Finistère, de notre envoyée spéciale
Le 2 août dernier, à Guiclan, dans le Nord-Finistère, cinq cents personnes mettaient à terre le premier portique écotaxe de Bretagne, tricotant inconsciemment les premiers « bonnets rouges » de la révolte multiforme qui embrase aujourd'hui le pays et piège l'exécutif. À Paris, dans la torpeur de l'été, la spectaculaire opération, orchestrée principalement par les paysans et les ouvriers de l'agroalimentaire, passait presque inaperçue. Pourtant, l'avis de tempête était déjà très sérieux.
Voilà des années que, dans cette pointe de terre naturellement frondeuse, fief du cochon, du chou-fleur, de l'artichaut et de l'emblématique leader paysan breton Alexis Gourvennec, on n'avait pas renoué avec pareille jacquerie, ni vu des prolos défiler bras dessus-bras dessous avec petits et gros patrons. Au cœur de la mêlée : les « Gad », ces 889 salariés de l'abattoir de cochons éponyme, fleuron de la commune de Lampaul-Guimiliau, sacrifiés sur l'autel de la crise porcine, du dumping social allemand et de la mauvaise gestion de leur actionnaire majoritaire, la Cecab.
Ce sont eux qui ont crié les premiers en breton « Ré-zo-ré », « Trop, c'est trop », hissant haut, comme un SOS, le Gwenn ha du, le drapeau régional frappé de l'hermine, avec leurs frères d'infortune, les employés des volaillers Doux et Tilly-Sabco. Plus que les taxes et les impôts qui grèvent leur pouvoir d'achat déjà bien faible, le drame de ces « besogneux », c'est la crise qui sonne le glas de la fin du « miracle agricole breton », et plonge dans l'angoisse du lendemain des milliers de familles dans un rayon de quelques kilomètres et dans une zone rurale isolée et déjà fragilisée (lire ici notre reportage).
Olivier Lebras, le porte-parole des Gad, casquette Force ouvrière – parce qu'il a marché dans les pas de son prédécesseur, André Terrier, « un syndicaliste formidable qui aurait pu être à la CFDT ou à la CGT et je l'aurais suivi » –, se revoit au printemps dernier solliciter « des alliances contre-nature » « pour sauver l'emploi » et plaider ce qui est devenu un slogan rassembleur et régionaliste : « Vivre et travailler au pays. »
Sur les conseils de Bernadette Malgorn, la présidente des élus de droite et du centre au conseil régional de Bretagne, l'ouvrier de gauche, qui vit sa première grande lutte syndicale à quarante ans et pensait jusqu'alors que sa mission consistait à « négocier les salaires et à acheter des billets de piscine », frappe à la porte de la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA) du Finistère parce qu' « un combat ne se mène pas seul ». Il a « la boule au ventre », se demande « si on ne va pas le chasser avec un manche de pioche » : « Pour le paysan, l'ouvrier est un bon à rien qui ne travaille jamais assez. Pour l'ouvrier, le paysan est un esclavagiste qui gueule tout le temps. »
Finalement, Thierry Merret, le bouillonnant patron de la FDSEA, classée à droite, lui tend la main et lui demande s'ils seraient partants « si jamais il fallait faire tomber un symbole »… Voilà pour les prémices du mouvement des « bonnets rouges », qui fait aujourd'hui des émules dans tous le pays, mais échappe à ses instigateurs depuis que l'extrême droite, tout particulièrement, tente de se raccrocher à la fronde.
