À force de manipuler sans précaution des matières explosives, les responsables politiques provoquent le chaos dans la tête du commun des mortels. Menus de substitution dans les écoles, port du voile à l’université : le respect de la laïcité est convoqué à tout bout de champ dans l'espace public, souvent de manière indue, la plupart du temps pour mettre en cause la visibilité de l'islam en France. Cet usage à des fins populistes finit par semer la confusion à l'école, dans le monde du travail et, plus généralement, dans les relations entre citoyens.
Musulmans, juifs, chrétiens : toutes les confessions en font les frais. Une polémique vient d'éclater à la suite de la décision de la RATP de supprimer la mention « pour les chrétiens d'Orient » d'une affiche publicitaire du groupe de chanteurs religieux Les Prêtres ; la principale d'un collège de Montpellier a refusé l'accès de son établissement à des jeunes filles musulmanes portant des jupes jugées trop « longues » ; lors du premier tour des élections départementales, à Toulouse, une déléguée dans un bureau de vote a demandé à un rabbin de retirer sa kippa au moment où il allait mettre le bulletin dans l’urne. Dans tous ces cas, l'interdiction est contestable, voire purement et simplement abusive.
Certes, localement, des situations conflictuelles existent. À l’hôpital, dans les administrations, dans les entreprises, l’application du principe de laïcité donne lieu à des discussions, parfois à des pressions. Mais, le plus souvent, des solutions sont trouvées, preuve que la loi de 1905 reste efficace quand elle n’est pas instrumentalisée. Pilier du cadre républicain depuis plus d’un siècle, cette loi d’équilibre dispose que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (article 1er) et qu’elle « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2). Qualifiée de loi de liberté par Aristide Briand, l’un de ses concepteurs, elle constitue une « pratique vivante », comme le martèle l’Observatoire de la laïcité, installé en avril 2013 par François Hollande, c’est-à-dire qu’elle n’est jamais aussi utile que lorsqu’elle s’incarne dans des situations concrètes. Passage en revue de quelques cas symboliques et de leur dénouement.
• L’obligation de neutralité s’applique aux professionnels du secteur public, fonctionnaires, assimilés ou salariés. En tant que représentants de l’État, ils se doivent d’adopter un comportement impartial vis-à-vis des usagers et de leurs collègues. Ils ne sont pas autorisés à afficher leurs convictions en portant un signe religieux ou à faire du prosélytisme. En revanche, ce principe ne s’applique pas aux usagers du service public. À l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val-de-Marne, la discorde naît d’instructions placardées sur une affichette à l’entrée de l’établissement. L’affaire est éventée sur Twitter le 20 janvier, grâce à la diffusion d’une photo reprise le 24 mars par le journaliste du Monde diplomatique Alain Gresh à partir de son compte Nouvelles d’Orient : « Laïcité neutralité de l’espace public », annonce le texte en gras. Avant de préciser : « Vous entrez dans un hôpital public. L’hôpital est un établissement public. Cet espace est laïque et neutre. Le respect de cette neutralité suppose que les tenues vestimentaires ne présentent aucun signe ostensible lié à une religion quelle qu’elle soit. »
Comme preuve de son fondement, l’affiche cite la circulaire du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé. Sauf qu’il s’agit d’un contresens, puisque la « neutralité » à laquelle il est fait référence ne s’applique pas aux usagers mais aux fonctionnaires et aux agents publics travaillant dans cet espace, ainsi qu’aux murs eux-mêmes : aucun signe religieux ne pourrait y être accroché. « Les patients se voient garantir la libre pratique de leur culte et la manifestation de leurs convictions religieuses », précise même la circulaire.
Convaincu que ce document vise implicitement les femmes voilées, le Collectif contre l’islamophobie (CCIF) se saisit du cas. L’Observatoire de la laïcité aussi. Cette autorité indépendante n’a pas de pouvoir judiciaire, mais elle est habilitée à faire des rappels à la loi. « Le directeur de l’établissement nous a indiqué que cette affiche découlait d’un groupe de travail interne sur la laïcité dont l’objectif, nous a-t-il dit, était de prévenir d’éventuelles difficultés dans une zone où beaucoup de cultures différentes se côtoient », indique Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire. Pour se justifier, le responsable, Didier Hoeltgen, ex-conseiller général socialiste, convoque la loi anti-niqab de 2010 affirmant que « la République se vit à visage découvert ». Interrogé par Streetpress, il reconnaît une « maladresse ». « Étonné » par la polémique, il réfute toute volonté d’exclure et s’engage à retirer les instructions abusives qui sont restées visibles plusieurs semaines. « Le lien fait par ce directeur entre la neutralité, la laïcité et la loi de 2010 n’a pas lieu d’être », souligne Nicolas Cadène, qui rappelle que le dispositif anti-niqab s’appuie sur un motif d’ordre public pour interdire la dissimulation du visage et non sur la laïcité.
