Un mélange des affaires Tapie et Bettencourt, sur fond d’œuvres d’art, de cupidité, de déchirements familiaux et de procédures judiciaires : voilà le cocktail explosif de l’affaire Vasarely. Victor Vasarhelyi, dit Vasarely, inventeur et chef de file de l’art optique, fut une figure majeure de la peinture et des arts plastiques. En 1995, deux ans avant son décès, la fondation qu’il a créée a été vidée de ses tableaux suite à un arbitrage qui a bénéficié à ses deux fils, puis à sa belle-fille Michèle Taburno-Vasarely et à un avocat parisien.
En mai 2014, la Fondation Vasarely a obtenu l’annulation de cet arbitrage. Dans un arrêt très sévère, la cour d’appel de Paris a jugé qu’il s’agissait d’un « processus frauduleux » et d’un « simulacre mis en place par les héritiers Vasarely pour favoriser leurs intérêts ». Michèle Vasarely, exilée aux États-Unis avec ses tableaux, s’est pourvue en cassation.
Seule l’information judiciaire pour « abus de confiance » et « recel », ouverte en 2009 suite à une plainte de l’administrateur judiciaire de la fondation, pourrait établir si des fautes pénales ont été commises. Mais cette procédure piétine. Curieusement, après cinq ans d’enquête, les principaux bénéficiaires de l’arbitrage n’ont toujours pas été entendus. Alors que des documents rassemblés par les enquêteurs de l’Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), auxquels Mediapart a eu accès, confirment pourtant que cet arbitrage était gravement miné par les conflits d’intérêts.
Pour comprendre l’affaire, il faut se plonger dans les querelles de famille. Victor Vasarely a eu deux fils : André, médecin de la sécurité sociale ; et Jean-Pierre, peintre lui aussi sous le nom d’Yvaral, décédé en 2002. Yvaral a eu un fils, Pierre, puis s’est remarié avec Michèle Taburno.
Depuis la mort de Victor en 1997, c’est la guerre entre Pierre (54 ans) et sa belle-mère Michèle (71 ans), qui se disputent la succession et l’héritage artistique de Vasarely. Au terme d’une longue bataille judiciaire, Pierre a récupéré en 2009 le droit moral sur l’œuvre (l’affaire est en cassation) et la présidence de la fondation. Rejoint en 2007 par son oncle André, il tente désormais de forcer les bénéficiaires de l'arbitrage à restituer les œuvres à la fondation. « Il faut rétablir les volontés de l’artiste. Une poignée de personnes, mues par leur intérêt personnel, sont parvenues à détruire le projet d’une vie », lâche l’unique petit-fils de Vasarely. « Depuis le décès de mon mari, je suis persécutée par Pierre. La victime, c’est moi », réplique Michèle.
L’histoire commence à la fin des années 1960. Victor Vasarely est au sommet de sa gloire et de sa fortune. Mais cet immigré hongrois n’a que faire de l’argent. Le maître de l’op-art veut pérenniser son œuvre. Il effectue plusieurs donations à des musées français et hongrois. En 1969, il restaure le château de Gordes (Vaucluse) pour y exposer ses toiles, puis construit à Aix-en-Provence un bâtiment futuriste, le centre architectonique, dédié à son œuvre monumentale. Les deux musées sont intégrés dans la Fondation Vasarely, créée en 1971 et reconnue d'utilité publique. L’artiste la dote de 430 tableaux, 700 études et plusieurs milliers de sérigraphies. Ses deux fils, André et Jean-Pierre (Yvaral), qui siègent au conseil de la fondation dès sa création, n’y trouvent alors rien à redire.
Décrit comme facilement influençable, l’artiste a une prodigalité quasi pathologique, offrant des tableaux à tour de bras, notamment à des personnalités et à des membres de sa famille. Sa belle-fille Michèle raconte qu’il a été « très généreux » avec elle. Et assure que Pierre aurait eu, en 1989 et 1990, un comportement très « limite ». Dans plusieurs courriers, son grand-père et son père lui reprochent d’avoir volé des toiles dans l’atelier de l’artiste (qu’il aurait été forcé de rendre), et de lui avoir « soutiré des œuvres et pompé du fric ». Pierre dément et conteste l’authenticité de ces courriers, qui auraient selon lui été fabriqués ou dictés sous l’influence de Michèle. Il souligne que Vasarely et Yvaral louaient, dans d’autres lettres rédigées à la même époque, son travail au sein de la fondation.
