C'est l'histoire d'une cavalerie financière et d’une cécité troublante. Une cavalerie de près de 50 millions d'euros a ruiné de gros investisseurs (jusqu'à 2,5 millions d'euros) et une foule de petits ou tout petits épargnants, à l’image de cette grand-mère dont les 17 000 euros d'économie ont disparu. Quant à la cécité, ou la fascination, elle a frappé la chaîne des autorités précisément chargées de détecter les irrégularités ou les illusions, puis de les combattre : commissaires aux comptes fort bien rémunérés, dont l'un d'eux est président de l'ordre des experts-comptables de Paris-Île-de-France, gendarmes de la bourse, un greffier, un notaire, le tout dans la majestueuse lenteur de la justice.
Ce petit Madoff français apparaît dans la foulée du premier, dès 2007, à la fois ébloui et dépassé par le succès de sa propre affaire, et les millions qui vont avec. Il s’appelle Frédéric Errera, il a 34 ans à l’époque, il est gestionnaire de patrimoine et il crée l’entreprise Solabios qui fabrique de la finance à partir de panneaux solaires. Il prospère jusqu’en 2010, en promettant la poule aux œufs d'or à ceux qui cherchent un bon placement. Il entre en bourse, puis se fracasse et se met à l’abri dès 2012 en changeant de nationalité… Franco-Israélien, il est maintenant israélo-hollandais, et habite à Monaco.
Il n’est pas seul dans l’aventure. D’un bout à l’autre il est accompagné par l'amnésie, le laisser-faire de professionnels aguerris dont il sait s’entourer, qui sont pour le public des garanties morales et techniques. Un impressionnant aréopage d’avocats, de conseils, d’hommes de loi, et la présence quotidienne de deux commissaires aux comptes... Mais personne, ou presque, n’a eu l’idée de bouger quand le Titanic a foncé vers l'iceberg, détectable et détecté dès 2010. L’un de ces deux commissaires aux comptes, Stéphane Cohen, est pourtant président des experts-comptables d'Île-de-France, et il a pris en 2008 la tête d’une commission de lutte contre la fraude.
Lui et son collègue Said Yanis Khadiri sont aujourd'hui poursuivis devant le tribunal de grande instance de Paris par l'administrateur judiciaire chargé de la sauvegarde de l'entreprise, Pierre-Louis Ezavin. Ils sont accusés de « n'avoir pas empêché, et même pour l'un d'eux [Stéphane Cohen - ndlr] favorisé l'émission massive d'obligations alors que la société était déjà en situation irrémédiablement compromise ». Ezavin leur réclame 40 millions d'euros.
Résultat : plus de mille personnes dépossédées, 521 plaintes déposées auprès du tribunal de Marseille par une association de victimes, l’AIS, association des investisseurs de Solabios. Une instruction a été ouverte, confiée au juge Pierre Philipon. Elle est, nous explique-t-on au tribunal et au commissariat, « complexe et délicate ».
Les documents auxquels Mediapart a eu accès ne sont pourtant pas un secret d'État. Il en existe d’autres. Ils sont connus de tous les protagonistes qui dégainent d’ailleurs chacun les leurs, et de toutes les autorités compétentes, alertées depuis longtemps, et à plusieurs reprises.
Une promesse mirifique
« Devenez propriétaire d’une parcelle solaire de 13 m² et gagnez 1 414 € /an net d’impôts. 8 % net de fiscalité. Prix parcelle : 17 677 € HT (Prix TTC : 21 142 €, remboursement TVA de 3 465 € au plus tard 9 mois après signature du contrat). Des revenus versés tous les trimestres et revalorisés à 1,5 % / an. » C’est l’offre qui circulait dans la presse en 2009, publiée par des conseillers en placement. Elle émanait donc de l’entreprise Solabios du jeune Frédéric Errera.
Errera est rassurant. Plutôt rond, le ton feutré, presque hésitant, il apparaît timide à la télévision quand il vante son projet dans les chroniques de BFM Business, et n’a rien du bagout qu’on imagine chez le flambeur que dénonceront plus tard ses plus proches collaborateurs. Il a compris, comme d’autres, que le décret pris par Dominique de Villepin en 2006 ouvrait des perspectives illimitées. EDF devait racheter à 60 centimes d’euro le kilowatt-heure produit par les panneaux solaires installés par les particuliers.
