Que risque le ministère de l’intérieur à créer un fichier sans autorisation, en violant la loi informatique et libertés de 1978 ? Rien. Au pire, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), alertée par des citoyens, s’en aperçoit et lui demande de le régulariser. C’est exactement ce qui vient de se passer pour le fichier « stade » qui semble avoir été créé sur mesure par la préfecture de police de Paris pour le Paris Saint-Germain (PSG). Suite à un contrôle de la Cnil, est en effet paru le 15 avril 2015 un arrêté « portant autorisation d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé “fichier Stade” ». Un recours a été déposé ce 29 avril par la Ligue des droits de l'homme (LDH) devant le Conseil d'État. « Confondant ainsi suspect de terrorisme et supporters sportifs, le ministère de l’intérieur peaufine son fichage généralisé de la population dans une sorte de boulimie dont les libertés individuelles sont les premières victimes », dénonce l'association dans un communiqué.
Depuis quand ce fichier existait-il ? La préfecture de police de Paris ne nous pas répondu. « La date exacte nous est par définition inconnue mais "la mise en œuvre du traitement STADE" (en réalité, un traitement de données poursuivant les mêmes finalités) a été constatée en contrôle en janvier 2013 à la Préfecture de Police, explique de son côté la Cnil. Ce contrôle faisait suite à des plaintes reçues à partir d’août 2012. Il a généré le dépôt d’un dossier de demande de fichier. » Des dizaines de supporters du club parisien, pourtant non interdits de stade, se voyaient en effet régulièrement refoulés lors de matches du PSG.
Ce fichier vise à « prévenir les troubles à l’ordre public » et « les atteintes à la sécurité des personnes et des biens » à l’occasion de toutes les manifestations sportives de Paris et de la petite couronne ainsi que de tous les matchs du PSG, au Parc des Princes ou à l’extérieur. Il servira également à « faciliter la constatation de ces infractions et la recherche de leurs auteurs ».
La cible est très large et le nombre d’informations collectées impressionnant. Peut être enregistrée toute personne « se prévalant de la qualité de supporter d'une équipe ou se comportant comme tel », y compris des mineurs à partir de 13 ans. C'est flou. Interrogé par la Cnil, le ministère de l’intérieur a répondu qu’il s’appuierait sur « le comportement d'ensemble à l'occasion des rencontres sportives, la tenue vestimentaire, les accessoires portés ou la détention de billets d'accès aux tribunes réservées aux supporters ». « On ne parle pas de hooligans mais de supporters, pointe Me Cyril Dubois, l’un des avocats des supporters historiques du PSG. En Coupe d’Europe, plusieurs millions de Français deviennent supporters du PSG… »
Au moindre soupçon, la préfecture de police pourra lister pour cinq ans les activités publiques, déplacements, « blogs et réseaux sociaux » d'un simple supporter, ainsi que les « personnes entretenant ou ayant entretenu des relations directes et non fortuites avec l'intéressé ». Elle pourra également alimenter cette base en piochant dans les données d’autres fichiers (antécédents judiciaires, prévention des atteintes à la sécurité publique, personnes recherchées et fichiers gérés des services de police étrangers). « Par ce biais peut être collecté un nombre important et détaillé d’informations sur ceux-ci et notamment leur activité syndicale, convictions religieuses, engagements politiques…», s'inquiète l'avocat.
Seuls les policiers de la cellule "Stade" de la préfecture de police de Paris auront plein accès à ce fichier. Mais, outre les préfets et les services de police étrangers, les clubs et fédérations sportives pourront être destinataires de « tout ou partie des données ». Lesquelles ? « Il faut comprendre : à l'exclusion des identités des personnes ne faisant pas l'objet d'interdiction de stade », a assuré dans L’Équipe le commissaire Antoine Boutonnet, patron de la division nationale anti-hooliganisme (DNLH).
