Il avait tout, sauf la démocratie avec lui. Dans Dassault Système, un livre d’enquête à paraître jeudi 30 avril aux éditions Robert Laffont, les journalistes Sara Ghibaudo (France Inter) et Yann Philippin (ex-Libération, aujourd’hui à Mediapart) décortiquent à la manière d’entomologistes de la chose publique les ressorts de la chute de l’un des hommes les plus puissants de France, Serge Dassault.
Patron de l’empire industriel qui porte son nom, sénateur UMP et propriétaire du Figaro, le milliardaire est mis en examen depuis un an pour « achat de votes », « complicité de financement illicite de campagne électorale » et « financement de campagne électorale en dépassement du plafond autorisé ». En un mot, la justice le soupçonne d’avoir acheté la démocratie. Plus précisément d’avoir mis en place dans la commune populaire de Corbeil-Essonnes (Essonne) un système organisé de corruption électorale qui a permis à l’héritier de Marcel Dassault de devenir à trois reprises, à partir de 1995, maire de la ville, après s’être longtemps cassé les dents devant l’urne.
Historique, politique, judiciaire, sociale et même psychologique, l’enquête de nos deux confrères offre à comprendre, révélations à la clé, toutes les facettes de l’affaire Dassault. Car il s’agit tout à la fois de l’histoire d’un fils qui voulait faire mieux que son père, d’un homme qui ne sait pas ce qu’est un Caddie mais veut conquérir le cœur des quartiers populaires de l’Essonne, d’un politique prêt à tout, d’un avionneur paternaliste aux dérapages vertigineux, l’histoire, aussi, d’un système aux échos quasi mafieux qui, un jour, implose. Conséquence : à Corbeil-Essonnes, l’argent a aussi la couleur du sang. Les balles sifflent pour le magot.
Les auteurs de Dassault Système ont ainsi cerné leur personnage : « Un milliardaire jovial et accessible, mais qui tend à considérer que sa puissance le place au-dessus des lois. Et un politique paternaliste qui pense qu’à la façon du XIXe siècle, l’argent est un moyen naturel de conquérir les cœurs. » Dans les bonnes feuilles que publie Mediapart, on découvre comment Serge Dassault a su profiter pendant longtemps de mains agiles et protectrices au sein de la magistrature pour empêcher l’éclatement du scandale. Bienvenue dans le système D.
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Dassault Système
Selon que vous serez puissant ou misérable… L’adage s’applique à merveille au justiciable Serge Dassault. Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, à partir de 2007, les dossiers concernant le milliardaire n’avancent pas ou si peu : classements sans suite, document perdu, enquête préliminaire qui traîne… Il faut attendre 2013 pour que l’enquête soit enfin confiée à des juges d’instruction […]
Ce n’est qu’à la fin des années 2000 que les affaires sensibles pour Dassault arrivent sur le bureau des procureurs. Dans l’univers florentin et très hiérarchisé du parquet, Jean-Claude Marin est une figure de proue […] Brillant technicien au sens politique aiguisé, il lui a été reproché, même s’il s’en défend, d’avoir épargné des personnalités de droite. Il est promu en 2006 procureur de Paris, le poste le plus prestigieux du parquet. […]
En juin 2009, c’est une grenade dégoupillée qui atterrit au parquet de Paris. Le 8 juin, l’élection de Dassault est invalidée par le Conseil d’État pour « dons d’argent d’une ampleur significative ». Le 16 juin, soit huit jours plus tard, la patronne de la Brigade de répression du banditisme (BRB), Hélène Dupif, transmet à Jean-Claude Marin un rapport intitulé « Corruption de vote ».
En enquêtant sur un gang de braqueurs de camions, les policiers ont découvert par hasard que l’un d’entre eux, placé sur écoutes, était un agent électoral de Serge Dassault. Ses conversations téléphoniques, qui couvrent l’ensemble de la campagne municipale 2008, sont accablantes : ce délinquant se démène pour inciter à voter Dassault, en échange d’un permis de conduire à 2 400 euros et d’un logement social. La maire-adjointe Cristela de Oliveira et un employé municipal ayant touché de l’argent de Dassault semblent également concernés […]
Le commandant qui suit l’enquête à la BRB précise que ces écoutes n’apportent qu’un « éclairage partiel sur le fonctionnement de l’équipe municipale ». « Afin de réunir les éléments constitutifs d’un délit de corruption de vote, d'autres recherches plus larges sont nécessaires, dans le cadre d'une enquête distincte, diligentée par un service spécialisé et territorialement compétent », conclut-il.
Le tribunal de Paris, avec son prestigieux pôle financier, est le mieux outillé pour gérer le dossier. En tant que JIRS (pôle régional), Paris est d’ailleurs compétent pour traiter les affaires complexes survenues hors de son territoire. Mais les achats de votes n’en font pas partie. Les faits ayant eu lieu dans l’Essonne, Jean-Claude Marin se dessaisit au profit du procureur d’Évry, Jean-François Pascal.