Au début des années 1990, l’artiste subit un double choc. La fondation est victime de détournements de fonds commis par son puissant président, Charles Debbasch, doyen de la faculté de droit d’Aix-en-Provence, président du Dauphiné Libéré, ancien conseiller du président Giscard d'Estaing et pilier de la Françafrique. Michèle Vasarely mène la bataille judiciaire contre l’universitaire (il doit quitter la fondation en 1993 et sera définitivement condamné en 2005) avec l’aide de Pierre, qui est licencié par Debbasch (1).
(1) Michèle Vasarely en a tiré un livre, L'Affaire Vasarely, art, pouvoir et corruption, Éditions Les Vents Contraires, 2002.
En 1990, Victor Vasarely perd sa femme Claire. Un traumatisme dont ce vieil homme de 84 ans, atteint d’un début d’Alzheimer, ne se remettra pas. Il sera diagnostiqué comme « incapable majeur » début 1994, avant d’être placé sous tutelle. Juste après le décès de Claire, l'artiste confie à Michèle la tâche de s'occuper de lui et de ses affaires. « Je me suis dit que c’était le moment de lui rendre ce qu’il m’avait donné. Je l’ai soigné, j’étais présente, je l’ai aimé comme mon père », raconte-t-elle. « Elle avait la mainmise sur mon père », a assuré de son côté André Vasarely aux policiers.
Un document retrouvé par les enquêteurs semble montrer que Michèle n’était pas entièrement désintéressée. Il s’agit d’un mandat de 1991 signé par l’artiste, en vertu duquel Michèle assure la direction de son atelier, « contre une rémunération de 15 % du chiffre d'affaires ». L’intéressée assure que ce mandat a été élaboré par Charles Debbasch pour la piéger, qu’elle n’en a jamais tiré le moindre sou, et qu’elle réglait au contraire à l’époque les nombreuses dépenses de l’artiste. « Je réglais ses frais personnels, la clinique où il résidait, les honoraires d'avocat de l'affaire Debbasch. J'y ai épuisé mes économies », assure-t-elle.
La mort de Claire, qui ouvre la succession Vasarely, suscite les convoitises. André accuse Michèle de détourner des tableaux. Les fils de l’artiste et leurs épouses se déchirent, se menacent de poursuites judiciaires, puis se réconcilient. Comme le notent les policiers de l’OCRGDF, « c'est dans ce contexte ambigu de conflit larvé entre les fils de l'artiste, avec en toile de fond un trésor exposé en proie, représenté par les œuvres données par Victor Vasarely à la fondation », que l’arbitrage litigieux va être engagé.
En avril 1995, Michèle Vasarely est élue présidente de la fondation. Un mois plus tard, le conseil d’administration vote le principe d’un arbitrage destiné à rétablir les droits des héritiers. Vasarely et son épouse auraient trop donné d’œuvres, dépassant la limite légale et déshéritant en partie leurs deux fils. La fondation devrait donc en rendre une partie. L’artiste l’a reconnu dans un testament de 1991. Mais au moment où l’arbitrage est engagé, le vieil homme, placée sous la tutelle de son fils Yvaral, n’a pas son mot à dire.
L’origine de l’arbitrage est controversée. Selon plusieurs témoins, c’est un ancien président de la fondation, Gérard Cas, qui aurait eu cette idée. Il voulait ainsi « régler le problème avec le moins de vagues possibles », a indiqué aux policiers Pierre Dubreuil, le notaire de la famille. « C’est le professeur Cas qui m’en a parlé. Je ne savais même pas ce qu’était un arbitrage », confirme Michèle Vasarely.