Son idée est donc, au départ, de proposer au public de se constituer en “Société en participation” (SEP), de vendre des panneaux à ces SEP, lesquelles donnaient mandat à Solabios d’investir en leur nom. Plus tard, Solabios se subdivisera en un maquis impénétrable de holdings et filiales. Mais entre 2007 et 2010 la promesse de ce donnant-donnant est alléchante : versement d’une rente de 8 % pendant 10 ans avec au bout de ce délai la possibilité de rachat par Solabios de la quasi-totalité du prix de l’investissement. Ainsi pour 10 000 euros, le particulier avait la garantie contractuelle de recevoir 800 euros par an, et de revendre ses panneaux au prix de 8 700 euros, soit un gain total de 16 700 euros au bout de dix ans.
Faites le calcul. En dix ans, 10 000 euros deviendraient grosso modo 26 000, une culbute de plus de 150 %. Dès le 9 octobre 2009, un blogueur spécialisé exprime son scepticisme sur internet en parlant « d’arnaqueur » et d’« escroquerie », mais l’envie d’y croire est trop grande et transpire dans les commentaires de cet avertissement : « Solabios prend sa part du gâteau, mais ils me garantissent 8 % certifiés par un notaire… » ; « C’est triste, il y a toujours quelqu’un pour casser le travail de nos entrepreneurs… », etc.
De fait, porté par une vague qui conduit bien des propriétaires de l’époque à examiner la toiture de leur maison pour envisager d’y placer des panneaux et revendre leur électricité à EDF, Solabios prospère à vitesse grand V. En moins de quatre ans une pluie d’argent, presque 50 millions d’euros, est collectée. L’entreprise est admise en 2009 sur le marché libre Euronext et prépare en 2010 son entrée sur le marché Alternext. Solabios n’est donc pas une petite affaire bidouillée par un bonimenteur isolé. Elle est répertoriée, cotée, soupesée par les autorités boursières. Elle est contrôlée par deux commissaires aux comptes qui n’émettront de réserves publiques que lorsque les chaloupes seront mises à la mer.
Tout va merveilleusement bien. La fièvre du panneau solaire fait fondre les méfiances, l’argent rentre. Le problème, c’est qu’il sort aussi, mais pas par les mêmes tuyaux...
Les investisseurs sont souvent des retraités. Ainsi Jean Thomas, le président de l’AIS. Ancien chef d’entreprise, il a des problèmes avec ses caisses de retraite, et se tourne vers cet investissement pour compenser : « La plaquette était belle, on me parlait d’EDF, de l’État, du préfet qui donnait son autorisation, d’Axa qui assurait l’opération. C’était rassurant. » En 2010, il fonce en « plaçant » 200 000 euros. Beaucoup d’autres sont infiniment plus modestes. Une grand-mère confie par exemple ses 17 000 euros d’économie, le prix d’entrée minimal pour investir dans Solabios. Plus de mille personnes mordent à l’hameçon.
Le concept est si puissant qu’il n’attire pas seulement les particuliers. Frédéric Errera rencontre ainsi un jeune entrepreneur corse, Christian Giudicelli. Cet ingénieur en aéronautique a parié lui aussi sur le développement du solaire. Il installe des centrales, et son entreprise, Voltaïca, a connu une croissance impressionnante. Parti de rien son chiffre d’affaires atteint 7 millions d’euros en deux ans, quand il décide de s’associer à Solabios. Il y investira (et perdra pour l’instant) 2,5 millions d’euros. Devenu vice-président de Solabios, il envisagera d’y fusionner Voltaïca, avant de se raviser au vu des comptes qu’il découvrira en prenant ses fonctions, en 2011. Il s’en ira en avril 2012, dans des conditions que nous rapportons plus bas.