Une réponse qui ne convainc pas du tout les avocats de supporters du PSG. Car le PSG a déjà, depuis 2006 et comme tous les clubs sportifs, communication des interdits de stade recensés dans le Fichier national des interdits de stade (Fnis). Quelle est dont l’utilité d’un nouveau fichier ? « Le but inavoué est de ficher les supporters contestataires, ceux que la direction du PSG a identifiés comme indésirables mais qui ne sont pas interdits de stade », avance Me Cyril Dubois. Qui ne doute pas que « vu la porosité entre le PSG et la préfecture de police de Paris, il y aura communication de photos, d’amis, etc. ».
Dans son avis du 4 décembre 2014 sur le fichier Stade, la Cnil pointait « la difficulté de définir de manière objective un supporter et, par conséquent, le risque d'enregistrer dans le traitement un nombre important de personnes, sans justification ». Elle relevait aussi que ce fichier, qui recense des « signes physiques particuliers et objectifs » considérés comme des données sensibles, doit, selon la loi informatique et liberté de 1978, faire l’objet d’un décret en Conseil d’État et non d’un simple arrêté. Ces données peuvent en effet faire apparaître les origines raciales ou ethniques des personnes fichées.
Deux associations, l'Association de défense et d'assistance juridique des intérêts des supporters (Adajis) et la Ligue des droits de l’homme (LDH), contestent devant le Conseil d'État la légalité du fichier. Mandaté par la LDH, Me Cyril Dubois vient de déposer ce 29 avril un recours contre l’arrêté de création du fichier pour « atteinte grave et immédiate au droit au respect de la vie privée des individus ». « C’est un fichier qui mélange des mineurs et des majeurs, avec des motifs beaucoup trop larges, mêlant police judiciaire et police administrative », estime Pierre Tartakowsky, président de la LDH. Il s’inquiète aussi de l’accès des employés du PSG (et des stadiers employés en sous-traitance) à ces données sensibles. Sans aucun garde fou. « C’est un abandon de pouvoirs régaliens à des personnes de droit privé dont l’objectif n’est pas de garantir la sécurité des personnes, s’alarme le militant. On peut supposer qu’ils sont a priori honnêtes, mais, contrairement aux fonctionnaires de police, ils ne sont pas assujettis à aucun devoir de réserve ou de confidentialité ! »
Depuis 2010, le Paris Saint-Germain, racheté un an plus tard par un fonds souverain qatari, a réussi à écarter du Parc des Princes ses supporteurs contestataires, aidé, au nom de la lutte contre le hooliganisme, par un arsenal législatif de plus en plus répressif et par des autorités policières très proches du club. En 2013, comme l'avait révélé Mediapart, le patron de la DNLH, le commissaire Antoine Boutonnet, avait ainsi participé à la fête du titre de champion du PSG avec Jean-Philippe D’Hallivillée, le responsable sécurité du PSG, dans un bar de nuit parisien, puis dans un hôtel particulier du XVIe.
S’agit-il encore de lutter contre des actes violents ou d’appuyer la politique commerciale d’un club ? Quelle était la nécessité d’un nouveau fichier du point de vue de l’ordre public alors que la police dispose déjà d'un fichier de « Prévention des atteintes à la sécurité publique » (Pasp) dont les finalités sont très proches ? D’autant que suite au plan Leproux de 2010, la situation s’est pacifiée au Parc des Princes. « Alors qu’à mon arrivée en 2012, le maintien de l’ordre autour du Parc des Princes nécessitait dix ou douze unités, on en est aujourd’hui à trois unités et, de mon point de vue, on pourrait même descendre à deux unités, les matches étant de plus en plus tranquilles », a reconnu le 5 février 2015 Bernard Boucault, le préfet de police de Paris, lors de son audition par la commission parlementaire d’enquête sur le maintien de l’ordre.
Ce fichier ressemble donc fort à un beau cadeau de la préfecture de police au PSG, alors que le club tente lui-même, en vain, de régulariser depuis trois ans sa propre liste noire de supporters indésirables. En novembre 2012, alerté par des supporters, la Cnil avait découvert dans les locaux du PSG l’existence d’une liste noire de quelque 2 000 supporters « suspendus », alors qu’ils ne faisaient l’objet d’aucune interdiction judiciaire ou administrative de stade. Certains de ces noms avaient été communiqués au club par la préfecture de police de Paris sur la base de « vérifications ou de contrôles d’identité opérés par les forces de l’ordre à l’occasion des précédentes rencontres du club à domicile ou à l’extérieur ».
