Ségolène Royal a beau affirmer que l’EPR « n'est pas condamné », le chantier du réacteur nucléaire de Flamanville n’a jamais été si proche du crash après l’alerte lancée le 7 avril par l’autorité de sûreté du nucléaire (ASN) sur des anomalies de fabrication de la cuve du futur réacteur. Des défauts de la composition de l’acier ont été détectés dans certaines zones du couvercle et du fond de la cuve du réacteur en construction. Si bien que leur tenue mécanique n’est pas garantie dans les conditions extrêmes de charge (chaleur, pression, radioactivité…) que leur imposera le fonctionnement de l’EPR, le réacteur le plus puissant du monde, avec 1600 MegaWatts (MWe).
Cette cuve est une pièce très importante pour la sûreté car elle contient le combustible nucléaire, et sert de barrière de confinement de la radioactivité. Selon l’expert Yves Marignac, directeur du bureau d’études Wise-Paris, ces défauts de fabrication sont « susceptibles, par leur taille et leurs caractéristiques, de remettre sérieusement en cause la démonstration de sûreté du réacteur ». Il a publié une note d’analyse détaillée à ce sujet.
EDF et Areva espèrent encore démontrer la conformité des équipements de l’EPR aux critères de sûreté de l’ASN, à qui ils vont soumettre un nouveau programme d’essais. S’ils échouent, le constructeur devra réparer ou remplacer les pièces défectueuses. Des opérations techniquement inédites et probablement très coûteuses. La réparation ou le remplacement des équipements défectueux apparaît « difficilement réalisable et particulièrement coûteux dans le cas du fond de cuve, selon Yves Marignac. C’est bien l’avenir de l’ensemble du projet Flamanville-3 qui est remis en question ».
C’est d’autant plus problématique que certaines calottes des cuves des EPR en construction en Chine (Taishan 1 et 2) ont été fabriquées selon un procédé similaire. Des pièces semblables pourraient aussi avoir été produites à l’avance pour le projet de réacteur Hinkley-Point C, que la Grande-Bretagne est en train d’acheter à EDF. En attendant, le chantier de Flamanville se poursuit. Son coût pourrait désormais atteindre 9 milliards d’euros, soit près du triple de son prix initial, estimé à 3,3 milliards en 2007. Au plus tôt, il sera en pleine activité en 2018, soit six ans après sa date prévue de mise en service.
Pour la filière nucléaire française, c’est un véritable coup de semonce. Car la sûreté affichée du réacteur était son premier atout commercial. Au point qu’Anne Lauvergeon, alors PDG d’Areva, avait déclaré après la catastrophe de Fukushima en 2011 que « s'il y avait des EPR à Fukushima, il n'y aurait pas de fuites possibles dans l'environnement » et que « les caractéristiques d'architecture de l'EPR répondent à un certain nombre de critères de sûreté qui sont au top niveau. Je le constate à chaque fois que je vais sur ce chantier ».
Comment expliquer que la cuve de l’EPR, un des équipements les plus cruciaux pour sa sûreté, présente des défauts de fabrication potentiellement aussi graves ? L’anomalie constatée est une « ségrégation », explique Yves Marignac, c’est-à-dire une concentration accrue de carbone dans l’acier, dans certaines zones des calottes du couvercle et du fond, due à l’élimination « insuffisante lors du forgeage de la partie haute du lingot » d’acier qui a servi à concevoir la cuve. Pour l’expert, « la raison pour laquelle un phénomène aussi bien connu n’a pas été maîtrisé constituera, selon l’ASN, une partie importante de l’instruction à mener ».
Pourquoi ces défauts ont-ils été repérés si tardivement ? La chronologie des décisions prises par le fabricant – Areva – sur son chantier soulève plusieurs questions. D’abord, le couvercle et le fond de cuve de l’EPR de Flamanville semblent avoir été forgés dès 2006, signale Yves Marignac. C’est-à-dire un an avant l’obtention de l’autorisation de création d’un nouveau réacteur, délivrée par un décret en avril 2007.
