Une menace méconnue plane sur le chantier de l’EPR, déjà mis en cause par les anomalies de fabrication révélées par l’autorité de sûreté du nucléaire (ASN) : la péremption de son décret d’autorisation. Publié le 10 avril 2007, le décret n° 2007-534 prévoit en son article 3 que « le délai pour réaliser le premier chargement en combustible nucléaire du réacteur est fixé à dix ans à compter de la publication du présent décret ». Soit le 11 avril 2017. Le problème, c’est qu’il semble fort improbable qu’à cette date le réacteur Flamanville-3 puisse être mis en service. Car il faut d’ici là que l’ASN autorise le chargement des combustibles, décision qui nécessite de nombreux essais. Or l’EPR de Flamanville est une tête de série. Il faudra le tester plus et plus longtemps que les équipements déjà opérationnels. Par ailleurs, le chantier accuse un retard important. Par exemple, le montage des circuits primaires et secondaires est peu avancé en ce printemps 2015. Bien qu’EDF affiche toujours sa volonté de mettre en service la centrale en avril 2017, plus grand monde n’y croit vraiment. L’année 2018 semble une échéance plus crédible.
Tout va surtout dépendre des résultats des nouveaux essais qu’Areva doit réaliser sur la calotte de la cuve témoin de l’EPR, après la révélation d’anomalies dans son acier. Ségolène Royal a demandé leur publication pour octobre 2015. Mais rien n’assure que ce calendrier soit respecté : il faut qu’Areva présente son programme de tests à l’ASN, que celle-ci le valide, puis que les tests se déroulent et enfin que l’IRSN (l'institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) et l’ASN les analysent. Le processus pourrait déborder sur 2016. Si les anomalies sont confirmées, la réparation ou le changement de cuve, et sa nouvelle validation, pourrait prendre plusieurs années. Avant même la découverte des défauts sur la cuve, Philippe Jamet, commissaire à l’ASN, expliquait en 2014 aux députés que « par rapport à l’autorisation de mise en service prévue en 2016, c’est plus que tendu ».
Pierre-Franck Chevet, le directeur de l’ASN, a précisé aux parlementaires qui l’auditionnaient le 15 avril, qu’il venait de recevoir la demande de mise en service de l’EPR, envoyée quelques semaines plus tôt par EDF. Le dossier fait 40 000 pages. « L’instruction va être particulièrement lourde », a-t-il précisé, et impliquer toutes les forces disponibles : les membres des divers groupes permanents de l’autorité, l’IRSN et peut-être des experts internationaux.
« Si l’EPR n’est pas mis en service en avril 2017 se pose la question du statut juridique de l’installation, écrit la commission parlementaire d’enquête sur les coûts du nucléaire, pilotée en 2014 par les députés François Brottes et Denis Baupin. Le gouvernement aurait la possibilité d’annuler le décret, obligeant EDF à reprendre la procédure. » Concrètement, l’EPR ne deviendrait pas périmé d’un jour à l’autre, comme un morceau de viande avariée ou un produit laitier qui tourne rance. Mais il entrerait en zone juridique inconnue. « Le gouvernement a le choix [d’annuler le décret - ndlr] si la mise en service n’est pas effectuée », a expliqué Philippe Jamet en audition à l’Assemblée nationale en 2014, « d’un point de vue technique, un retard supplémentaire et au-delà de cette limite réglementaire, techniquement, n’aurait pas de conséquences du point de vue de la sûreté. »
Il semble bien peu probable qu’à un mois de l’élection présidentielle de 2017, le gouvernement socialiste annule l’autorisation de l’EPR qu’il a jusqu’ici toujours soutenu. Reprendre la procédure d’autorisation prendrait plusieurs années : étude d’impact, préparation d’un nouveau décret d’utilité publique, organisation d’un nouveau débat public. Après la catastrophe de Fukushima, nul ne peut présager de l’issue d’une consultation populaire portant sur l’opportunité d’installer près de chez soi le plus puissant réacteur atomique au monde.
