« J’ai eu droit au burn-out moi aussi. J’étais prêt à me barrer, encore tout récemment. Mes patients sont reconnaissants, ils me disent que je suis courageux, mais ce n’est pas suffisant. Je ne peux pas continuer à travailler comme un fou, jusqu’à en perdre la santé. » Pascal Chaufourier, médecin généraliste de 53 ans, est installé dans un cabinet médical au rez-de-chaussée d’un des immeubles de la cité des Joncherolles, à Pierrefitte-sur-Seine (93). Il est énergique et en colère. Alors qu’il fait visiter son cabinet médical tout neuf, il se prend toute la gorge entre les mains et dit : « On n'est pas aidés… » Il est 14 heures, il reprend sans tarder ses consultations. Une dizaine de personnes attendent déjà dans la vaste salle d’attente du cabinet. Y travaillent trois infirmiers libéraux, une psychologue et deux médecins libéraux. Deux secrétaires se relaient pour accueillir les patients, de 8 h 30 à 19 h 30, et noircir le cahier des consultations. La salle d’attente ne désemplit jamais, le téléphone sonne sans arrêt. Nathalie, la secrétaire médicale, estime que chaque médecin voit « 45 à 50 patients par jour, sans compter les appels ».
Le cabinet ne tient pourtant qu’à un fil : l’un des deux médecins, le Dr Plailly, a « 66 ans et demi ». Il compte les années comme les enfants parce qu’il est « fatigué. L’intensité du travail est forte. Mais il y a ici un grand besoin de soins, on ne peut pas partir ». Pascal Chaufourier, malgré sa « soixantaine » d’heures de travail hebdomadaires, ne peut pas répondre seul aux besoins de santé de la population et assumer les charges du cabinet. Alors il cherche un successeur, avec acharnement : « Je me bats depuis 3 ans », dit-il. Il accueille deux internes en médecine par semestre, en espérant en convaincre un de s’installer. Une vingtaine sont passés par le cabinet : « Je n’insiste pas trop, mais je donne de mon temps. » Peine perdue, jusqu’ici : « Il y a des déclarations d’intérêt, mais rien de concret. » L’infirmière libérale Ténin Cissé ne « comprend pas les jeunes médecins. À leur place, je m’installerais. Ce cabinet a tout, il fonctionne très bien. Bien sûr, nous ne sommes pas dans les beaux quartiers. Mais les gens ici sont attachants. Certaines personnes ne sont pas faciles, mais comme partout ».
Annick, 74 ans, est une nouvelle patiente du cabinet. Elle a longtemps été suivie dans un « cabinet de deux médecins. L’un est mort, l’autre est parti à la retraite, aucun n’a été remplacé ». En 15 ans, le nombre de médecins généralistes est passé de 19 à 13. Pour cette vieille habitante d’un quartier pavillonnaire de Pierrefitte, le départ des médecins n’est qu’une péripétie de plus. Elle est « profondément déçue. J’étais conseillère d’éducation dans un lycée de Sarcelles, où 40 nationalités cohabitaient sans problèmes. Mais tout a changé, il y a trop de gens pauvres ici. Je pense que le gouvernement a pris le parti de faire de la Seine-Saint-Denis un ghetto. Je n’ai plus de bon boulanger, plus de boucher, plus de charcutier, j’ai été cambriolée 6 ou 7 fois. Je n’ai qu’une envie, c’est de partir ».
Cette dame en colère ne voit pas les investissements massifs injectés dans cette ville. Pierrefitte-sur-Seine, 28 000 habitants, est ramassée autour de la nationale 1, où serpente le tramway 5, inauguré en 2012, qui relie Saint-Denis à Sarcelles. Tout proche, le RER D rejoint la gare du Nord en 15 minutes. Et en 2020, cette gare sera une étape de la nouvelle ligne ferroviaire Tangentielle Nord, qui doit relier la banlieue nord de Paris. L’habitat est dominé par de petits pavillons typiques de la banlieue parisienne, parfois cossus. La ville est bornée par deux grands ensembles : au sud, la cité des Poètes, au nord celle des Joncherolles. Il y a encore quelques mois, ce quartier « craignait », répètent ses médecins et habitants. Mais l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) a déversé sur la ville plusieurs centaines de millions d’euros. Les façades sont ravalées, les halls d’entrée rénovés et bien fermés par des digicodes, les parkings équipés de barrières automatiques. Bientôt, quelques immeubles seront mis à terre, et la cité, jusqu’ici close sur elle-même, s’ouvrira sur la nationale 1.