Mais selon André et Pierre Vasarely, c’est Michèle qui aurait été l’instigatrice de l’opération. « Elle a réussi à convaincre mon frère que mon père avait outrepassé les droits des héritiers, a dit André aux policiers. […] Michèle avait tout préparé pour la mise en place de la procédure et de la restitution des œuvres au final. Michèle m'amenait des documents à signer […] Je n'ai eu aucune volonté, je n'ai fait que suivre ce que voulait mon frère et sa femme. » « Mon père et mon oncle n’étaient pas du tout attirés par l’argent, ils ont été manipulés par Michèle. D'ailleurs, ils n'avaient jamais remis en cause les donations à la fondation avant 1995 », ajoute Pierre.
Les héritiers avaient parfaitement le droit de lancer cet arbitrage. Mais lorsque la sentence tombe en décembre 1995, c’est un coup de tonnerre. Au lieu de réduire les donations, les arbitres attribuent aux enfants 44 millions d’euros, davantage que la valeur des œuvres détenues par la fondation ! Les deux fils, magnanimes, renoncent à 21 millions. Mais ils obtiennent la quasi-totalité des œuvres (2). Les 430 toiles de maître sont décrochées du musée de Gordes, qui doit fermer. Le centre d’Aix est dépossédé de quelque 700 études et de milliers de sérigraphies. La fondation, déjà mise à mal par les détournements de Charles Debbasch, est au bord de la faillite.
Comment les arbitres ont-ils pu aboutir à un tel résultat ? La cour d’appel de Paris a relevé plusieurs anomalies. Aucun expert indépendant n’a été mandaté pour évaluer les œuvres, officiellement parce que cela coûtait trop cher. Idem pour la valeur du bâtiment d’Aix-en-Provence. Dernière bizarrerie : seule la fondation a rendu des œuvres. Aucune démarche n’a été engagée contre les particuliers ou les musées qui ont eux aussi bénéficié de donations.
André Vasarely raconte aujourd’hui regretter cet l’arbitrage, même s’il reconnaît en avoir « profité » à l’époque. À partir de septembre 2011, il a placé en dépôt à la fondation les œuvres qu’il possède encore. Dans le camp d’en face, on sourit de cette contrition tardive, ajoutant qu’André aurait vendu la plupart de ses tableaux « dans des conditions discutables », et qu'il est bien incapable de les restituer (3). Pierre indique qu'il renoncera à sa part des œuvres issues de l'arbitrage, actuellement détenues par sa belle-mère, afin qu'elles reviennent à la fondation (4). Tandis que Michèle assume que l'institution qu’elle présidait a été vidée : « On ne peut pas déshériter ses enfants, c’est la loi. Ils n’avaient eu qu’une propriété chacun et quelques fonds d’atelier, sur une fortune importante. »
(2) Selon un rapport d'audit réalisé en 2006 par la trésorerie générale des Bouches-du-Rhône, la fondation n’a conservé que 20 % des dons de Vasarely : les œuvres intégrées aux murs du centre d’Aix ainsi que des pièces mineures (2 588 sérigraphies et un stock de jeux).
(3) Son avocate, Alexandra Dumitresco, indique qu’elle ne peut pas répondre au sujet du devenir des tableaux, car André souffre de pertes de mémoire (il a demandé en 2013 à être placé sous la curatelle de son neveu Pierre).
(4) Depuis le décès d'Yvaral en 2002, Pierre Vasarely est l'héritier, avec sa belle-mère, des œuvres qui appartenaient à son père. Le partage de ces œuvres, que Michèle a emportées aux États-Unis, n'a toujours pas été réglé (une procédure judiciaire est en cours).
Dans un rapport de synthèse de décembre 2011, les policiers de l’OCRGDF soupçonnent que la procédure a été « manipulée ». Elle est en tout cas minée par des conflits d'intérêts, au point de faire passer l'arbitrage qui a enrichi Bernard Tapie pour un modèle de justice. L'un des arbitres, Pierre Dubreuil, était à la fois le notaire de la famille Vasarely, l'homme qui a rédigé à ce titre les donations sur lesquelles l'arbitrage devait se prononcer, et enfin l'un des administrateurs de la fondation !