• Même interprétation erronée dans un autre décor. Un bureau de vote cette fois. C’était dimanche 22 mars, dans le centre-ville de Toulouse, à l’occasion du premier tour des élections départementales. Le rabbin de la ville, Avraham Weill, s’apprête à déposer son bulletin dans l’urne. Une déléguée, au nom de la laïcité, lui demande de retirer sa kippa. Elle invoque la « neutralité du bureau » installé dans une école du boulevard d’Arcole. Le rabbin est choqué. Il s’agit d’« une première dans sa vie », indique-t-il à France 3 Midi-Pyrénées qui relate l’incident. Grâce à l’interposition de tierces personnes, il parvient à voter. L’événement est inscrit au procès-verbal du bureau de vote, à la demande de la déléguée – membre du parti communiste –, sûre de son bon droit. Le rabbin dépose plainte pour discrimination. Il estime avoir vécu une « humiliation »en présence de son fils de 4 ans. Il précise que le ministre de l’intérieur lui-même, Bernard Cazeneuve, ne lui avait pas demandé de retirer sa kippa lors de la signature de la charte de la laïcité à Toulouse trois jours plus tôt. Il n’avait en réalité pas à se justifier.
Comme dans le cas précédent, la neutralité s’impose à l’État, qui n’a pas de religion, et à ses représentants, mais ni aux usagers ni aux citoyens à l’intérieur des établissements publics, y compris les écoles. Contrairement à ce qu’a supposé la déléguée, la République garantit la liberté de conscience et donc la liberté religieuse, dans la limite de l’ordre public. La sécurité du bureau de vote n’étant pas mise en cause par le port d’une kippa, il ne convenait pas d’exiger son retrait. Le PCF local a reconnu la bévue, évoquant une « mauvaise interprétation » de la loi.
• Une logique similaire s’est appliquée lorsque la mairie UMP de Wissous, en Essonne, a interdit l’été dernier le port de signes religieux lors de l’opération Wissous plage. Sollicité par des femmes qui se sont vu refuser l’accès au lieu, le tribunal administratif de Versailles lui a rappelé le droit, en exigeant le retrait du règlement discriminatoire.
• Des interdictions, dans les services publics, sont parfois légitimes quand les agents sont impliqués dans l’exercice de leur fonction. Dans des mairies, par exemple, plusieurs cas de distribution de tracts politiques ou religieux par des agents publics ont été recensés par l’Observatoire de la laïcité depuis sa création. « Je me souviens d’un conflit né autour d’un agent public qui distribuait des tracts évangélistes à ses collègues dans le cadre de ses fonctions. Ce n’est pas possible », rappelle Nicolas Cadène. Les limites sont parfois floues, comme en témoigne une autre affaire qui a valu son poste à une cadre de la mairie de Conflans-Sainte-Honorine, accusée en 2013 d’avoir offert à l’occasion du nouvel an des calendriers avec le logo d’une église baptiste. La mairie, qui l’a mutée dans une maison de retraite, lui a reproché d’avoir fait du prosélytisme, tandis que l’employée estime avoir agi à titre privé.
• Et les crèches de Noël dans les lieux publics ? L’article 28 de la loi de 1905 proscrit la présence de signes ou emblèmes religieux « sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Plusieurs histoires ont défrayé la chronique ces dernières années au moment des fêtes de fin d’année. Dernier exemple en date : en décembre 2014, en Vendée, l’UMP et le FN ont protesté contre le retrait administratif d’une crèche installée dans le hall du conseil général, estimant qu’il s’agissait d’un « fait culturel ». « La laïcité ne doit pas tuer notre culture, nos racines et nos traditions », avait réagi l’eurodéputée UMP Nadine Morano sur Twitter. Il n’y a pourtant pas d’ambiguïté. La décision du tribunal de Nantes est conforme au droit, comme le confirme l’Observatoire de la laïcité.
• Des situations plus alambiquées peuvent exister lorsque les usagers ont des exigences spécifiques. Épisodiquement, des difficultés sont signalées dans les piscines municipales, autour de créneaux horaires réservés aux femmes. Dans l’un des trois guides pratiques mis à disposition des collectivités locales, des services socio-éducatifs et des entreprises, l’Observatoire rappelle la règle : les demandes de non-mixité peuvent être refusées en heures ouvrables sur la base du principe de l’égalité entre les femmes et les hommes et de l’interdiction des discriminations. Une municipalité ne peut octroyer un créneau horaire à des personnes mettant en avant leur souhait de se séparer des autres du fait de leur pratique ou de leur conviction religieuse.
Des exceptions sont toutefois envisageables pour protéger des victimes de violences à caractère sexuel ou prendre en compte des considérations liées au respect de la vie privée et de la décence. Des cours peuvent par exemple être réservés à des femmes obèses, à des femmes enceintes ou à des femmes retraitées. En revanche, il n’est pas possible d’exiger que le professeur soit une femme.