Mais ces investissements peuvent-ils être durables, et profitables à la population, si les services publics abandonnent peu à peu le quartier ? Les médecins pourraient partir, suivis par les infirmiers et la psychologue, incapables d’assumer seuls le loyer. Puis la pharmacie de Frédéric Calife suivra : « Les patients en sont peu conscients, mais l’offre de soins dans le quartier est très fragile, explique le pharmacien. Si les médecins partent, la désertification médicale sera irréversible. Ce serait dramatique pour les patients, car les besoins de soins sont énormes. Nous sommes conscients de notre utilité sociale. »
Les habitants le leur rendent bien, la plupart du temps. Comme tous les professionnels de santé de la ville, Frédéric Calife a été agressé. Depuis son installation en 2008, cela lui est arrivé deux fois ; la dernière, c’était il y a six mois, pour 50 euros. « Les habitants ont été très solidaires, ils ont retrouvé les agresseurs dans la journée. Ma préparatrice, qui a été gazée, a reçu des excuses. Cela marque bien sûr, mais il faut aller de l’avant. La violence n’est pas notre quotidien. » Depuis, il s’est équipé de caméras de vidéosurveillance. Du côté des médecins, les locaux sécurisés et la présence d’une secrétaire qui garde un œil sur la salle d’attente se généralisent.
Pierrefitte-sur-Seine est une ville très pauvre. Le revenu net moyen d’un foyer fiscal est de 17 000 euros. 40 % seulement des foyers sont imposables. En 2011, le taux de chômage était de 19 %. Et le tissu économique de Pierrefitte est famélique, à la différence des communes voisines de Saint-Denis, Gennevilliers ou La Courneuve, riches de leur taxe professionnelle. « Nous sommes une ville pauvre à la population pauvre », résume Michel Fourcade, le maire socialiste. Elle compte près de 50 % de logements sociaux. Mais le parc privé pose presque plus de problèmes, car il est largement dégradé : beaucoup de pavillons sont exploités par des marchands de sommeil qui découpent les maisons en studios où s’entassent des familles de migrants. « En six ans, près de la moitié de la population change. On voit arriver des populations venues du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, du Pakistan et d’Inde, d’Europe de l’Est », explique Michel Fourcade. L’enjeu pour Pierrefitte est de retenir ses classes moyennes, et d’en attirer d’autres, afin de retrouver une certaine mixité sociale.
Avec le renouvellement urbain et la construction d’écoles, le maintien d’une offre de soins suffisante est devenu l'une des priorités de la mairie. « Nous n’en avons pourtant pas les moyens et ce n’est pas une compétence municipale, rappelle Michel Fourcade. Mais lorsque les habitants ont des difficultés à se soigner, ils se tournent vers moi. » La municipalité finance à hauteur de 1,2 million d’euros annuels un centre de santé et un centre dentaire structurellement déficitaires en raison d’un sous-financement de l’assurance maladie. Le centre de santé de Pierrefitte est un héritage de la municipalité communiste, qui a régné sur la ville de 1945 à 2008. En Seine-Saint-Denis, où la “ banlieue rouge ” a encore quelques beaux restes, « les 75 centres de santé sont une aubaine, ils compensent une médecine libérale à bout de souffle », explique Jean-Philippe Horreard, le délégué territorial en Seine-Saint-Denis de l’Agence régionale de santé.
À Pierrefitte, les socialistes gèrent leur centre de santé à l’économie. Ils ont décidé de fermer les services les plus déficitaires, le laboratoire d’analyses médicales et la radiologie. « Nous voulons proposer une offre complémentaire à l’offre libérale locale. Il y a un laboratoire en ville, et les établissements de santé ont des plateaux techniques », explique Michel Fourcade. Avec 3,4 postes de médecine générale et autant de spécialistes (partagés entre des pédiatres, ORL, gastro-entérologues, etc.), trois fauteuils dentaires, dont un d’orthodontie, le centre de santé tourne malgré tout à plein régime. Il reçoit 10 000 personnes par an. Hors créneaux d’urgence, il faut attendre une semaine pour voir un généraliste, un à deux mois pour un dentiste. L’ophtalmologiste est présent un jour par semaine seulement : les rendez-vous sont pris tous les 1er lundi du mois, pour le mois suivant, et sont complets en quelques heures. Mais ailleurs, il faut attendre six mois pour obtenir un rendez-vous. Deux gynécologues sont présents 1,5 jour par semaine et affichent eux aussi complet. Ce sont pourtant deux hommes, ce qui pose problème à de nombreuses patientes. Les habitants de Pierrefitte se reportent en effet massivement vers les établissements de santé tout proches : l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, la clinique de l’Estrée à Stains et l’Hôpital privé nord parisien de Sarcelles. La fréquentation des urgences de l’hôpital Delafontaine a augmenté de 14,7 % l’an dernier.
