La chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) s’est saisie du nauséabond dossier de la gestion des déchets dans le département du Var. Le résultat de son enquête devrait provoquer de sérieux remous. Dans leur rapport, que Mediapart a pu se procurer, les magistrats de la chambre régionale ciblent les nombreuses irrégularités du groupe Pizzorno Environnement, quatrième opérateur français. Mais pas seulement. Plusieurs élus du département, et tout particulièrement Georges Ginesta, député (UMP) et maire de Saint-Raphaël, sont épinglés pour leur connivence avec le groupe. Enfin, les magistrats s’interrogent sur le rôle du préfet et soulignent l’inaction du ministère de l’écologie.
Moins connu que les mastodontes Suez ou Veolia, Pizzorno Environnement est un groupe familial aujourd’hui coté en bourse (224 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2014). Si le département du Var est son terrain de prédilection – il y opère en situation de quasi-monopole –, le groupe a également décroché plusieurs gros marchés à Paris (il y est l’un des principaux opérateurs), à Saint-Tropez, Lyon, Grenoble et Toulon (notre enquête sur les conditions d’attribution du marché de l’incinérateur de Toulon).
Dans le même temps, Pizzorno Environnement collectionne les enquêtes judiciaires. Cette situation ne manque pas d’étonner les magistrats de la chambre régionale des comptes. Pourquoi l’entreprise continue-t-elle à décrocher de tels marchés dans le Var, malgré les irrégularités constatées ? « Ces multiples contentieux et la condamnation du délégataire (Pizzorno Environnement – ndlr) n’ont pourtant pas empêché le SMIDDEV (le syndicat mixte du développement durable des communes de l’Est-Var – ndlr) d’attribuer par la suite d’importants marchés aux sociétés du groupe », insistent les magistrats.
Leur rapport dissèque le système de gestion des déchets dans le département entre 2008 et 2014, et l’attribution de marchés publics à Pizzorno par le SMIDDEV, ce syndicat mixte en charge du traitement des déchets pour six communes varoises. Les magistrats s’étonnent de l’extrême tolérance de certains élus à l’égard de l’entreprise. L’octroi de certains marchés est « aberrant », soulignent-ils.
Première révélation. Dans le cadre d’une délégation de service public, le groupe Pizzorno a surfacturé aux six communes le traitement des déchets, notamment en gonflant le montant d’investissements obligatoires…, qui n’ont jamais été réalisés. Les magistrats chiffrent le surcoût à payer pour le syndicat mixte à plus de 8 millions d’euros de 2009 à 2011. À cela s’ajoutent 11 millions d’euros de pénalités que le syndicat aurait dû exiger du groupe suite à la mise en décharge de déchets non autorisés. Les communes ont ainsi perdu près de 20 millions d’euros !
Deuxième révélation. Les tarifs pratiqués par Pizzorno sont non seulement anormalement élevés mais « ne correspondent à aucune réalité économique ». Les magistrats constatent : « Le fait que le Groupe Pizzorno environnement ait fait des coûts identiques de traitement des déchets sur des sites différents, utilisant des modes de traitements différents, soulève la question de la cohérence des prix proposés. (…) La même observation peut être formulée en ce qui concerne les prix proposés pour le transport des déchets : ils sont identiques quel que soit le kilométrage parcouru, ce qui est également incohérent. »
Cette loterie tarifaire atteint des sommets lorsque le groupe doit faire face à un concurrent. En 2014, le syndicat des communes doit renouveler le marché de maintenance d’une décharge polluée à Bagnols-en-Forêt. Unique candidat auparavant, Pizzorno se retrouve alors face à une autre société. Et ses tarifs diminuent de façon vertigineuse : ils sont divisés par 4, voire par 7 pour certains !
Troisième révélation. Le SMIDDEV ne se donne pas les moyens de faire jouer la concurrence. Par exemple, en relançant les marchés lorsque Pizzorno y concourt seul, alors qu’il contrôle déjà les principales décharges du Var. Plus grave encore : dans certains cas, des élus s’opposent à la candidature de nouveaux concurrents pourtant moins-disants !
