C’est devenu une mauvaise habitude des révolutions au Moyen-Orient. Après une première phase de contestation pacifique, le conflit armé s’enlise, puis s’internationalise, dans une sorte de libanisation d'États fragilisés par des décennies de dictature. Ce fut le cas en Syrie à partir de la fin de l’année 2011. C’est aujourd’hui le cas du Yémen. L’expérience de transition politique, originale et pacifique, engagée au lendemain du processus révolutionnaire en 2011 contre la dictature d’Ali Abdallah Saleh, avait donné des résultats suffisamment probants pour que s’amorce un dialogue national qui laissait espérer un horizon pacifié.
La montée en puissance d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA), puis l’émergence d’une branche de l’organisation de l'État islamique (EI), ainsi que la percée militaire des rebelles houthistes de l’autre ont eu raison de ce processus. Après la chute de la capitale Sanaa en septembre 2014, ce fut au tour du palais du président Hadi, élu dans le cadre du processus de dialogue national, d’être assiégé par les rebelles houthistes (chiites) d’Ansar Allah fin janvier, contraignant celui-ci à fuir dans le sud du pays.
Le 18 mars, l’assassinat de l’intellectuel houthiste Abdel Karim Al-Khaywani, puis l’attentat le 20 mars contre les deux mosquées zaydites (branche minoritaire du l'islam chiite à laquelle appartiennent les Houthistes, minoritaires au Yémen mais majoritaires au nord du pays) à Sanaa (près de 150 morts) ont encore contribué à faire basculer le conflit yéménite dans une spirale de violences confessionnelles dont le processus de dialogue national était pourtant parvenu à l’extraire.
Ce jeudi matin, l’Arabie saoudite a donc bombardé pour la première fois les rebelles houthistes.
Muhammad b. Salman, Ministre de la défense du #KSA, suit en temps réel les développements de #TempêteDécisive pic.twitter.com/PmWnpR1UyC— Romain Caillet (@RomainCaillet) 26 Mars 2015
Qui sont ces rebelles, et pourquoi Riyad a-t-il jugé nécessaire d’intervenir ? Basés dans le nord du pays, les Houthistes avaient exprimé des réserves sur le découpage en six régions du pays, notamment parce que Saada, leur région de base, était placée avec la capitale Sanaa, qui allait donc automatiquement exercer une domination sur cette zone. Les Houthistes demandaient la création d’une région séparée, avec un accès à la mer, ce qui avait été refusé. Faute de parvenir à leurs fins sur le plan diplomatique, ils sont donc passés à l'action.
Leur domination actuelle dans le nord du pays n’aurait pas pu se faire sans une alliance avec leur ennemi d’hier, l’ancien président Ali Abdallah Saleh, qui a conservé une partie de ses réseaux d’influence. Ces deux forces, en s’alliant, se sont débarrassées de leur nouvel ennemi commun, le parti Al-Islah (« La réforme ») qui a contribué à installer le processus de dialogue national et joué un rôle positif durant la transition avant d’être chassé de Sanaa par l’arrivée des Houthistes en septembre 2014.
De son côté, l’Arabie saoudite fait désormais l’analyse que la rébellion sera très difficilement délogée de la capitale par des acteurs locaux, et que le Yémen s'est engagé dans un processus de partition dont Riyad ne veut pas. À travers le Yémen, l’Arabie saoudite vise avant tout à contenir l’expansionnisme iranien, quand Téhéran est redevenu l’acteur incontournable dans la région.
De manière très symbolique, l’Arabie saoudite a frappé ce jeudi 26 mars, le jour même où reprenaient à Genève les négociations entre l’Iran et les États-Unis pour le contrôle du programme nucléaire iranien. L’Iran a aussitôt protesté contre les bombardements saoudiens, considérés par Téhéran comme une « ingérence » dans les affaires yéménites. Que la République islamique d'Iran (chiite) arme directement les rebelles houthistes ou pas n’est pas l’essentiel. De par leur confession et leur opposition à Al-Qaïda, les Houthistes sont les alliés naturels de Téhéran (lire ici un article du Washington Institute), et potentiellement le relais de la puissance de la République islamique. Voir les Houthistes dominer le nord du Yémen est donc impensable pour Riyad et des Saouds qui ont construit leur royaume au début du siècle dernier en s'arrogeant une large partie du grand Yémen historique.
Paniqués à l’idée d’être encerclés au Moyen-Orient entre le Qatar d'un côté et l’Iran de l'autre, l’Arabie saoudite a de fait construit depuis 2012 son interventionnisme en deux temps :
- Réduire l’influence du Qatar en aidant l’armée égyptienne à démettre le président égyptien élu, Mohamed Morsi, puis à écraser son organisation, les Frères musulmans, déclarée comme organisation terroriste en 2014.
- Monter en puissance en Syrie, en Irak et partout où l’Iran exerce une influence directe.
Pour autant, l’Arabie saoudite se trouve prise au piège de sa stratégie : en Irak, Téhéran s’affirme comme un acteur incontournable pour combattre l’avancée de l’État islamique.
En contribuant à réprimer des Frères musulmans qui ont partout joué le jeu des processus démocratiques, Riyad ouvre la voie aux radicaux et aux organisations djihadistes. Des organisations qui ont elles-mêmes déclaré l’Arabie saoudite royaume apostat et comme une cible à frapper en priorité. Pris entre Al-Qaïda et les Houthistes au Yémen, les intérêts saoudiens ont donc contraint Riyad à infléchir sa stratégie éradicatrice et à héberger sur son sol une partie des cadres d’Al-Islah quand ils furent chassés de la capitale yéménite en septembre 2014 par les Houthistes.
Ce jeudi après-midi, le président Hadi a quitté Aden pour rejoindre Le Caire en Égypte sous protection saoudienne, où il doit assister à la réunion de la Ligue arabe consacrée au Yémen. À court terme, il y a peu de chances de voir des troupes massives iraniennes débarquer au Yémen. L’Iran se contentera au mieux d’instructeurs et d’acheminement de matériels, comme il le fait en Syrie. Mais pour les Yéménites, cette internationalisation est facteur d’enracinement du conflit (lire ici l’excellent article du chercheur Laurent Bonnefoy, Le Yémen en morceaux, qui aborde le contexte institutionnel complexe et explique pourquoi l’implication militaire de l’Arabie saoudite ne peut être que nocive) et aux conséquences humanitaires qui s’annoncent dramatiques.
Comme le rappelait ce jeudi l’ONG Action contre la faim dans un communiqué, le Yémen demeure le pays le plus pauvre de la péninsule Arabique : « Sur 26 millions d’habitants dans un pays grand comme la France, 10 millions de personnes ont un accès restreint à de la nourriture et à des aliments à la qualité nutritionnelle insuffisante pour être en bonne santé. Parmi elles, 850 000 enfants dont 160 000 sévèrement atteints et nécessitant une prise en charge thérapeutique. La prévalence de la sous-nutrition infantile avait provoqué il y a 5 ans déjà la nécessité pour l’ONG d’intervenir auprès notamment des enfants. »
Le Yémen, qui était encore coupé en deux avant la réunification de 1990, est désormais plongé dans une guerre civile dont la communauté internationale et l’ONU, qui a pris une part active dans le processus de dialogue national aujourd’hui en perdition, seront bien en peine de le sortir.
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