Mais la vacance de fait créée par l’expiration du décret pourrait provoquer une vulnérabilité juridique, souligne l’élu EELV Denis Baupin, pour qui des recours pourraient alors être déposés contre le réacteur. La loi de transition énergétique oblige l’exploitant, EDF, à demander au gouvernement l’autorisation de démarrer le réacteur 18 mois avant sa mise en service. Il peut aussi réclamer un prolongement de l’autorisation. C’est le ministère de tutelle, celui de l’écologie et de l’énergie, qui devra alors prendre cette décision.
Un gouvernement pourrait-il décider d’en finir avec l’EPR ? C’est ce que fit le gouvernement Jospin en 1997 avec Superphénix, le surgénérateur implanté à Creys-Malville (Isère). L’arrêt du réacteur à neutrons rapides découle d’un accord électoral entre les Verts et les socialistes, alors que la gauche s’apprête à reprendre le pouvoir, à la faveur de la dissolution parlementaire décidée par Jacques Chirac et Dominique de Villepin. La chronologie de cette décision, unique à ce jour par son ampleur symbolique dans l’histoire du nucléaire français, mérite d’être reconstituée.
Initié en 1976, ce réacteur à neutrons rapides et utilisant le sodium comme fluide caloporteur – une autre technologie que celle des centrales nucléaires françaises actuelles – était exploité par une société européenne, Nersa, regroupant trois grands actionnaires : le français EDF (51 %), l'italien ENEL (33 %) et le consortium SBK (16 %) rassemblant l'allemand RWE, le néerlandais SEP et le belge Electrabel. Très puissant pour l’époque, avec ses 1200 MW (contre 1600 pour l’EPR de Flamanville aujourd’hui), il ligue d’emblée contre lui une bonne partie des mouvements écologistes européens, qui lui reprochent aussi de tourner au plutonium, qui sert à fabriquer les armes nucléaires, et d’être particulièrement dangereux : il fonctionne au sodium qui s'enflamme au contact de l'air et explose au contact de l'eau. Le 31 juillet 1977, une manifestation d’opposants au surgénérateur se termine dans le sang : Vital Michalon meurt tué par la grenade d’un gendarme. C’est « la bataille de Malville ». Le réacteur devient un point de crispation du mouvement antinucléaire. Une fois élu en 1981, François Mitterrand ignore ces mobilisations et lance un ambitieux programme de construction de réacteurs atomiques. En 1986, Superphénix entre en activité.
Mais il rencontre de gros problèmes techniques. Il est immobilisé pendant des années, entre les travaux de réparation et les procédures de contrôle administratif. Cette vulnérabilité technologique et les coûts financiers galopants du site (épinglés par un rapport de la Cour des comptes en 1996) fragilisent la légitimité de la centrale et accordent plus de poids à la critique des Verts. En mai 1997, Lionel Jospin devient premier ministre. Dans la foulée, le gouvernement annonce sa décision de mettre un terme à l’activité de Superphénix. Vingt ans presque jour pour jour après la mort de Vital Michalon, Lionel Jospin déclare : « Le surgénérateur qu’on appelle Superphénix sera abandonné. » Des députés, emmenés par le socialiste Christian Bataille, veulent défendre le réacteur. La CGT proteste et lance une pétition de soutien à Superphénix. Mais le décret d’arrêt de la centrale est publié le 31 décembre 1998. EDF accepte de financer seul le démantèlement (10 milliards de francs, soit 1,5 milliard d’euros), mais en contrepartie, ne verse ni indemnités ni compensation aux autres actionnaires.