Le rapport de la BRB arrive bien à Évry. Le problème, c’est qu’il manque le « soit-transmis ». Sans ce courrier officiel, la transmission est invalide […] Tant qu’il n’a pas le précieux papier, le procureur Pascal n’a pas le droit de traiter le dossier. Mais curieusement, le parquet d’Évry ne demande pas de nouveau soit-transmis. C’est ainsi qu’aucune enquête n’est ouverte, et que le rapport de la BRB a pris la poussière au parquet d’Évry pendant plus d’un an… Jean-François Pascal n’a pas souhaité répondre à nos questions à ce sujet.
Plusieurs magistrats nous ont confirmé qu’une affaire visant Dassault fait partie des dossiers dits « signalés », qui doivent remonter, via la hiérarchie policière et judiciaire, jusqu’aux ministères de la Justice et de l’Intérieur, voire jusqu’à l’Élysée. D’autant que le président Sarkozy suit semble-t-il de très près les affaires judiciaires : « À l’époque, les dossiers sensibles étaient gérés directement au Château », raconte un haut fonctionnaire alors en poste à la Chancellerie.
S’il n’a pas observé d’intervention, ce témoin se souvient de l’émoi qui a saisi le cabinet de la ministre de la Justice, Michèle Alliot-Marie, dans les jours qui ont suivi l’arrêt du Conseil d’État invalidant l’élection de Dassault : « J’ai perçu une inquiétude assez forte à l’idée d’une future enquête sur des achats de votes à Corbeil. » « Michèle Alliot-Marie et plusieurs de ses collaborateurs de l’époque n’ont aucun souvenir de ce rapport d’écoutes téléphoniques », dément l’un de ses proches, précisant que l’ex-ministre « a toujours fait en sorte que la justice fonctionne en toute indépendance et n’a jamais donné d’instructions dans un dossier individuel » […]
Le feuilleton ne s’arrête pas là. Le 11 janvier 2010, le procureur d’Évry reçoit un rapport de la Sûreté départementale (SD) d’Évry. Lors d’une perquisition, les policiers sont tombés par hasard sur trois chèques signés par Jacques Lebigre [proche collaborateur de Serge Dassault – ndlr] à la petite amie d’un délinquant de Corbeil, pour un total de 8 500 euros. Le jeune homme a admis être le bénéficiaire de l’argent, et a raconté ses relations très intéressées avec l’ex-directeur de campagne de Dassault. « On l’aide quand ça chauffe dans nos quartiers [et] dans la période des élections », a-t-il dit aux enquêteurs. En échange, « quand on a besoin d’argent, il nous aide ».
Le procureur Pascal suit personnellement le dossier. Quelques jours avant la transmission du rapport, il demande aux policiers d’assurer leur enquête en récupérant une copie des chèques et les relevés de comptes bancaires de Lebigre. C’est à cette occasion que la SD 91 remarque que deux semaines avant l’élection de septembre 2009, Lebigre a commencé à procéder à « l'émission régulière d'un certain nombre de chèques à gros montant ». Malgré ces constatations des policiers, Jean-François Pascal n’ouvre pas d’enquête. Il n’a pas souhaité s’en expliquer.
Il faudra que Tracfin prenne le relais pour débloquer l’affaire. L’office anti-blanchiment de Bercy s’est livré à son tour à un examen très détaillé des comptes de Lebigre. Autour des élections de 2008 et 2009, Jacques Lebigre a encaissé la bagatelle de 156 537 euros « venant de comptes ouverts au nom de M. ou Mme Serge Dassault ». Il a retiré une partie de cet argent en liquide et a signé des chèques à des entreprises, des associations ainsi qu’à une trentaine d’habitants de Corbeil […] Le 7 juin 2010, l’office anti-blanchiment adresse son rapport à la nouvelle procureur d’Évry, Marie-Suzanne Le Quéau.
L’affaire prend de l’ampleur, il faut ouvrir une enquête. Reste à savoir qui va la traiter […] Après arbitrage du procureur général, c’est Jean-Claude Marin qui est chargé de lancer une enquête préliminaire à Paris. Elle est confiée à la DNIFF, l’office anti-corruption de la police judiciaire.
Une fois dessaisie, la procureur d’Évry entreprend d’aider son collègue parisien. Elle fouille dans les archives à la recherche de dossiers connexes, et retrouve les deux rapports de police auquel son prédécesseur n’avait pas donné suite. Marie-Suzanne Le Quéau les envoie au parquet de Paris. C’est ainsi que les écoutes téléphoniques et la procédure sur les trois chèques de Lebigre ont enfin été versées à la procédure.
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