrême droite. Cela fait trois ans que j’explique que l’austérité est triplement suicidaire : démocratiquement, socialement, économiquement. Je suis le seul secrétaire général à avoir été menacé d’être attaqué en justice par le FN.
Mais vous avez des syndiqués qui votent FN. Marine Le Pen a fait son meilleur score (25 %) chez les sympathisants de FO à la présidentielle de 2012…
Je n’en sais rien ! Peut-être. Je ne suis pas un directeur de conscience, je ne donne pas aux syndicats un rôle de contrôle des adhérents. Un adhérent FO peut être adhérent politiquement. On ne sait pas et on ne veut pas savoir. On ne fera jamais de statistiques pour savoir qui pense ceci et qui pense cela. Ce n’est pas uniquement face au FN. Pourquoi le FN progresse ? Car la crise est violente. Il ne faut pas être historien. C’est toujours dans ces périodes-là que les mouvements de rejet de l’autre progressent. Deux pays font exception : l’Espagne et le Portugal. Pourquoi ? Parce qu'il y a quarante ans, c’étaient des dictatures, et ils s’en souviennent.
Mais quelles sont les règles internes lorsque des adhérents se lancent en politique et basculent au FN ?
Il est interdit de se présenter à une élection politique sous l’étiquette FO. Sinon, et on a eu le cas – bien souvent on l’apprend par la presse à l’affût –, c’est l’exclusion. Qui a le pouvoir d’exclure ? Le syndicat de base. Nous sommes très démocratiques. Je n’ai aucun pouvoir d’exclusion.
Mais que faites-vous pour lutter contre l’imprégnation des idées du FN dans les rangs de vos militants ? Le syndicat, lieu d’éducation populaire, n’est-il pas là pour réagir ?
Près de 3 000 délégués étaient réunis en février pour notre congrès. Certains dans la salle ont peut-être leur carte au FN. Je ne le leur ai pas demandé mais toutes les résolutions ont été votées : sur la République, contre l’austérité, le racisme… Une personne est montée à la tribune pour dire qu’elle était contre l’Europe, mais cela ne veut pas dire qu’elle est encartée au FN. On peut être démocratique et contre l’Europe.
Le vote FN, c’est un cri de désespoir ; il peut y avoir de l’adhésion, mais c’est d’abord un vote de protestation. Si vous êtes salarié dans une entreprise, que votre pouvoir d’achat s’est cassé la figure ou que vous êtes au chômage ainsi que vos enfants, vous vous dites : ils sont tous les mêmes, ces politiques. Et vous vous tournez vers le FN.
Le seul moyen de lutter contre le FN, c’est de se bagarrer contre la situation économique. La vraie réponse est là. Tout le reste, c’est du vent, du pipeau. Si on laisse le chômage se perpétuer, il ne faudra pas s’étonner. Hitler a été élu démocratiquement, certes avec des conditions particulières. Je ne fais pas d’assimilation mais je relis l’Histoire. FO se bat contre l’austérité et je crois que c’est la bonne réponse. Je rappelle que la confédération européenne des syndicats, soit la totalité des syndicats européens dont fait partie la CFDT, considère qu’on est dans une logique d’austérité. On va finir par avoir de sérieux problèmes démocratiques.
Le chômage bat des records et la reprise est invisible. Comment jugez-vous la politique du gouvernement en matière d’emploi ?
On ne peut avoir de bonne politique de l’emploi sans politique économique. La gouvernement privilégie « l’investissement ». C’est le théorème d’Helmut Schmidt, que je transforme en : « Les profits d’aujourd’hui seront les investissements de demain et l’emploi d’après-demain. » Gattaz lui dit : « Les licenciements d’aujourd’hui font les emplois de demain. »
Le tournant qui nous conduit dans le mur, c’est l’acceptation du pacte budgétaire européen. Quand vous dites dans une campagne électorale, si je suis élu je renégocierai le traité et qu’en réalité, ce sont des bobards, à partir de là, vous rentrez dans le moule sans l’avouer car vous en avez honte. On n'a rien contre les entreprises, mais on a été et on est toujours critique sur le pacte de responsabilité.
Les faits nous donnent raison. Qu’on donne des aides aux entreprises, soit, mais il faut des contreparties car c’est de l’argent public. Ce que n’a prévu ni le CICE ni le pacte de responsabilité.
Et tous les experts disent que ça ne crée pas d’emploi…
Ça ne peut pas en créer ! La PME qui a des problèmes de carnet de commandes et donc des problèmes de trésorerie, et qui reçoit par exemple 25 000 euros au titre du CICE, elle va d’abord alléger sa trésorerie et c'est normal ! En revanche c’est révélateur d’une logique économique : ce qui nous rend compétitif, c'est l’allègement du coût du travail, d’une manière ou d’une autre. Si l'on pousse le raisonnement, celui qui est le plus rentable, c’est celui qui embauche des esclaves. Au moins, il ne les paye pas… On demande des sacrifices aux Espagnols et puis on nous en demande à nous aussi et ainsi de suite, c’est la course à l’échalote. On oublie au passage l’innovation, aider concrètement l’investissement. Nous avons plein de propositions mais nous ne sommes pas très écoutés, il faut le reconnaître.
Pourquoi ?