Des agents de Superphénix ont raconté à l’anthropologue et philosophe Christine Bergé comment ils avaient vécu cette mise à mort de la centrale, dans son livre Superphénix, déconstruction d’un mythe. « Nous lui avons fait un enterrement symbolique, avec une vraie pierre tombale », dit l’un d’entre eux. « La pierre existe toujours, plantée en terre près d’une des grilles de l’entrée », décrit la chercheuse. « À l’époque, il a fallu demander un psychologue pour que ceux qui avaient envie de parler puissent le faire, rapporte une médecin du site. Nous avons eu des consultations jusqu’en 2004. En 2003, certains ne voulaient pas qu’on casse la salle des machines. Ils ne pensaient pas qu’on allait vraiment arrêter. Ils disaient : "Je ne veux pas partir". C’était une histoire d’amour. Ils se serraient les coudes. » Un ingénieur raconte à l’auteure : « 1998, c’était en plein dans la période de mon anniversaire. On disait qu’on allait arrêter. Il fallait décharger le cœur ? Mais c’était un cœur de jeune homme ! » Pour Christine Bergé, gagnée par l’émotion de ses interlocuteurs, « tour à tour jugé monstrueux, arrogant ou bénéfique, exploit ou folie technique, Superphénix était le plus grand surgénérateur du monde, le plus grand chaudron de sodium en fusion. Comme tous les héros, il eut une naissance difficile et une fin tragique ». Le surgénérateur est encore aujourd'hui en phase de déconstruction.
L’EPR pourrait-il connaître la même mort mélodramatique ? En réalité, tout a changé par rapport à la fin des années 1990. Depuis, un nouveau cadre réglementaire a été conçu pour retarder le plus possible la mise à l’arrêt des réacteurs. En 2006, la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dite « loi TSN », crée l’autorité de sûreté du nucléaire (ASN) et institue le premier régime légal complet des installations nucléaires de base. Mais elle prive aussi le pouvoir politique de la capacité de fermer les réacteurs pour des raisons autres que sécuritaires. « Aujourd’hui, la loi et les textes réglementaires font que la fermeture d’une centrale relève de la décision de l’exploitant et de l’ASN », expliquait à Mediapart Francis Rol-Tanguy, il y a deux ans, alors bien placé pour le savoir puisqu’il était le délégué interministériel à la fermeture de Fessenheim.
Alors qu’en 1997, le gouvernement de Lionel Jospin a pu décider de l’arrêt de la centrale de Creys-Malville en mettant en avant son coût excessif, aujourd’hui l’exécutif ne pourrait plus le faire. Le délai légal de clôture atteint quasiment quatre ans, soit presque autant qu’un quinquennat. C’est pour cela que les réacteurs de Fessenheim ne s’arrêteront pas d’ici la fin du quinquennat, quand bien même EDF en annoncerait la fermeture, comme le souhaite François Hollande.
Cette substitution du critère de sûreté aux critères de nature politique ou économique parmi les raisons légales de fermeture des réacteurs avait été obtenue de haute lutte par les énergéticiens, traumatisés par l’épisode Superphénix. Anne Lauvergeon, l’ancienne présidente d’Areva, s’en était ouvertement réjouie. Les parlementaires de l’époque, pour une part d’entre eux en tout cas, n’y avaient vu que du feu. Si bien que, facile et fréquente opération d’un point de vue technique, l’arrêt d’un réacteur est devenu un tabou politique. C’est la raison pour laquelle aucun arrêt de centrales ne figure dans la loi de transition énergétique de Ségolène Royal. Elle se contente de plafonner la puissance nucléaire installée (à 63,2 gigawatts), n’organise pas la fermeture des réacteurs nécessaires à la mise en œuvre de l’objectif de 50 % de nucléaire en 2025 et renvoie ces décisions à une programmation pluriannuelle énergétique adoptée par décret.
Avec cette contrainte, la mise en service de l’EPR de Flamanville entraîne nécessairement la fermeture de 1600 MW ailleurs sur le parc. Mais s’il n’est pas branché au réseau, une autre histoire peut commencer.
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