Pour l’heure, nous sommes donc en 2010 et l’entrée au sein de Solabios de ce jeune entrepreneur est une aubaine que la communication de Frédéric Errera salue dans un texte en direction de la presse. Si un tel spécialiste associe son entreprise à la sienne, c’est la preuve que Solabios a les reins solides. « J’ai été naïf, j’y ai cru, le secteur était porteur », regrette Christian Giudicelli qui a porté plainte, comme tant d’autres, et qui essaie de se reconstruire, la rage au ventre, tandis qu’Errera l’accuse de n’avoir pas tenu ses engagements.
Les centaines d’investisseurs, eux, n’ont d’abord ressenti qu’une grosse contrariété. Jean Thomas (le président de l’AIS) la raconte, dates à l’appui : « Je suis entré dans le système en mars 2010. Un an plus tard, inquiet de ne rien recevoir, je joins la Société qui m’explique qu’un retard sur un chantier a provoqué ce délai. Je reçois finalement le premier “loyer” de 1 800 euros, puis deux autres en 2012. Ce seront les derniers. Plus rien n’arrivera sur mes comptes. Le 27 septembre, je reçois un courrier : en dépit du contrat que nous avons signé, Solabios en difficulté me propose deux “solutions”. Soit je conserve ma SEP en l’état, mais je ne touche plus rien avant dix-huit mois et ma rétribution de 8 % est réduite à 3 %, soit j’accepte de la transformer en obligations convertibles en actions (donc j’abandonne ma propriété sur les panneaux solaires, en échange de valeurs boursières aux mains du seul Errera), je ne touche rien pendant “seulement” un an, et je conserve la promesse d’un intérêt à 8 %. Je refuse cette transaction, contrairement à la majorité des investisseurs, pour qui l’attrait des 8 % reste un argument décisif. »
Résumé de la situation : il a fallu patienter un an avant de recevoir la première mensualité, elles sont arrivées au compte-gouttes, et il faudra maintenant attendre douze ou dix-huit mois supplémentaires, pour espérer les prochaines. En fait, elles ne viendront jamais.
Juridiquement, ce qui se passe à Solabios entre 2011 et 2013 est une descente en vrille. Officiellement, selon la comptabilité certifiée en juin 2010 par les commissaires aux comptes, la situation est saine, et consolidée par l’arrivée de Voltaïca. Elle est examinée et validée par la société Genesta chargée de vérifier la solidité des entreprises candidates à l’entrée sur le marché Alternext. « Je me suis fié aux commissaires aux comptes, se défend son directeur, Hervé Guyot. Je n’étais pas chargé d’auditer. »
Solabios est cotée à 17 euros à partir du 31 mars 2011. Au bout de quelques semaines le cours se fracasse, et finit sa carrière en septembre 2013. L’action ne vaut plus alors que 0,79 euro. Solabios est successivement placée sous l’autorité d’un mandataire ad hoc, puis en procédure de sauvegarde, puis sous l’autorité d’un administrateur judiciaire. Elle est désormais en liquidation.
Ainsi la poule aux œufs d’or qui devait multiplier les pains, et gaver ses investisseurs, affiche plus d’1 million d’euros de pertes dès 2010, 7,4 millions en 2011, 6 millions en 2012, 5 millions en 2013, et ainsi de suite. Comment expliquer cette catastrophe financière ?
Il existe un déclencheur technique : la promesse de Solabios reposait sur le décret Villepin, à savoir le rachat du kilowatt-heure à 60 centimes d'euros. Or, en 2010, EDF divise ce prix par cinq. Frédéric Errera ne cessera de mettre en avant cet événement pour expliquer ses déboires. Mais le 2 mars 2011, à la veille de l’entrée en bourse, interrogé sur la chaîne marseillaise LCM, il assure tranquillement que cette baisse « lui paraît normale » car le prix d’achat des panneaux baisse également et compensera un manque à gagner, qu’il « avait anticipé ».