Car nous défendons une autre logique et que nous sommes très critiques sur cette rigidité économique. Le gouvernement est persuadé d’avoir raison et donc s’engage sur un rail dont il considère ne pas pouvoir s’écarter, une sorte de va-tout libéral : ça passe ou ça casse. Ils espèrent qu'avec la baisse du prix de l’énergie, de l’euro, des taux d’intérêt, ils vont favoriser la relance. C’est leur seule marge de manœuvre. Mais quand vous regardez la situation de la Grèce aujourd’hui, nous sommes dans une situation de fous. Un peuple vote, élit un gouvernement, quel qu’il soit. Et ça ne sert strictement à rien puisque le gouvernement précédent a pris des engagements avec l’Europe et qu’ils sont obligés de les respecter ! Donc ça sert à quoi de voter ? Les gens se posent légitimement la question. C’est un problème fondamental de démocratie.
Que nous dit l'exemple grec sur notre rapport avec l'Europe ?
Il faut renégocier les traités et donner un rôle différent à la Banque centrale si l'on veut donner une perspective à l'Europe et à ses déclinaisons nationales. Aujourd'hui, malheureusement, tous les textes que nous examinons sont dans ce cadre européen contraint.
Les contrats de génération qui sont sous-utilisés par les entreprises, le compte pénibilité qui débute à grand-peine… Y a-t-il une possibilité que cet attirail social du gouvernement disparaisse avant la fin du quinquennat ?
Je pense que ces dispositifs vont être maintenus, mais c’est comme pour le temps partiel : de dérogation en dérogation, on vide la loi de son contenu. Voyez où nous en sommes : la réforme de la pénibilité, des retraites, l'ANI, le pacte de responsabilité… Moi je ne regrette pas de ne pas avoir cautionné ces trucs-là, et même de les avoir dénoncés, car ça ne marche pas.
Les syndicats sont en crise aussi parce qu'ils ont du mal à représenter une large partie des salariés, de plus en plus précaires. Quel syndicalisme pour ces gens-là ?
Ce n’est pas facile. Mais je rappelle que mis à part deux périodes très brèves dans l’Histoire, 1936 et dans l'après-guerre, la syndicalisation de masse, ça n’a jamais existé en France. C’est dû à notre modèle de dialogue social. Vous avez un code du travail, des accords professionnels, de branches, des accords d’entreprises et des statuts nationaux pour les fonctionnaires. Quand un syndicat s’engage sur une signature, ça s’applique à tout le monde. Dans certains pays, seuls les adhérents bénéficient des accords signés. En France, si l'on s'engage, c'est un choix de conviction mais il n’y a pas d’avantages spécifiques à être syndiqué. Enfin il y a un vrai développement de la précarité et, chez nous, des CDD courts, avec plus de 80 % des nouveaux contrats en CDD. Dans ces conditions, ce n'est pas évident pour tout le monde de se syndiquer.
D'accord, mais comment allez-vous chercher les gens ?
Quand on est implanté syndicalement dans les entreprises, on essaie de faire transformer les contrats courts en CDI. On y arrive parfois.
C'est la seule option ?
On se bagarre aussi contre une réforme du contrat de travail avec de la flexibilité pour tout le monde, comme on s'est bagarré sur les stages. Mais c'est comme pour les chômeurs. Un adhérent FO, il perd son boulot. Si le chômage perdure, même avec une carte quasi gratuite, la personne va psychologiquement se couper du monde, y compris du syndicat. Donc c'est dur de faire adhérer et de garder tous ces gens-là, je le reconnais.
Vous avez été réélu lors du dernier congrès en février avec, disons-le, un score de république bananière. Est-ce une bonne nouvelle de n'avoir, à la tête de FO, qu'un seul candidat tout désigné ?
Attendez, je n'ai pas fait de campagne particulière, c'est une élection au second degré. C'est le parlement de FO qui vote, c'est-à-dire tous les responsables départementaux et de fédération. Leur choix est libre. Ils étaient satisfaits, c'est tout. Le jour où je partirai, il y aura du monde derrière, ne vous inquiétez pas. Et on ne fonctionne pas comme les partis politiques, à coups de sondages ou de campagnes de communication.
Au lendemain des attentats de Paris, il y a eu une crispation sur la question de l'islam en France et le débat autour de la laïcité a été ranimé. Le Parisien publiait une étude menée par Randstad la semaine dernière, qui établissait que les managers notamment seraient davantage confrontés au fait religieux en entreprise. Avez-vous des remontées du terrain dans ce sens et quelle est votre position à ce sujet ?
On en a, oui, parfois… La laïcité, pour moi, c'est quoi ? La tolérance, que chacun puisse réaliser son culte et sa croyance mais aussi une séparation nette des églises et de l’État. Donc, dans l'entreprise, je ne suis pas pour le port de signes religieux. De la même manière que nous n étions pas, à l’époque, favorables aux cellules politiques dans les entreprises. Attendez, on va faire quoi demain ? Un endroit pour les musulmans, un autre pour les bouddhistes ?
Cela veut dire exclure, de fait, la femme voilée du monde du travail ?
Ça veut dire qu'il faut des règles. Aujourd’hui, il y a une permissivité. Après, à FO, on a des camarades musulmans, des cathos, des mécréants, des libres penseurs… et tout ce petit monde vit ensemble. Au congrès de FO, personne ne vient voilé. On ne jetterait pas dehors quelqu'un qui le ferait, mais ça surprendrait. On a le droit de penser ce qu'on veut, mais nous devons être indépendants vis-à-vis des partis politiques, du patronat, des religions ou des philosophies. C'est dans nos statuts. Quand, en 2002, Marc Blondel dénonce les idées d’extrême droite mais refuse à appeler à un vote, il se prend un dessin dans Le Monde avec une croix gammée. Être indépendant, c'est assumer ça aussi. Y compris dans les moments difficiles.
BOITE NOIRECet entretien a été réalisé au siège de Force ouvrière à Paris mercredi 29 avril. Il a duré une heure.
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