À l'époque, « les patrons » n'ont pas encore demandé à ce que soit accolé au slogan du « collectif pour la Bretagne » le verbe « décider » entre « vivre » et « travailler au pays ». Les « Gad », comme on les appelle à des kilomètres à la ronde, croient encore un peu en l'État et en François Hollande (pour lequel beaucoup d'entre eux ont voté) pour les sauver du naufrage, dans ce bout du monde où on a beau avoir la mer à ses pieds à quinze minutes de voiture, mais « qu'est-ce qu'on devient s'il n'y a plus de boulot et que l'agroalimentaire, le principal employeur, dévisse ? »
Les Gad n'osaient pas encore « faire dans la casse comme les agriculteurs, jamais condamnés, qui s'en prennent aux biens publics », ou comme les Tilly-Sabco, leurs successeurs, qui viennent de défoncer les grilles de la sous-préfecture de Morlaix. Ils étaient plutôt du style à privilégier « des actions pacifiques », même s'il y avait de la bagarre et des CRS : des “opérations escargots” sur les routes, des visites inopinées avec les paysans sur leurs tracteurs à l'assemblée générale de la Cecab, des tracts sur les marchés, des fest-noz de soutien avec Yvan Le Bolloch, l'enfant du pays en guest star, un animateur de télé-acteur-musicien…
Mais le 11 octobre – « notre 11-Septembre à nous », dit Olivier Lebras, en prenant son air le plus grave –, après huit mois de procédure devant le tribunal de commerce de Rennes, le couperet tombe : l'abattoir de Lampaul-Guimiliau ferme. Pas de repreneur. Celui de Josselin, dans le Morbihan, où une centaine d'intérimaires roumains travaillent, est préservé. La rage redouble en même temps que le sentiment d'injustice.
« C'est comme si tu as une Ferrari, que tu la laisses au garage à Lampaul pour rouler dans une vieille 2 CV à Josselin. C'est un plan social d'autant plus injuste et absurde que deux millions de cochons sont produits dans les alentours. On nous parle du bien-être des animaux et on va donc leur faire faire 2h30 de bétaillère avant d'arriver à l'abattage. Les transporteurs vont vite tirer la langue quand ils vont voir qu'ils ramassent moins d'animaux et dépensent plus de gaz oil », dit un salarié.
C'est le début de trois semaines à haute tension où la France découvre l'exaspération qui monte autour des travailleurs « low cost » européens et assiste à cette séquence terrible, le 22 octobre, lorsque la classe ouvrière et ses syndicats se déchirent à coups de poings. C'était à la sortie de l'abattoir de Josselin, bastion de la CFDT. Les Gad de Lampaul-Guimiliau, citadelle acquise à FO comme beaucoup d'abattoirs bretons, qui réclamaient de meilleures indemnités de licenciement, étaient venus bloquer le site et « ouvrir les yeux » de leurs camarades, qui seront, assurent-ils, « les prochains sacrifiés ». « En représailles », la direction du site a envoyé 400 Gad Josselin au front forcer le barrage…
Tout juste remis de « ce coup de poignard », quelques semaines plus tard, et alors que les médias n'ont désormais de caméras que pour les bonnets rouges, verts ou oranges et leurs débordements, les Gad de Lampaul-Guimiliau ont le sentiment d'avoir basculé dans l'oubli. Non seulement leur abattoir est rayé de la carte, mais « dans les journaux, on ne parle plus que des fachos qui mettent des bonnets rouges et instrumentalisent notre mouvement », s'alarme David, qui reçoit encore « quelques coups de fil d'i-Télé et Europe 1 » pour des interviews. Il devait « faire Quimper », la grande manifestation du 2 novembre, mais il n'est finalement pas monté dans le bus affrété par FO : « Le mot d'ordre était trop confus et il y avait trop de patrons. »
Fan du Paris-Saint-Germain dont il ne quitte pas la veste, il craint, « sans blague », que le Breton ne devienne « un pestiféré à Paris ». Il a 45 ans, une fille presque majeure qui a posté le 11 octobre sur sa page Facebook « RIP Gad, (Rest in peace, repose en paix) ». Ça l'a touché. Il y travaillait depuis six ans, Stéphanie, sa femme, depuis quinze ans ; lui, cariste à la congélation, elle, opératrice à la boyauterie, « le service le plus sale, mais le plus sympa ».
Le couple venait à pied au travail, quinze minutes de marche depuis la maison, un petit pavillon plain-pied avec vue sur le bocage et les vaches, acheté à crédit. « Qu'est ce qu'on va devenir ? » lance David en écarquillant ses yeux bleus. Il n'avait pas prévu « ça », un double licenciement dans son couple, croyait au dicton : « si t'as un CDI chez Gad, t'iras jusqu'à la retraite. » Malgré tout, son moral est « bon ». Il a déjà connu un plan social, a « l'expérience », mais « c'est Madame qui a très peur » : « C'est sa première fois. »
La peur. Elle ne dit pas encore son nom mais elle plane sur le calvaire de Lampaul-Guimiliau. Dans ce petit bourg rutilant de 2 000 âmes, sur la route des enclos paroissiaux et des trésors séculaires de Bretagne, où on a voté à 59,95 % François Hollande au deuxième tour de la présidentielle et où le chômage est largement inférieur à toutes les moyennes (6,7 %), on a tous un ou plusieurs frères, sœurs, voisins, cousines, oncles, amies qui travaillent chez Gad.