Ensuite, les anomalies rendues publiques par l’ASN ont été mises en évidence lors de tests pratiqués en octobre 2014, transmis à l’autorité deux mois plus tard, en décembre. Or ces évaluations ont été réalisées alors que la cuve avait déjà été insérée à l’intérieur du bâtiment réacteur. Concrètement, les essais de l’automne 2014 ont porté sur un couvercle témoin, fabriqué dans les mêmes conditions que celui qui avait déjà été glissé dans le bâtiment en construction. Il semble extrêmement probable que la cuve de l’EPR présente les mêmes défauts, puisqu’elle a été fabriquée dans les mêmes conditions.
Pour sa défense, Areva dénonce la mauvaise qualité des essais (qu'il a lui-même réalisés), évoquant mardi 21 avril dans un communiqué un « dysfonctionnement de la qualité du contrôle qui oblige à réinterpréter des données ou refaire certains essais ».
« Rien n’explique pour l’instant pourquoi le processus industriel est allé jusqu’au positionnement du corps de la cuve dans le puits de la cuve, puis à la poursuite pendant plusieurs mois de la construction des ouvrages de génie civil et de montage des circuits autour de cette cuve, alors même que les essais de qualification n’avaient pas commencé », analyse Yves Marignac. Tout semble s’être déroulé comme si le fabricant avait considéré le résultat des tests comme acquis d’avance. Pour Wise-Paris, « cela questionne à la fois la raison pour laquelle Areva n’a pas repéré ce problème majeur plus tôt dans le processus, et la raison pour laquelle EDF a décidé de procéder au montage alors que cette qualification n’était pas complète ».
L’ASN enquête aujourd’hui sur les raisons de ce retard dans les évaluations. De son côté, Areva doit désormais conduire de nouveaux tests. Ségolène Royal a annoncé que leurs résultats seraient présentés en octobre 2015. L’ASN devra alors en examiner le contenu, ainsi que les justifications apportées par le fabricant.
Bien avant ces péripéties, l’histoire de l’EPR était déjà marquée par les coups de menton de la filière nucléaire et les pressions des dirigeants politiques. Au point que l’historienne Sezin Topçu parle d’« EPR et de crise démocratique » dans son livre sur La France nucléaire. En 2005, le projet de loi d’orientation sur l’énergie prévoyant la construction de l’EPR a été présenté par le gouvernement en juin, et publié au Journal officiel le 14 juillet, avant même l’organisation du débat public, qui s’est tenu, lui, entre octobre 2005 et février 2006. Le choix du site de Flamanville était arrêté dès 2004.
Ce débat public s’est déroulé dans des conditions rocambolesques. Industriels, associations, collectivités et État étaient invités à remplir des cahiers d’acteurs, exprimant leur point de vue sur la pertinence du projet de réacteur. La contribution du Réseau Sortir du nucléaire fut censurée par le président de la commission du débat public, à la demande du gouvernement, car elle dénonçait l’incapacité du réacteur à résister à une chute d’avion. Le Réseau s’appuyait sur un document officiel d’EDF, classé secret défense, révélé dès 2003 par Stéphane Lhomme, alors porte-parole du Réseau, et publié ensuite dans la presse. Le militant fut arrêté à deux reprises, et son ordinateur espionné, comme le révéla Mediapart.
En signe de protestation contre la censure, les ONG claquèrent la porte et quittèrent le débat, qui continua malgré tout. « En décidant de maintenir un débat sans finalité concrète (débat dénaturé), y compris après le départ des principaux acteurs critiques du nucléaire (débat vidé), la commission nationale de débat public aura inventé une nouvelle forme de consultation publique : le débat sans débat et sans acteur », analyse Sezin Topçu.