Ces aléas cachent en fait des problèmes comptables autrement plus concrets, et d’une tout autre ampleur. L’administrateur judiciaire Pierre-Louis Ezavin les découvrira deux ans plus tard. Désigné en octobre 2013 par le tribunal de commerce de Nice dans le cadre d’une procédure de sauvegarde, il décrit les faits dans un rapport daté du 2 octobre 2014 : « Sur 42 millions de fonds investis par les investisseurs, seuls 20 millions auraient servi à l’acquisition de centrales photovoltaïques. »
Où est allé le reste de l’argent ? Me Ezavin donne des indications chiffrées : « Des rémunérations particulièrement importantes [ont été] versées à une société monégasque, Green Institut, pour près d’un million d’euros en trois ans. » Or qui est le gérant de cette société sise en principauté, avec laquelle Frédéric Errera a passé convention ? C’est Frédéric Errera lui-même… L’administrateur découvrira dans la foulée que le même homme jouait aussi des vases communicants en promenant de l’argent vers une myriade de sociétés, au Danemark ou dans l’État du Delaware (paradis fiscal aux États-Unis). Il avait même créé une trentaine de sociétés commerciales dont quinze ont été dissoutes… Depuis Monaco, Errera explique que cet argent ne faisait que transiter pour des raisons fiscales, et revenait ensuite à la maison mère.
Le patron de Solabios n’était pas égoïste. Il partageait l'argent des épargnants avec ses conseils. Bon mari, il payait son assistante (sa femme) 8 000 euros par mois, selon le rapport de l’administrateur. Il dit que c’est faux. Bon prince, il rémunérait aussi sans compter les avocats, conseils ou commissaires aux comptes. « 55 % du chiffre d’affaires en 2011, 91 % du chiffre d’affaires en 2012, 60 % du chiffre d’affaires en 2013 », précise Me Ezavin. « Ça coûte très cher d’entrer en bourse », réplique Errera à Mediapart. Ceux qui ont investi dans son affaire et perdu leur argent ne le contrediront pas...
L’amnésie des commissaires aux comptes
Les deux experts-comptables de Solabios, Said Yanis Khadiri (qu’on a vu avec Emmanuel Macron dans l’émission de France 2 Des paroles et des actes) et Stéphane Cohen, aujourd’hui président de l’ordre des experts-comptables Paris-Île de France, ont touché à eux deux 1 million d’euros en trois ans de 2010 à 2012, c’est-à-dire 15 % du chiffre d’affaires de Solabios. Ils réclamaient encore à la société en perdition 150 000 euros pour l’année 2013. L’avocat de Stéphane Cohen, Me Olivier Pardo, ne dément pas la somme : « Les honoraires ont été validés par la Compagnie régionale des commissaires aux comptes de Paris lors d’un contrôle effectué le 8 avril 2013. »
Une si haute rétribution permet d’imaginer que chaque chiffre était vérifié au microscope. Des courriers et des échanges de mails que Mediapart a pu consulter prouvent que les experts-comptables ont effectivement débattu, dès 2010, des incohérences, puis des irrégularités, mais qu’ils se sont violemment opposés sur l’opportunité de les révéler. Il ressort de ces échanges que Stéphane Cohen faisait étroitement équipe avec le patron de Solabios et avec ses avocats, contre Said Yanis Khadiri qui prenait ses distances.
Ainsi, le 2 juin 2010, au moment de clôturer les comptes des six premiers mois de l’année, décisifs pour l’entrée sur le marché Alternext, M. Khadiri fait part, par écrit, d’objections techniques portant sur des questions de facturations. L’avocat d’Errera, Johann Lissowski à l’époque, prévient aussitôt son client, lequel répond le même jour, à 19 heures 22 : « OK, j’ai vu avec Stéphane [Stéphane Cohen - ndlr], on va lui rentrer dans le lard après son rapport. »
Le “lard” sera courtois, mais enregistré par un micro clandestin. « Je me méfiais de lui, explique Errera. Il passait son temps à démolir Stéphane Cohen depuis que j’avais annoncé son arrivée officielle comme co-commissaire aux comptes, alors j’ai pris mes précautions, je le reconnais franchement. » La réunion a lieu à trois, le patron, l’avocat et le commissaire aux comptes Khadiri. Khadiri finira par donner des conseils pour “meubler” la comptabilité. L’enregistrement sera illico presto envoyé à l’autre (futur) commissaire aux comptes, par mail, sous le titre “Kiffe bien”. Réponse de Stéphane Cohen qui entrera en fonction le 1er juillet suivant : « Excellent, j’adore. » Finalement, les comptes seront validés le 30 juin.