À Lille, ville socialiste dirigée par Martine Aubry, un créneau horaire initialement réservé aux habitantes du quartier Lille-Sud dans le cadre d’un programme de lutte contre l’obésité a fait couler beaucoup d’encre. Car, progressivement, ne s’y sont retrouvées quasiment que des femmes musulmanes. Cela n’aurait pas dû poser de problème, si ce n’est que les élèves de ce cours d’aquagym ont demandé que la leçon soit assurée par une femme, ce que le centre social gestionnaire du lieu a accepté. La responsable a justifié ce « petit infléchissement » par le fait que certaines élèves seraient, sinon, restées chez elles.
• À l’hôpital, la question du choix du médecin est de moins en moins un sujet sensible. Les dispositions sont désormais connues des patients comme du personnel : une femme peut demander à être examinée par une femme dans les situations non urgentes si cela ne perturbe pas le fonctionnement du service. En ville, chacun choisit son médecin comme il l’entend.
• Le principe de neutralité ne s’applique qu’aux agents de l’État, des collectivités territoriales et des services publics. Dans les entreprises privées, l’expression religieuse est possible car la liberté de conviction est un droit fondamental, consacré par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Elle est toutefois encadrée. Un équilibre doit être trouvé entre la liberté d’expression, la liberté des autres et la bonne marche de l’entreprise. Comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel, l’employeur choisit librement ses collaborateurs. Mais il le fait dans le respect de la loi : une offre d’emploi ne peut mentionner une préférence ou une exclusion religieuse ; personne ne peut être écarté d’un processus d’embauche en raison de sa foi religieuse. Il s’agirait d’un cas avéré de discrimination ; porter un signe religieux, comme un turban ou un foulard, n’est en aucun cas un motif d’exclusion ; le recruteur n’est pas autorisé à interroger un candidat sur son éventuelle confession.
Plusieurs limites, qui doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché, sont néanmoins prévues par le code du travail. La liberté de conscience ne doit entraver ni les règles d’hygiène, ni les règles de sécurité. Un salarié ne peut se soustraire à la visite médicale au motif que sa religion lui interdit de se dévêtir devant une personne du sexe opposé. La liberté de conviction ne doit pas non plus relever du prosélytisme. Porter un foulard, une kippa ou un turban n’est pas en soi caractéristique d’un comportement prosélyte, rappelle la CEDH. En revanche, l’animateur d’un camp de centre de loisirs ne peut procéder à la lecture de la Bible ni distribuer des prospectus des témoins de Jéhovah dans le cadre de son activité, selon une décision du conseil des prud’hommes de Toulouse du 9 juin 1997. La vigilance à cet égard est d’autant plus forte qu’il s’agit de structures socio-éducatives agréées, lesquelles ont une responsabilité particulière à l’égard des jeunes dont elles ont la charge.
• Dans les écoles privées sous contrat avec l’État, la distribution de tracts en faveur de la Manif pour tous, contre le mariage homosexuel, a engendré des troubles. Or la règle en la matière est que les cours ne doivent pas être perturbés par l’expression de considérations religieuses ou politiques personnelles.
• Les aptitudes nécessaires à l’accomplissement de la mission professionnelle ne doivent pas être entravées par la liberté religieuse, pas plus que l’organisation nécessaire à la mission et les impératifs liés à l’intérêt commercial ou à l’image de l’entreprise. Un homme ne peut pas refuser d’être sous l’autorité d’une femme au nom de ses convictions religieuses. Ne pas vouloir serrer la main d’une collègue peut être sanctionné à partir du moment où ce refus répété prend une forme agressive. Une cuisinière n’est pas autorisée à mettre en avant sa foi pour expliquer qu’elle ne goûte pas aux plats de viande non égorgée et qu’elle ne touche pas aux bouteilles de vin, comme l’a indiqué un arrêt de la cour d’appel de Pau du 18 mars 1998. Les absences liées aux fêtes religieuses sont acceptées si elles ne mettent pas en cause la bonne marche du service. Mieux vaut prévenir à l’avance. Mieux vaut que tous les membres d’une équipe ne s’absentent pas en même temps pour faire la prière.
• Le simple fait d’être en contact avec la clientèle n’est toutefois pas en soi une justification suffisante pour interdire le port d’un signe religieux. L’interdiction du foulard doit être fondée « sur des justifications précises tenant à la nature de l’activité exercée », a souligné un arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 juin 2003. Là encore, des cas tangents se produisent comme celui d’une salariée musulmane, vendeuses d’articles de mode, licenciée parce qu’elle portait un vêtement la couvrant de la tête aux pieds. La cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion du 9 septembre 1997 a donné raison à l’employeur dans la mesure où l’intéressée, censée jouer un rôle de conseil auprès de la clientèle, était supposée refléter « l’image véhiculée par la boutique ».
« Ce cas d’espèce n’est cependant pas généralisable à toutes les situations. La jurisprudence se fait in concreto », insiste l’Observatoire, qui prône le cas par cas. À y regarder de près, à chaque fois, des arrangements sont possibles. Encore faut-il les rechercher plutôt que de jeter de l’huile sur le feu. En s’opposant aux menus de substitution dans les cantines scolaires, Nicolas Sarkozy a été pris en flagrant délit de récupération politique, voyant un faux problème, là où même les municipalités FN n’ont rien trouvé à redire.
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