Tout faire pour éviter la bascule à droite. Lundi dernier, au lendemain du premier tour, Manuel Valls s’est rendu à Noisy-le-Grand. Et jeudi 26 mars, le président PS de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, la secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts, Emmanuelle Cosse, et le secrétaire national du Parti communiste, Pierre Laurent, ont fait estrade commune à Bondy. Pour l’occasion, le PS et le PCF, frères ennemis de l’ex-banlieue rouge, ont enterré la hache de guerre. Leur préoccupation immédiate est d’empêcher la droite de présider l’assemblée départementale. Dans ce département très populaire, qui a toujours été à gauche (communiste pendant des décennies, puis socialiste depuis 2008), ce serait un coup de tonnerre, local et national.
Au premier tour, la droite, qui a déjà raflé plusieurs grandes villes aux municipales, se targue d’une « percée historique ». La gauche (PS et ses alliés radicaux de gauche et écologistes, les binômes Front de gauche ou PCF) obtient certes un peu moins de 50 % des suffrages exprimés, mais elle est divisée. La droite (UMP, UDI ou les deux ensemble) se hisse à 30 %. Le Front national, lui, est à 20,2 %. Pour la droite comme pour l’extrême droite, il s’agit de scores jamais atteints.
Le département, qui fut présidé par Claude Bartolone – dont l’influence reste très grande sur la vie politique locale – peut-il basculer ? Les duels du second tour ressemblent à un kaléidoscope de combinaisons : cinq binômes PS ou PCF assurés d’être élus, mais aussi deux duels UDI-FN et Front de gauche-FN, huit duels droite-PS, un duel UDI-PCF, un duel PCF-EELV. L’actuel président du conseil départemental, le socialiste Stéphane Troussel, se dit « très confiant ».
« C’est très difficile à prévoir, explique Antoine Jardin, chercheur associé au Centre d'études européennes de Sciences-Po. Il y a deux interrogations principales pour ce second tour: le report des voix des listes de gauche les unes pour les autres, en raison de la concurrence entre le PS et le PCF et de la défiance des électeurs de gauche par rapport au pouvoir. Et surtout le report des voix des électeurs du Front national, qui se retrouve parfois en position d’arbitre. » Là encore, c’est une première. Selon le chercheur, la Seine-Saint-Denis, département très populaire, est souvent un « miroir, grossissant, un indicateur avancé des tendances politiques du pays ». D’où l’intérêt de revenir en quelques cartes sur l’histoire électorale du département depuis 2012.
- Le PS : en quête des électeurs de 2012
Dans l’ancien fief rouge, le PS avait grignoté depuis les années 1990 les positions communistes. Même s’il conserve des zones de force, le parti au pouvoir est aujourd’hui en difficulté électorale. D’abord parce que « la gauche reste fortement divisée », surtout aux élections intermédiaires, rappelle Antoine Jardin. « Au premier tour des départementales à Drancy, le PS et le PCF ont fait chacun 12 % : c’est le FN qui s’est qualifié pour le second tour face à l’UDI. »
Mais surtout parce que l’électorat populaire se détourne de lui. En 2012, il avait offert à François Hollande son meilleur score à la présidentielle (65 % au second tour). Le socialiste était arrivé en tête dans 36 des 40 villes du département. Deux ans plus tard, la droite a remporté les municipales. L’UMP et l’UDI détiennent aujourd’hui 21 des 40 villes du département. Et non des moindres : Bobigny, fief communiste depuis 1920 (UDI), Aulnay-sous-Bois, la ville de l’ancienne usine PSA fermée en 2013 remportée par l’UMP à la barbe du PS, Saint-Ouen, bastion PCF depuis 1945. Mais aussi Le Blanc-Mesnil (du PCF à l’UMP), Livry-Gargan ou Villepinte.
« François Hollande avait fait le plein des voix en 2012, en allant chercher des électeurs qui souvent s'abstiennent, analyse Laetitia Renée, de l'agence de stratégie électorale Liegey Muller Pons. Lors des élections intermédiaires qui ont suivi, la gauche en général et le PS en particulier ont eu plus de mal que les autres partis à remobiliser leurs électeurs: beaucoup, déçus par des promesses non tenues et la crise économique persistante, marquent leur mécontentement en s'abstenant. » Un phénomène « amplifié » par la précarité qui sévit dans ce département.
Si l’on regarde les suffrages exprimés, le PS semble même s’être un peu « refait » aux départementales. « La gauche avançait moins divisée qu'aux européennes, explique Laetitia Renée. De nombreux conseillers en place se représentaient et ont pu capitaliser sur leur notoriété locale. » Ce léger "mieux" en termes de suffrages exprimés cache mal une désaffection des électeurs de gauche, et d’abord de ceux qui ont voté Hollande en 2012. « Aux européennes, la gauche avait perdu dans certains bureaux 80 % de ses voix entre 2012 et 2015. Aux départementales, l’abstention est un peu meilleure. La perte est un peu réduite, mais elle est élevée, avec des pics à plus de 70 % », détaille Antoine Jardin.