Errera et Cohen se connaissent depuis 2008, et en 2009 le second est d’abord devenu commissaire aux compte d’une holding dépendant de Solabios. De lui Errera dit qu’il était chaleureux, qu’il lui disait tout le temps « Tu es mon pote » et lui donnait des conseils de gestion, notamment pour l’entrée en bourse. Une étroite proximité que dément catégoriquement l’avocat de l’intéressé (lire l’intégralité de son point de vue sous l’onglet “Prolonger”), et qui s’est maintenue jusqu’en 2012. Les échanges publiés en portent au minimum la trace. De même, l’entrée en bourse sur Alternext verra Stéphane Cohen plaider lui-même le dossier Solabios auprès de la société Genesta. Son directeur, Hervé Guyot, le confirme dans un courrier : « Effectivement, nous avons été en contact très réguliers avec Wingate [Stéphane Cohen, Peggy Huard] et avons eu de très nombreux échanges avec eux entre septembre 2010 et mars 2011, notamment. »
L’affrontement entre Cohen et Khadiri, et la proximité de Cohen et d’Errera culmineront l’année suivante, après l’entrée en bourse, l’effondrement du cours, la suspension des versements aux investisseurs, et l’inquiétude manifestée par l’AMF (Autorité des marchés financiers). Le 2 octobre 2011, Khadiri sonne, seul, l’alarme dans une lettre recommandée adressée à Errera, avec copie à son confrère Cohen. Le courrier se termine par cette phrase : « Compte tenu de la situation, nous pensons que les faits mentionnés ci-dessus sont de nature à compromettre la continuité de l’exploitation de la société. »
Les réponses écrites apportées par le PDG n’apaisent pas les réticences de Khadiri, ce qui met en colère Stéphane Cohen. « Khadiri nous mettait des bâtons dans les roues », raconte Errera. Cohen écrit au PDG, dans un mail daté du 25 octobre : « Il me vise. Je vais devoir lui répondre et cela va être très agressif. » Finalement, les comptes seront validés par “Steph” et Khadiri, le 30 novembre, malgré 7,4 millions de pertes. Il faudra attendre le mois de juin 2013, alors que le bateau coule depuis longtemps, pour que les deux hommes émettent enfin « des réserves » sur une série de conventions.
L’avocat de Cohen, dans sa longue explication intégralement publiée sous l'onglet Prolonger de cet article, met en avant des alertes multiples. Le lecteur constatera que la première n’est pas signée par lui, et que la seconde, celle de 2013, émet seulement « des réserves ».
Voilà pour la régularité comptable. Mais un autre acteur a tiré la sonnette d’alarme, très vite et très fort, et pour cause : c’est son propre argent qu’il voyait s’envoler. Christian Giudicelli, qui a apporté au total 2,5 millions dans l’aventure est celui qui a vécu au plus près le passage brutal des promesses de Solabios à la réalité de ses comptes.
Trois mois après l’entrée en bourse, Giudicelli écrit à Errera : « Nous vivons au-dessus de nos moyens. » Et il cite des honoraires d’avocat à hauteur de 338 000 euros en six mois, des honoraires divers (110 000 euros en six mois), des honoraires de conseil (212 000 euros en six mois), 12 000 euros de timbres, 2 000 euros de papier et de stylos par mois, des réparations informatiques pour 20 000 euros. Il a cette phrase définitive : « Nous payons les centrales d’hier avec les levées d’aujourd’hui et nous creusons chaque jour le déficit. » Un jugement qui fait écho à celui de l’administrateur Pierre-Louis Ezavin : « La société Solabios était déjà à la fin de l’exercice 2011 en situation irrémédiablement compromise. »
La situation est donc désespérée quelques mois seulement après l’entrée en bourse sur le marché Alternext. C’est pendant cette période que le PDG Errera se souvient soudain que sa maman est hollandaise, et il éprouve l’envie filiale d’acquérir cette nationalité, lui qui en détient déjà deux… Le 15 décembre 2011, l’homme devient hollandais. Le 3 février suivant, il déclare à l’ambassade de France à Monaco sa volonté de perdre la nationalité française en application des articles 23 et 23-1 du code civil.