Un exemple : en avril 2013, le syndicat mixte lance un appel d’offres pour des collectes sélectives. EHOL, une entreprise spécialisée dans ce domaine, remporte la meilleure note avec des tarifs inférieurs de plus d’un demi-million d’euros par an à ceux de Pizzorno. Les constats des magistrats sont graves : « Certains élus ont écrit au président du SMIDDEV pour contester l’attribution du marché à la société EHOL. » Le rapport signale l’existence de plusieurs courriers, datés de juillet et août 2013, envoyés par trois élus, Georges Ginesta, député (UMP) et maire de Saint-Raphaël, Élie Brun, ancien maire (UMP) de Fréjus, et Luc Jousse, maire (ex-UMP) de Roquebrune, et adressés au président du syndicat.
Les élus s’opposent à EHOL avec des « arguments évoqués juridiquement et pratiquement inopérants », concluent les magistrats, qui s’interrogent sur une telle réaction alors que EHOL ferait économiser sur trois ans 1,8 million d’euros aux communes. De son côté, Pizzorno fait appel de cette décision auprès du tribunal administratif, recours qui sera rejeté. Malgré les pressions de ces élus, le marché avec EHOL sera finalement signé. Il fait presque figure d’exception. Les magistrats ne manquent pas de le signaler et leur rapport soulève la question de la nature des liens entre plusieurs élus et le groupe Pizzorno.
Premier élu visé : Georges Ginesta. Outre ses mandats de député et maire, il est le patron de la fédération UMP du Var et l’un des principaux lobbyistes du groupe Pizzorno, qui sponsorise l’équipe de foot de Saint-Raphaël, sa ville. En 2002, Georges Ginesta a repris le siège de député de François Léotard, ancien maire de Fréjus, devenu ensuite conseiller du groupe Pizzorno. Le groupe Pizzorno sait d’ailleurs soigner le milieu politique : il a fait partie, au moins jusqu’en 2012, du Premier Cercle, ce club des grands donateurs de l’UMP, dont la liste avait été révélée par Mediapart (notre article de septembre 2012 est ici).
Mieux, Georges Ginesta, qui a conservé son cabinet d’assureur, Coste-Ginesta-Bertrand, à Saint-Raphaël, est l'un des assureurs de Pizzorno ! Selon les déclarations du député auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HAT), en janvier 2014, cette activité « d’agent d’assurances Axa » lui rapporte entre 96 000 et 180 000 euros par an. Sans être président du syndicat des communes, Georges Ginesta a participé à des commissions d’appels d’offres. Contacté par Mediapart, Georges Ginesta a fait répondre qu’il ne souhaitait pas s’exprimer. Interrogé par L’Express en mai 2014 sur ses contrats avec Pizzorno, il s’était ainsi justifié : « Pizzorno est mon client depuis plus de 25 ans. »
Cette situation de conflit d’intérêts a échappé à la vigilance de la HAT mais pas à celle des magistrats de la chambre régionale des comptes. Contactée par Mediapart, la HAT n'a pas souhaité commenter. Les magistrats de la chambre régionale des comptes ont la possibilité de saisir le parquet de Draguignan afin de mener une enquête sur le volet financier de cette gestion particulière.
Ce système atteint des sommets d’aberration lorsqu’en 2012, les élus décident d’attribuer un marché de 1,5 million d’euros à Pizzorno pour remettre en état une décharge qu’il avait lui-même polluée ! Le groupe a été condamné au pénal en 2011, pour y avoir, via ses filiales, entreposé des déchets toxiques non autorisés (condamnation confirmée en cassation en octobre 2014). Par cette opération, Pizzorno a fait un gain de 25 millions d’euros en se dispensant de traiter les déchets selon les règles et en s’exonérant de certaines taxes.
Le laisser-faire du préfet. Ce système, mis au jour par la chambre régionale, a coûté près de 20 millions d’euros aux communes et, cela sans que l’État, en la personne du préfet, ne pose de limites. Les magistrats exposent un cas flagrant où les services de la préfecture constatent des conditions complètement illégales d’attribution d’un marché à Pizzorno sans pour autant y mettre fin. En janvier 2014, alors qu’une commission d’appel d’offres se réunit à huis clos pour traiter des questions juridiques concernant Pizzorno, l’un des élus présents informe directement l’entreprise de la teneur de ces débats.