Dans les cahiers d’acteurs de 2005, la filière nucléaire s’exprime de façon claire, nette et précise : la construction d’un EPR est la condition de la sauvegarde de l’avenir de l’atome. « La technologie des réacteurs est un domaine d’excellence de l’industrie française et européenne, explique par exemple Areva. La construction d’un EPR en France préserve cette avance et nourrit ces talents. Les perspectives à l’exportation en sont confortées, alors que la demande de nouveaux réacteurs se confirme et que l’EPR s’est imposé face à la concurrence russe et américaine en Finlande. »
Pour construire le réacteur en Finlande et le vendre à l’étranger, il faut déjà l’avoir développé en France, plaide le fabricant. Pour le ministère de l’énergie et des matières premières, « l’implantation d’un réacteur EPR à Flamanville répond au souhait exprimé par le Parlement de maintenir l’option nucléaire ouverte. Il permettra de démontrer les performances de la technologie EPR et d’identifier, le cas échéant, les moyens de les optimiser ». La SFEN, lobby de professionnels du nucléaire, est encore plus catégorique : « Sur le plan mondial, la période à venir va voir le développement ou la relance des programmes de construction de centrales nucléaires dans de nombreux pays. Dans ce contexte, la construction d’un EPR sera la "vitrine" de la compétence française dans le domaine des réacteurs de nouvelle génération. »
Ce n’est pas qu’un discours d’affichage. L’industrie de l’atome a, alors, un calendrier précis en tête. À le relire aujourd’hui, il est stupéfiant. Ainsi, Areva explique qu’il faut d’urgence construire l’EPR afin d’être prêt à le développer en série dès 2015, c’est-à-dire cette année ! Le fabricant imagine que l’EPR aura déjà fonctionné plusieurs années.
« La France devra commencer à mettre sur le réseau une nouvelle génération de centrales nucléaires au moment où les centrales actuelles les plus anciennes commenceront à atteindre leur limite d’âge, soit en 2020 au plus tard, peut-on lire dans la contribution du groupe. Cela exige que les premières constructions en série soient engagées en 2015 au plus tard. La tête de série devra, à cette date, avoir fonctionné depuis plusieurs années pour bénéficier du nécessaire retour d’expérience. Le lancement effectif du projet EPR tête de série ne peut donc plus être différé. »
Encore plus fou, au vu de la situation actuelle, Areva explique que « les décisions d’investissement prises à partir de 2005 montreront alors tous leurs effets – et à l’inverse, si les décisions sont retardées ou repoussées, c’est vers 2030 que la pénurie énergétique atteindra son point maximum ». Le ministère de l’énergie partage totalement cette vision : « Toutes les options seront ouvertes au moment où la question du renouvellement du parc nucléaire actuel se posera, c'est-à-dire en 2015. C’est en effet aux alentours de cette date qu’il faudra lancer la réalisation des installations de production d’électricité destinées à remplacer les centrales les plus anciennes. »
On peut noter qu’à l’époque, personne n’ose plaider pour un prolongement de la durée de vie des centrales et leur passage éventuellement à 50 ans, comme EDF le fait aujourd’hui. Pour la Sfen, « si l’on table raisonnablement sur une durée de vie de l’ordre de 40 ans pour nos réacteurs les plus anciens, la période 2017-2025 verra la mise hors service de plusieurs dizaines de réacteurs, représentant plus du tiers de la capacité totale de production d’électricité de la France ! ». Et de conclure à la nécessité de construire une série de nouveaux réacteurs à partir de 2015 car « faute de garantir le renouvellement de ses capacités électronucléaires, la France serait à coup sûr obligée de recourir dans de larges proportions à des combustibles fossiles importés ». Aucun de ces acteurs majeurs de l'énergie n'accepte l'hypothèse depuis concrétisée d'un plafonnement de la demande d'électricité.
Pour tous, c’est la garantie sine qua non de la compétitivité hexagonale : « Cela renforcera les chances de la France de nouer des partenariats commerciaux sur ce marché concurrentiel et confortera sa position de leader dans un des rares secteurs de haute technologie où elle fait la course en tête. »
Ainsi présenté, le choix de l’EPR ne résulte ni d’arbitrages techniques, ni même d’une décision strictement énergétique : c’est un enjeu de rayonnement national, de grandeur de la France dans le monde. Cette fierté nucléaire a nourri l’obstination à construire un réacteur trop gros, trop puissant, trop complexe, trop cher en ignorant délibérément la critique au fil des ans.
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