Organise-t-il son insolvabilité ? Il tombe des nues quand Mediapart lui pose la question. « Mais pas du tout ! J’étais dégoûté de la France. » Dégoûté de la France mais pas de l’argent de ses investisseurs : il s’accrochera à son fauteuil avec la dernière énergie, jusqu’en 2014, allant même jusqu’à faire poser des scellés sur ses bureaux parisiens après avoir contraint ses derniers salariés à descendre dans le parking de l’immeuble sous la menace d’un maître-chien. Le siège sera transféré dans la riante cité de Beausoleil, qui domine… Monaco.
Les commissaires aux comptes ne l’ont sans doute pas su. À leur décharge, on constate dans cette affaire une amnésie générale des institutions chargées de veiller à la régularité des transactions. Ainsi, mis en minorité par son conseil d’administration le 23 septembre 2013, Frédéric Errera décrète la nullité de la décision, improvise un autre conseil avec des proches et des membres de sa famille, et court faire valider l’opération par un greffier du tribunal de commerce de Nice qui l’inscrit aussitôt au registre Kbis. Saisi par la partie adverse, le juge du même tribunal estimera qu’il n’a pas qualité pour juger de la validité de l’acte du greffier, ce que confirmera la cour d’appel d’Aix-en-Provence.
Autre absence de réaction dans la chaîne de contrôle, celle, encore plus étrange, d’un notaire de Bléneau, dans l’Yonne, François Dinet. Il a enregistré la vente du siège de Solabios (3 millions d’euros) sans remarquer que ce bâtiment était frappé par une hypothèque de 1 million d’euros, et a même versé cette somme à la société Green Institute de Monaco, détenue comme on le sait par M. Errera. Juste après son virement étourdi, Me Dinet a pris sa retraite. L’affaire est en justice.
La justice précisément… Elle a été sollicitée maintes et maintes fois, et saisie depuis longtemps par l’Association des investisseurs de Solabios. La machine se met en route au printemps 2015, tout doucement. Le pôle financier examine le dossier, les policiers entendent et entendront les plaignants, dans la discrétion. Au tribunal, un connaisseur du dossier éclate de rire quand il apprend que Mediapart enquête : « Ah, Solabios… Vous en savez plus que nous, sans doute… Il y a de gros intérêts dans cette affaire, vous savez. »
Frédéric Errera, désormais hors de portée de la justice française, est toujours résident monégasque et n’a pas disparu du monde des affaires. Sur Viadeo.com il se présente ainsi : « Leveur de fonds pour PME cotées ou non. Secteur de l'industrie ou autres. Grande expérience des marchés boursiers et financiers en France et étranger. »
Cette carte de visite est accompagnée d’un message appétissant : « Entrepreneur dynamique, je suis à la recherche de partenariats qui me permettront de développer ma clientèle ainsi que celles de mes partenaires. Je suis dans un marché en pleine croissance (investissements en maisons de retraite médicalisées, énergie renouvelable ....). Contactez-moi vite. Leveur de fonds professionnel. Plus de 50 millions levés depuis 2006. » Le juge Pierre Philipon a peut-être intérêt à ne pas trop tarder. Une rechute est si vite arrivée...
BOITE NOIREL'avocat de Stéphane Cohen, Me Olivier Pardo, a pris contact avec nous après que son client a été joint sur son téléphone portable et s'est emporté en apprenant le sujet de cette enquête et les éléments essentiels en notre possession. Stéphane Cohen avait raccroché sur ces mots : « Faites attention monsieur, vous ne savez pas qui je suis... » Le contact a alors été franc, mais normal et courtois. Me Pardo nous a fait parvenir un long texte. Vous trouverez ci-dessous l'intégralité de sa réponse sous l'onglet Prolonger de cet article.
En ce qui concerne Frédéric Errera, il se défend de se soustraire à la justice par son changement de nationalité, et explique son insistance à garder le contrôle de Solabios par souci de ne pas abandonner les investisseurs qui lui ont fait confiance. Il affirme n'avoir jamais « flambé », s'être versé un salaire de 8 000 euros, et vivre très modestement dans 25 mètres carrés.
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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