S’il est habituel que la participation s’effondre aux élections intermédiaires, et qu’elle remonte aux présidentielles, il n’est pas sûr que ce soit à nouveau le cas en 2017. Particulièrement dans l’électorat populaire, cerné par une précarité grandissante. « Ce n’est pas parce que ça s’est passé jusque-là, et notamment encore en 2012, par rejet de Nicolas Sarkozy, que cela se reproduira à nouveau, dit le chercheur. Tout dépendra de l’offre électorale, du discours porté par la gauche, du positionnement de Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen, et des thèmes qui domineront la campagne. » Si le PS néglige en particulier les questions sociales, s'oriente vers un discours sécuritaire ou défend une vision maximaliste de la laïcité, il n'est pas sûr qu'il attire de nouveau ses électeurs.
« En 2012, les trois quarts des précaires s’étaient rendus aux urnes, portés par l’espoir d’un changement : François Hollande était parvenu à capter un tiers de leurs suffrages au premier tour, et presque les deux tiers au second. On peut douter qu’en 2017, le candidat socialiste bénéficie d’un tel soutien », juge dans Le Monde Céline Braconnier, coauteure d'Inaudibles, livre de sociologie politique sur les précaires, qui sont aussi des invisibles de la politique [retrouvez ici notre entretien vidéo avec Nonna Mayer, qui a dirigé la rédaction de l'ouvrage avec Céline Braconnier].
- L'abstention tout le temps, sauf à la présidentielle
A la présidentielle de 2012, seuls 26 % des électeurs inscrits de Seine-Saint-Denis s’étaient abstenus. L'élection présidentielle reste la seule qui mobilise massivement. Deux ans plus tard, aux municipales le département, « un des départements dans lesquels la participation est en général la plus faible », selon Laetitia Renée de Liegey Muller Pons, comptait en revanche six des quinze villes les plus abstentionnistes de France : 61 % à Stains (+ 16,5 % par rapport au premier tour des municipales 2008), 60 % à Bobigny (+ 15 %), 53,7 % à Pantin (+ 11 %), 58 % à Aubervilliers (+ 8,8 %), 58 % à Saint-Denis (+ 8,5 %), etc.
Aux européennes deux mois plus tard, seuls trois électeurs sur dix ont voté. Aux départementales, l’abstention diminue un peu (63 %), mais la Seine-Saint-Denis reste le département le plus abstentionniste de France. Pas étonnant : comme le rappellent les auteurs d'Inaudibles, « la participation est liée au niveau de précarité locale », particulièrement élevé en Seine-Saint-Denis. Problème : cette très faible mobilisation aux élections intermédiaires « change complètement le visage de la représentation : en Seine-Saint-Denis, le FN était le premier parti aux européennes avec 25 %, en raison d’un taux d’abstention faramineux », rappelle Céline Braconnier.
- Le FN profite de l'abstention massive
Aux départementales, le FN réalise jusqu’à 30 % dans certains cantons de Seine-Saint-Denis. À la présidentielle 2012, il n’avait obtenu que 13,55 %. Des scores reproduits aux municipales dans quelques villes seulement (Noisy-le-Grand ou Rosny-sous-Bois), mais il n’avait alors pas de candidats partout. A la différence de ces départementales: « le FN a été en mesure de présenter des binômes dans 100% des cantons cette fois-ci, contre 90% en 2011 et 20% en 2008 », rappelle Laetitia Renée. Sa percée électorale en termes de suffrages exprimés est donc réelle.
Contrairement aux idées reçues, la présence de l’extrême droite en Seine-Saint-Denis n’est pas une nouveauté. « L’ancrage du FN en Seine-Saint-Denis est très ancien, rappelle Antoine Jardin. Dès le début des années 80, il a très tôt fait des scores élevés dans un certain électorat populaire. Il y a même eu des élus communistes qui ont alors glissé vers le FN. Mais sa présence a décliné par la suite : les électeurs du FN, par exemple des ouvriers à la retraite, sont partis, et les classes populaires descendant de l’immigration ont très peu voté pour lui. Désormais, il trouve une certaine audience et progresse par capillarité dans des espaces où il était traditionnellement assez faible. Il attire une composante de l’électorat populaire de droite, des ouvriers, des employés, ou des déclassés et précaires qui rejettent fortement Nicolas Sarkozy. » Cette "percée" reste toutefois contenue si l’on regarde le nombre de voix. « En France, le Front national réunit en moyenne 12,5 % des inscrits. En Seine-Saint-Denis, il ne dépasse jamais les 8 % », rappelle le chercheur.
- La droite en conquête
La droite profite elle aussi de la désaffection vis-à-vis de la gauche. À l’est du département, où elle est traditionnellement forte, l’UMP solidifie son influence. À l’ouest, notamment dans les anciens bastions communistes, c’est l’UDI qui en bénéficie (lire le reportage d'Ellen Salvi). « L’UDI présente par rapport à l’UMP un visage moins stigmatisant et remplit les espaces politiques, là où l’UMP est historiquement peu implantée », explique Antoine Jardin. Une combinaison centre-droit/droite qui marque des points à chaque élection depuis 2012, jusqu'à caresser l'espoir de devenir majoritaire grâce aux déçus de la gauche.
BOITE NOIREAntoine Jardin a été interviewé vendredi 27 mars. Céline Braconnier l'avait été avant le premier tour, pour un article sur l'abstention.
La rédaction de Mediapart et Liegey-Muller-Pons se sont associés pour ces élections départementales. Grâce à ce partenariat, nous vous proposons des éclairages, des analyses et des visualisations de données inédites. Plus de détails sur ce partenariat ici.
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