Face à cette situation médicale déficitaire, la municipalité de Pierrefitte s’est résolue à soutenir également l’offre libérale, en finançant une nouvelle maison de santé. « Les professionnels de santé nous ont demandé de leur fournir des locaux. Nous leur avons d’abord rappelé que nous avions du mal à loger les habitants », rappelle au préalable le maire. Mais la ville a payé. La maison de santé vient d’être inaugurée, pour un coût de 585 000 euros. La Région participe à hauteur de 235 000 euros, le département de 10 000 euros, restent tout de même 340 000 euros à la charge de la ville. « Le projet a mis cinq ans à sortir de terre. Beaucoup de libéraux se sont déclarés intéressés. Mais ce sont les pouvoirs publics qui l’ont porté », explique Karine Royer, médecin et directrice santé de Pierrefitte. « Les professionnels de santé libéraux ne sont pas toujours d’accord, certains développant des stratégies de mise en échec, parce qu’ils craignent la concurrence », dit plus clairement Jean-Philippe Horreard, de l’Agence régionale de santé.
La nouvelle structure se situe à proximité de la cité des Poètes. Ce grand ensemble ressemblait il y a quelques années à « Beyrouth », selon une infirmière. Tous ses professionnels l’ont fui, et le pharmacien s’est suicidé. Depuis, presque tout a été détruit et reconstruit. Le nouveau quartier est encore en plein chantier. La façade de la maison de santé est encore de béton brut, et le téléphone sonne dans le vide, car la secrétaire n’a pas encore été recrutée. Mais Nicole Parent, médecin généraliste de 61 ans, se réjouit de voir enfin se concrétiser « ce projet laborieux mais magnifique. Cela fait 35 ans que j’exerce à Pierrefitte. Entre médecins libéraux, on s’appelle les vieux dinosaures. Dans cinq ans, la moitié d’entre nous seront partis à la retraite. Dans cette maison de santé, je peux envisager la fin de ma carrière, en levant peu à peu le pied ». La structure a déjà attiré deux médecins généralistes qui exercent à temps partiel, deux infirmières, un cardiologue, un psychologue et un psychiatre. L’arrivée du psychiatre, surtout, réjouit Nicole Parent qui, « depuis des années, ne sait plus où envoyer certains patients ». Mahiou Faredj confirme : « Pour Saint-Denis et Pierrefitte, il y a deux psychiatres libéraux. Au centre médico-psychologique, il y a 3 à 4 mois d’attente pour un rendez-vous. Pourtant, les besoins sont énormes. Les problèmes psychiatriques sont aggravés par des conditions de vie précaires, l’absence d’emploi, les familles explosées, les appartements surpeuplés, etc. Ces personnes déstructurées sont souvent incapables de prendre un rendez-vous. »
Dans la salle d’attente de la maison de santé patientent Khadija Mousa et ses deux enfants. Cette mère de famille est très organisée. Elle se repère parfaitement dans l’offre de soins, connaît les créneaux horaires des différents spécialistes, ne se plaint pas du maillage médical sur la ville. Elle a cependant quelques problèmes avec la Sécurité sociale : « Mon mari est peintre en bâtiment. Ses revenus sont variables. En ce moment, on a la CMU. Cela nous aide beaucoup. Mais parfois, nous passons au-dessus du plafond, et on a droit à l’aide à la complémentaire santé. » Ce dispositif mal connu, car complexe, consiste en un chèque couvrant partiellement les cotisations d’une complémentaire santé. Khadija Mousa « gère tous les papiers. J’ai l’habitude. Mais quand il faut aller à la Sécurité sociale, il faut prendre sa journée. Et l’antenne de Pierrefitte est régulièrement fermée ».
Elle est même totalement fermée, sans que la mairie n’en ait été officiellement informée. Des panneaux de signalisation indiquent toujours le chemin de la Sécurité sociale. Mais la grillée est tirée, le logo supprimé. Sans un mot d’information pour les usagers. Ils doivent en réalité se rendre à Stains, où s’étire une longue file d’attente au fur et à mesure de la matinée. Les usagers font part de leur exaspération : « Hier, c’était fermé ici. Il n’y avait même pas un mot d’explication, regrette Ozturk Hidayet. Je demande la CMU, mais mon dossier n’avance pas. Ces démarches sont très difficiles. Et les gens de la Sécurité sociale ne prennent pas le temps de nous écouter. Quand les gens ne comprennent pas bien le français, ils s’énervent. Ils manquent de patience. » En langage administratif, l’assurance maladie explique, par mail, qu’elle est contrainte à des mesures d’économie par sa « convention d’objectifs et de gestion ». Elle est donc en train de « développer l’offre de service en ligne », et de « réorganiser l’offre d’accueil autour de deux pôles, l'un dédié aux offres en libre service, l'autre dédié notamment à l'accueil sur rendez-vous permettant une prise en charge attentionnée des publics les plus vulnérables ». Ce dernier objectif reste à atteindre.
- Prochain volet de notre enquête : Au cabinet médical de Souppes-sur-Loing, « on refuse tous les jours des dizaines de patients »
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les gardiens du nouveau monde