Le club avait tenté de régulariser ce traitement de données personnelles, mais s’était heurté au refus de la Cnil en janvier 2014 au motif que de telles « attributions régaliennes » relevaient « de la compétence exclusive des pouvoirs publics et des juridictions ». Ce qui n'a manifestement pas empêché le PSG, selon plusieurs témoignages, de continuer à « blacklister » certains supporters, résiliant arbitrairement leur abonnement ou ne validant pas leurs achats de place sur Internet. Comme l’a révélé L’Équipe, l'autorité administrative indépendante a d’ailleurs mené fin 2014 deux nouvelles descentes dans les locaux du PSG. Des sanctions ou une action en justice sont-elles envisagées ? « C’est en cours d’instruction », se contente-t-elle d’indiquer. L’amende maximale s’élève à 150 000 euros, comme pour le géant américain Google puni le 8 janvier 2014.
Sous couvert de réponse au risque terroriste, le projet de loi sur le renseignement, en cours d’adoption au Parlement, se préoccupe lui aussi de la mise sous surveillance des supporters les plus violents. Parmi les nouveaux motifs justifiant le recours à des techniques de surveillance intrusives (écoutes administratives, sonorisations, balises GPS, Imsi catchers, etc.), la prévention « des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale » vise directement les groupes identitaires et les hooligans. « Je pense à des groupes de hooligans extrêmement violents », a justifié Bernard Cazeneuve lors de l'examen en séance publique. Selon le dernier rapport de la délégation parlementaire au renseignement, le renseignement territorial (ex-RG) dispose déjà d’un quota de 108 interceptions de sécurité pour lutter « contre l’économie souterraine et contre le hooliganisme ».
Le problème est là encore que la frontière entre hooligans et supporteurs est très floue. «Le hooliganisme dans l’esprit du grand public, ce sont les violences liées au football, nous expliquait le sociologue Nicolas Hourcade en 2013. Mais la division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH) se préoccupe aussi beaucoup de gens qui boivent de l’alcool, fument du cannabis, critiquent le PSG sur leurs banderoles ou amènent des fumigènes au stade. On utilise donc le mot de hooliganisme et les mêmes sanctions administratives pour punir des faits sans commune mesure.»
Lors de son audition par la commission parlementaire sur le maintien de l’ordre, le ministre de l’intérieur avait été plus loin, effectuant un lien surprenant entre supporters et fondamentalistes musulmans. « Comme on l’a vu au cours de certaines manifestations de juillet 2014, certaines franges de l’islamisme radical peuvent faire cause commune avec des groupes de supporters de football liés à des mouvements identitaires », avait déclaré Bernard Cazeneuve le 3 février 2015. Il faisait vraisemblablement référence à la Gaza Firm, un collectif opportuniste qui s’était greffé sur les manifestations pro-palestiniennes à l’été 2014. Son porte-parole Mathias Cardet, proche d’Alain Soral, se présente comme un ancien hooligan. Beaucoup de membres de la Gaza Firm étaient issus des supporters ultras du PSG. De là à y voir une union entre l’islamisme radical et des supporters de foot, la boîte à fantasmes est ouverte…
« Au final, ce sont beaucoup de services mobilisés et d'argent dépensé pour surveiller de très près et empêcher d'accéder au stade des gars dont les éventuels délits ne sont pas susceptibles d'entraîner des poursuites, souligne James, 39 ans, porte-parole de l’Association de défense et d'assistance juridique des intérêts des supporters (Adajis). Et ce, juste pour appliquer la politique commerciale discriminante du PSG. » Côté politique, seul le député socialiste Christian Paul, co-président de la commission « numérique et libertés » de l’Assemblée, s'est pour le moment exprimé, évoquant dans l’émission DirectPolitique un « déni démocratique ».
BOITE NOIREContactée lundi, la préfecture de police de Paris vient de nous répondre ce jeudi matin (après publication de l'article) qu'il fallait adresser nos questions au ministère de l'intérieur.
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