C'est un deuxième front judiciaire qui s'ouvre en France pour le FN. Après l'enquête sur ses financements de campagnes ouverte en avril 2014 et la mise en examen pour « escroqueries » du trésorier du micro-parti de Marine Le Pen, le 17 mars, le Front national est désormais visé par une enquête préliminaire pour « abus de confiance » présumés dans l’affaire des assistants du parti au parlement européen. L’information a été confirmée lundi à l’AFP et Mediapart par des sources proches de l’enquête.
Cette enquête a été ouverte le 24 mars par le parquet de Paris et a été confiée à l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF). Elle fait suite au signalement par le président du parlement européen Martin Schulz, le 9 mars.
Le président du parlement européen avait saisi l’Office européen anti-fraude, l’OLAF, comme l’avait révélé Le Monde, et prévenu la ministre de la justice française d'« une possible utilisation frauduleuse de fonds européens », et de soupçons d'emplois fictifs. Dans sa lettre à Christiane Taubira, que Mediapart avait pu consulter, Martin Schulz prévenait la garde des Sceaux d'« une possible utilisation frauduleuse de fonds européens », et de soupçons d'emplois fictifs. Il s’« engage(ait) à transmettre tout document aux autorités compétentes en France » pour « vérifier si cette utilisation de l'argent public européen ne contrevient pas aux lois de la République française ». Il s'inquiétait également de « l'ampleur » des « constatations qui touchent un parti politique français de premier plan ».
Les éléments avaient été transmis au parquet général français, avant d’être communiqués, mi-mars, au parquet de Paris. Au cœur de l’affaire : les salaires versés à certains assistants des eurodéputés FN. Une vingtaine d'assistants frontistes – sur 63 – sont soupçonnés de ne pas travailler pour leurs élus alors qu'ils sont rémunérés par le parlement européen. Vingt d'entre eux occupent une fonction officielle au siège du Front national, à Nanterre (Hauts-de-Seine).
Au parlement, la rémunération des collaborateurs est pourtant encadrée. Chacun des 751 eurodéputés dispose d'une enveloppe maximale de 21 000 euros par mois pour employer des assistants. Certains sont « accrédités » (leur nombre peut aller jusqu'à trois par élu), et travaillent entre les murs du parlement, à Bruxelles et Strasbourg. D’autres sont des assistants « locaux », qui travaillent pour le député dans la circonscription locale.
La procédure en cours vise à la fois des assistants « accrédités » et des « locaux ». Les contrats de ces derniers obéissent au droit de l'État membre dont est originaire l'élu, c’est pourquoi le parlement a non seulement saisi l’OLAF, à Bruxelles, mais aussi la justice française à Paris. Comme Mediapart l’avait expliqué, l’enquête s’annonce ardue. Il s’agira d’établir, pour chaque assistant, s’il a effectivement consacré tout ou partie de son temps de travail au mandat européen de son député, à hauteur de sa rémunération par le parlement.
Dans sa lettre à Christiane Taubira, le président du parlement évoquait un préjudice qui pourrait s’élever jusqu’à 7,5 millions d’euros sur la législature en cours (2014-2019). Une somme qui reste une projection théorique, puisqu’elle s’appuie sur le montant des premiers salaires mensuels versés aux 20 assistants frontistes identifiés, charges comprises, qui ont été multipliés par le nombre de mois de l'ensemble du mandat. L’enquête permettra, si la fraude est confirmée, d’affiner ce chiffre.
C’est en épluchant le nouvel organigramme officiel du FN fin février que les services du parlement ont découvert que, sur les 82 personnes occupant une fonction officielle dans le parti, vingt étaient des assistants d’eurodéputés. Dix-neuf d'entre eux fournissent d’ailleurs, dans leurs contrats d'exécution, l'adresse du siège du parti. « Selon cet organigramme, certains assistants ne travaillent pas pour le député auquel ils sont liés par un contrat de travail », écrit Schulz dans sa lettre à Taubira.
Certes, il n’est pas interdit à un assistant d’être actif dans son parti. Mais ce sont les nombreux postes clés occupés au FN par les assistants frontistes qui ont attiré l’œil du parlement : on trouve des conseillers spéciaux de Marine Le Pen, sa chef de cabinet, des piliers des cabinets de Jean-Marie Le Pen et Florian Philippot. Un autre élément interroge : certains assistants « locaux » du FN sont censés travailler dans une circonscription bien loin de celles où ils sont eux-mêmes élus.
Le Front national n’est pas le seul parti à recourir à cette pratique qui consisterait à puiser dans la cagnotte européenne pour financer le parti. Dans une longue enquête publiée en mai 2014, Mediapart avait déjà mis en lumière plusieurs cas problématiques d’eurodéputés français – au PS, à l'UMP, au Parti de gauche –, suspectés d’employer leurs assistants à d’autres fins qu’un simple travail de collaborateur européen. Dans plusieurs partis, des situations posent – ou ont posé – problème, à des degrés divers. Et les Français ne sont pas les seuls concernés.
Mais le parti de Marine Le Pen se différencierait des autres partis en étant le « premier cas "systémique", qui implique une structure d’organisation », avait estimé un fonctionnaire européen interrogé par Mediapart. « Avec le FN, il semble que l'on n'est plus dans le tripatouillage marginal, mais bien plutôt dans le montage massif, systématique, industriel », avait commenté l'écologiste Gérard Onesta, un ancien vice-président du parlement européen, qui a coécrit le règlement interne du parlement, sur lequel s'appuie aujourd'hui Martin Schulz.
Le Monde s’était penché sur les 234 assistants des 74 eurodéputés français, et avait également montré la particularité du cas du FN : le parti dont les assistants « cumulent » le plus, avec des responsabilités au sein du parti, ou avec un mandat électoral local. Pas moins de 31 assistants des élus frontistes – sur un total de 63 – sont concernés par ce cumul.
Surtout, le parlement européen avait déjà demandé des explications à Marine Le Pen sur la situation de deux de ses assistants, à l’été 2012 : Louis Aliot et Florian Philippot. Comme Mediapart l’avait raconté, la présidente du FN les avait embauchés en pleine campagne, à temps partiel comme assistants « locaux », alors qu’ils étaient parallèlement vice-présidents du parti, mais aussi directeurs de sa campagne présidentielle, puis porte-parole du FN aux législatives.
« La durée horaire modeste de leurs contrats d'assistance parlementaire permet de concilier deux activités professionnelles », avait répondu Marine Le Pen dans son courrier. Le parlement avait un temps envisagé d'éplucher le détail des agendas d’Aliot et Philippot, puis il avait jeté l’éponge, jugeant que la présidente du FN profitait d'un certain flou juridique concernant la catégorie des assistants « locaux ». Cette fois-ci, c'est la justice qui se chargera de déterminer, pour chaque assistant, s’il a effectivement consacré tout ou partie de son temps de travail au mandat européen de son député, à hauteur de sa rémunération par le parlement.
Au Front national, dirigeants et élus avaient dénoncé, début mars, une « opération politique » à deux semaines des élections, accusant le gouvernement socialiste français d’avoir « mobilisé ses amis contre le FN », en l’occurrence le président (social-démocrate) du parlement Martin Schulz. « Le président du Parlement européen sort la grosse caisse, avait réagi Marine Le Pen sur Twitter, le 9 mars. Une plainte sera déposée contre lui pour dénonciation calomnieuse. »
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