Mais les cas qui intriguent le plus sont ceux de Michèle Vasarely et de l’avocat de la famille, Yann Streiff. Ils ont tous les deux joué un rôle dans l’arbitrage, avant de recevoir une petite fortune en tableaux. Et ils travaillaient étroitement ensemble à l'époque. Dans un courrier de 1999, Michèle qualifie son avocat d’« allié et bien plus » : elle lui confie ainsi « que venant de très loin, nous traversons les années difficiles de notre route en commun, mais que celle-ci se dirige inévitablement vers un horizon plus serein et par là même plus porteur de bénéfices de toutes sortes ». « Notre relation était difficile, c'était souvent très vif entre nous. Je lui ai envoyé ce courrier pour calmer le jeu suite à une discussion professionnelle tendue », relativise-t-elle.
Michèle avait un conflit d’intérêts majeur, puisqu’elle était à la fois présidente de la fondation et l’épouse d’un des deux fils de Vasarely, adversaire de la même fondation. Pire encore, elle était financièrement intéressée au fait que l’institution soit dépossédée. Le 1e août 1995, en plein processus d’arbitrage, Michèle Vasarely a obtenu un mandat de son mari Yvaral et de son beau-frère André, en vertu duquel elle était chargée de gérer et/ou de vendre « l'ensemble des œuvres de Victor Vasarely » qu’ils allaient recevoir, en échange d’une commission de 20 %. Les arbitres n'ont pas été informés de ce mandat. Et Michèle ne l'a pas déclaré au ministère de la culture, alors qu'elle en avait l'obligation.
L'intéressée assure que ce document n’était « pas du tout lié à l’arbitrage » et n’a pas été exécuté. Elle ajoute qu’Yvaral et André lui ont donné par la suite environ 90 toiles, pour lui rembourser les frais qu’elle a engagés lorsqu’elle s’occupait de l’artiste et le paiement des honoraires d'avocats liés à l'affaire Debbasch. « Oui, j’ai eu pour cette raison des tableaux issus de l’arbitrage, mais je n’en avais pas besoin, indique-t-elle. Victor Vasarely m’en a donné suffisamment depuis 1970. »
Mais les enquêteurs ont mis la main sur deux documents troublants. Le premier est une feuille non datée intitulée « CALCUL PARTAGE #1 », sur laquelle figure une ligne « Com. M.V. 20% », et une autre attribuant 10 % à l’avocat de la famille, Yann Streiff. Le second, intitulé « Retour œuvres hoirie [aux héritiers, ndlr], est consacré aux partages des 704 études du musée d’Aix. Michèle Vasarely en reçoit 176, Yann Streiff 70, tandis que les deux fils de l’artiste, qui sont en théorie les seuls bénéficiaires de l’arbitrage, en ont eu 228 chacun.
Michèle et son avocat ont-ils été payés en tableaux en remerciement de leur rôle dans ce très profitable arbitrage ? Les intéressés démentent catégoriquement. « J’ai fait les choses comme elles devaient être faites, je pense l’avoir fait sans conflit d’intérêts. J’ai défendu les intérêts de la fondation », dit Michèle. Son avocate, Virginie Lapp, ajoute que pour manipuler l’arbitrage, il aurait fallu que les arbitres et les avocats soient complices, ce qu’ils ont formellement démenti lors de la procédure au civil.
Yann Streiff, qui était à l’époque l’avocat de la famille, explique qu'il a refusé d'en être le conseil pour la procédure d'arbitrage. Mais selon nos informations, il a désigné l’un des arbitres, c’était un proche des avocats retenus par les deux parties, et il a été entendu comme « sachant » lors de la procédure. « J’ai simplement été entendu sur un point technique, car j'étais un expert du droit des fondations », indique l’intéressé.
Coïncidence : en février 1996, juste après l’arbitrage, il a obtenu des deux fils de Vasarely 93 tableaux issus du musée de Gordes, pour paiement de ses honoraires, s’élevant à 144 000 euros. Sauf que les tableaux valaient en fait… quatre fois plus cher ! Quatre ans plus tard, il en a en effet revendu la moitié pour 322 000 euros, afin de s’acheter une maison en Corse.