Vu la gravité des faits, l’inspecteur de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), dépendant de la préfecture, tient à notifier cette fraude dans un procès-verbal. Informé, le préfet n’intervient pas et le marché est conclu avec la société varoise.
Les magistrats s’interrogent également sur les décisions préfectorales concernant la décharge du Balançan, située aux Cannet-des-Maures et propriété de Pizzorno. Dès novembre 2011, une expertise révélait la présence « d’agents chimiques et métaux lourds, pollutions des eaux souterraines et de surface (…) ». Cette décharge, surnommée le « Mont Bordilles », formé par l’enfouissement de 10 millions de tonnes d’ordures, est située sur la Plaine des Maures, classée réserve naturelle. Dès 2011, Danielle Drouy-Ayral, procureur de la République à Draguignan, ouvre une enquête préliminaire pour pollution. Des rapports, réalisés en février et octobre 2013, confirment la pollution. Pourtant, en août 2014, le préfet autorise l’entreprise à poursuivre sur cette décharge. Il n’accompagne cette autorisation d’aucune condition et accorde même un délai d’exploitation de six ans et non de cinq ans, comme initialement prévu. Les magistrats notent que cette décision a été prise « malgré l’opposition du maire du Cannet-des-Maures et des associations de défense ».
Le silence assourdissant de Ségolène Royal, ministre de l’écologie. En septembre 2014, ne sachant à quel saint se vouer, Michel Tosan, maire (PS) de Bagnols-en-Forêt, et Jean-Luc Longour, maire (UDI) du Cannet-des-Maures, les seuls élus à combattre les méthodes de Pizzorno, s’adressent à Ségolène Royal. Le courrier de Jean-Luc Longour à la ministre, que Mediapart a pu se procurer, est celui d’un élu « déconcerté par le dernier arrêté du préfet du Var » prolongeant l’exploitation de la décharge par Pizzorno.
Voici un extrait de ce courrier adressé à Ségolène Royal le 17 septembre 2014 : « M. Le Préfet, pourtant bien informé des nuisances induites et même de la pollution révélée par les rapports intermédiaires de l’expertise judiciaire en cours, vient encore aggraver la situation en autorisant l’acheminement de 1,5 million de tonnes supplémentaires et de surcroît, les boues de station d’épuration de la région PACA !!! Depuis 15 ans, je me bats contre cette aberration d’exploitation d’une décharge monstrueuse en plein cœur d’un site protégé sans jamais avoir été entendu par les pouvoirs publics. Malgré la pollution avérée, la protection du site, l’absence d’autorisation d’urbanisme, l’opposition des élus locaux et de la population, l’État persiste et signe. (…) J’appelle donc, Madame la Ministre, à votre sagesse pour remettre un peu d’ordre dans une situation de déni de démocratie où les intérêts privés semblent l’emporter sur l’intérêt général. »
Six mois plus tard, madame la ministre n’a toujours pas répondu ! Entre temps, Pizzorno a opéré une opportune restructuration juridique, faisant disparaître ses entreprises condamnées. Adieu la SOVATRAM et la SMA, fondues aujourd’hui dans Valeo, Valteor et Azur Valorisation. Là encore, le préfet a officialisé le changement de sociétés en renouvelant les autorisations d’exploitation. Le parquet de Draguignan en a décidé autrement et a ouvert une enquête pour « organisation d’insolvabilité ».
« L’absence de réaction du préfet et de la ministre a contribué à favoriser un système frauduleux et n’est pas étranger à la montée du Front national. Les électeurs ayant perdu toute confiance dans les partis républicains », assure le maire socialiste Michel Tosan. Ce constat est partagé par Jean-Luc Longour, qui avait tenu à en faire part dans son courrier adressé, en septembre dernier, à Ségolène Royal : « Face à cette indifférence, un fort ressentiment de la population riveraine, pourtant très patiente depuis tant d’années, se développe qui n’augure rien de bon et ouvre la porte aux votes et attitudes extrêmes considérant que la République ne lui donne plus l’espoir d’aucun recours. » Aux dernières élections départementales, le FN a conforté son ancrage dans le Var.
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