Bref, Yann Streiff « semble avoir eu un rôle dans la procédure arbitrale [et] il est possible de s'interroger sur les œuvres qu'il a reçues […] pour paiement de ses honoraires et de les assimiler à une sorte de récompense », écrivent les policiers dans un rapport de synthèse de mars 2014. L’intéressé dément formellement. Me Streiff explique que les tableaux correspondaient bien au paiement d'arriérés d'honoraires que lui devait la famille Vasarely. Il refuse de préciser pour quelles affaires, au nom du « secret professionnel ».
Il défend par ailleurs la validité de l’arbitrage. « Il n’y a pas eu de conflit d’intérêts qui n'ait été révélé et accepté par les parties. Et la cour d'appel de Paris a dénaturé la sentence des arbitres », indique Me Streiff. Il souligne, tout comme Michèle, que Pierre était à l’époque informé de l’arbitrage. « N’étant pas administrateur à l’époque, je ne pouvais pas agir, répond l’intéressé. Il a fallu attendre la nomination d’un administrateur judiciaire pour que la fondation dépose plainte en 2009. »
Vu les éléments accumulés par les policiers, la juge d’instruction parisienne Emmanuelle Legrand, en charge de l’enquête pénale pour « abus de confiance », envisageait, dès décembre 2013, d’auditionner Yann Streiff et Michèle Vasarely. Un an et demi plus tard, elle ne l’a toujours pas fait, malgré l’annulation de l’arbitrage pour fraude par la cour d’appel de Paris en mai 2014. Et la magistrate a refusé les demandes d’actes en ce sens déposées par Pierre. « Certains acteurs de ce dossier commencent à vieillir et il y a un risque de dépérissement des preuves. Il est urgent de procéder à un véritable travail d’enquête », plaide l’un de ses avocats, Jean-Paul Levy.
« Il est évident que je suis à la disposition de la justice si nécessaire. Je répondrai avec pièces à l’appui, comme d’habitude », réplique Michèle Vasarely. Elle s’est exilée en 2004 à Chicago puis à Porto Rico, à la fois pour « vivre le rêve américain » et pour échapper « à la persécution de [son] beau-fils ». Elle a emporté sa collection de tableaux, refusant de dire combien elle en détient (5). Michèle gagne sa vie en délivrant des certificats d’authenticité des toiles de Vasarely et en cédant certaines œuvres. « J’en vends le moins possible et à la meilleure valeur. Vous croyez que je vis comment ? J’ai travaillé comme une dingue, je n’ai pas de retraite, et je dois régler les avocats. »
De son côté, Pierre a multiplié les procédures pour tenter de récupérer les tableaux issus de l’arbitrage. À chaque fois que sa belle-mère a organisé une exposition (comme au musée de Strasbourg en 2005 ou à la Triennale de Milan en 2007), il a tenté d’obtenir la saisie des œuvres. En vain jusqu’à présent.
Il y a eu aussi la rocambolesque affaire Monahan, un galeriste de Chicago avec qui Michèle partageait un espace de stockage où elle avait entreposé 200 œuvres. En 2008, Michèle découvre que le galeriste a changé les serrures de l'entrepôt. Elle revient sur place avec un ami pour briser les cadenas et constate que les œuvres ont disparu. Cette effraction lui vaut 48 heures de garde à vue.
Contacté par Thomas Monahan, Pierre passe un accord secret avec lui pour poursuivre Michèle aux États-Unis : le galeriste paie ses frais d’avocats, et se fera régler en tableaux en cas de succès. Mais c’est Michèle qui a gagné. « Ces tableaux sont à moi, sauf ceux issus de la succession de mon mari, sur lesquels je détiens l'usufruit. J'ai tous les documents qui le prouvent, assure-t-elle. Pierre a lancé contre moi une procédure scélérate conçue pour lutter contre la mafia. Il s'est allié avec un galeriste qui voulait voler les toiles et les expédier au Panama. C'était un hold-up. » Pierre assume quant à lui cette aventure américaine : « C’est grâce à cette procédure, et à celles lancées lors des expositions de Milan et de Strasbourg, que j’ai pu récupérer des listes d'œuvres issues de l’arbitrage détenues par Michèle Taburno. »
Le petit-fils de Vasarely a ensuite lancé un nouveau front judiciaire, au sujet de la succession de son père et de son grand-père. En décembre 2013, le TGI de Paris a ordonné que le partage soit effectué par la justice et que Michèle Vasarely rapatrie tous ses tableaux en France. L’intéressée s’y refuse et a fait appel. « Le tribunal a ordonné que les tableaux soient conservés par la fondation, entre les mains de la personne qui me persécute depuis douze ans. C’est inacceptable », lance-t-elle. « Ce qui est scandaleux, c'est qu'elle refuse de se plier à une décision de justice pourtant exécutoire », répond son beau-fils.
Pierre et la fondation (6) ciblent aussi l’avocat Yann Streiff. En mai 2013, Pierre apprend que la maison de vente Artcurial va mettre aux enchères, le 4 juin, 23 tableaux de Vasarely appartenant à un certain « Monsieur S. ». La plupart font partie des 87 toiles obtenues par Yann Streiff suite à l’arbitrage. L’un des avocats de la fondation, Jean-Pierre Gastaud, demande et obtient de la juge d’instruction Emmanuelle Legrand la saisie pénale des œuvres – qui restent toutefois en possession de Me Streiff. La vente est annulée in extremis.
« Je ne me suis pas caché, Monsieur S., c’est moi. Artcurial était en possession de l'ensemble des éléments montrant que les œuvres m'appartenaient de façon totalement licite. Ils ont décidé qu'en dépit de polémiques potentielles, la vente pouvait avoir lieu », indique Yann Streiff. Il a porté plainte en juin 2013 pour « dénonciation calomnieuse » contre Pierre Vasarely, mais le parquet de Paris l’a classée sans suite. De son côté, la fondation ne désarme pas : l’un de ses avocats, Jean-Pierre Versini-Campinchi, a assigné Me Streiff début avril 2015 devant le TGI de Paris, pour tenter d’obtenir que l’avocat restitue les tableaux issus de l’arbitrage.
La justice aura fort à faire pour démêler cet imbroglio juridico-familial, vu l’atmosphère de haine, voire de paranoïa, entre Pierre et Michèle. Les deux camps s’accusent d’avoir fabriqué de faux documents. Pierre soupçonne Yann Streiff et Michèle Taburno d’avoir été amants du temps de l’arbitrage – ils démentent. De leur côté, la belle-fille de Vasarely et son ex-avocat sont persuadés que Pierre s’est allié avec Charles Debbasch, l’homme qui a pillé la fondation dans les années 1980 – l’intéressé dément tout aussi fermement.
En dehors des prétoires, les deux adversaires continuent à se disputer l’héritage de l’artiste. Michèle tente de faire casser l’arrêt qui attribue à Pierre le droit moral sur l’œuvre de Vasarely, et confie qu’elle prépare de nouvelles expositions. De son côté, Pierre va inaugurer samedi 18 avril une exposition de cinq tapisseries et d’une céramique monumentale de Vasarely au château de Gordes (7). C’est la première fois que des œuvres de l'artiste reviennent dans les murs qui abritaient son musée, jusqu'à ce qu'il soit vidé et fermé en 1996 suite à l’arbitrage. Un premier pas très symbolique, en attendant que la justice se prononce définitivement sur l’éventuel retour des tableaux.
(5) Les œuvres détenues par Michèle Vasarely sont issues de dons de l'artiste, de remboursements en tableaux consentis par son mari Yvaral et son beau-frère André suite à l'arbitrage, et enfin de la succession d'Yvaral (décédé en 2002), qui n'a toujours pas été réglée.
(6) Pierre Vasarely est président de la fondation depuis 2009. Pour éviter les conflits d’intérêts, les procédures judiciaires sont restées sous le contrôle de Xavier Huertas, l’ancien administrateur judiciaire de la fondation, devenu mandataire ad hoc.
(7) Ces œuvres, issues de l’arbitrage, appartiennent à André Vasarely. La fondation a conclu un bail de trois ans avec la mairie de Gordes pour disposer du château. Une autre exposition, pour célébrer les 110 ans de Vasarely, est prévue à l’été 2016.
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