« On pensait tous mourir avant l'usine Gad », dit Marie, la patronne du bien-nommé « Enclos », le bar-tabac du village, en fumant ses Gitanes derrière son comptoir. « C'est un séisme, toute une chaîne qui s'effondre », renchérit Bernard, son mari. Il invite « à revenir dans un an constater les dégâts » : « Pour l'instant, on ne ressent que la tristesse, la colère, pas encore la misère. Cela ne fait pas quinze jours que les Gad sont à la maison, c'est un peu comme les vacances. Mais quand cela fera un mois, six mois, qu'il fera bien froid, que la TVA aura augmenté, que les usines autour qui dépendent de Gad auront fermé, vous allez voir… »
Ils ont la cinquantaine, les traits tirés « des Français qui se lèvent tôt », se reconnaissent dans « les bonnets rouges », « commerçants tués par les taxes ». « Quand on ouvre la porte du bar, en début de mois, on sait que 3 000 euros partent dans les caisses du RSI », lâche Marie. L'oncle de Bernard assure justement localement la liaison du RSI, la Sécurité sociale des petits patrons, artisans, commerçants. Il paraît que « 12 000 d'entre eux ont été basculés vers la CMU tellement ils sont matraqués, étranglés fiscalement ».
Bernard et Marie ont « fait Quimper », « égoïstement, pour les Gad et Lampaul-Guimiliau » et parce que « mille emplois supprimés dans un bled de 2 000 habitants, c'est énorme ». Personne n'aurait parié sur la mort de l'empire familial de Louis Gad, qui a compté à une époque plus de salariés que d'habitants dans le bourg. Et quelle usine ! C'est l'un des abattoirs de cochons les plus performants d'Europe, l'unique abattoir classé « un » en Bretagne, un gigantesque paquebot blanc en plein bourg, à cinq minutes de l'église, qui s'étend sur 22 hectares et 43 000 m2 de bâtiments entre la route principale et les bosquets.
« Jamais la commune n'avait payé un aussi lourd tribut. » Dans son bureau, Jean-Marc Puchois, le maire du village et vice-président de la communauté de communes du pays de Landivisiau, parle comme s'il revenait de la guerre. Il compte « les foyers directement impactés », « 76 dont une dizaine de couples, les autres salariés se répartissent sur les dix-neuf communes de la “com’ com” ou entre Brest et Morlaix », « au total, c'est plus de 4 000 emplois indirects qui devraient être touchés ». Sous ses yeux, s'étalent les Unes des journaux, du Télégramme, de Ouest-France, de la presse nationale, étrangère, neuf mois de lutte contre vents et marées, où il figure souvent en photo.
À 52 ans, cet ancien naviguant dans la marine, qui a pris un congé sabbatique en 2008 pour se lancer en politique et consacrer tout son temps à ses administrés, termine son mandat par une série de malheurs. « Deux de mes adjoints sont morts du cancer et le vaisseau-amiral du village ferme, 2013 est une année maudite. » Il hésite à rempiler pour un second mandat mais au fond de lui, en rêve et se rassure : « il ne peut qu'être meilleur que le premier. » Ce qui l'inquiète, « c'est de trouver des femmes pour faire respecter la parité ».
Un dernier drame est venu secouer sa cité. Le 26 octobre, Mikaël Cueff, un jeune Lampaulais sans histoires, soudeur de métier, a eu la main droite arrachée et le tympan droit fracassé par une grenade assourdissante lors des heurts avec les CRS, au pied du portique de Pont-de-Buis. À 33 ans, il est devenu le symbole de la première manifestation de bonnets rouges qui dégénère. « Il n'avait jamais manifesté de sa vie, il accompagnait un ami à lui, routier, voulait sauver des gamins de la grenade. On va tout faire pour l'aider », dit le maire.
Ce mercredi matin, devant la mairie où il retrouve Olivier Lebras, le leader des Gad, pour faire un point avant la grande réunion avec les salariés à la salle polyvalente, les larmes perlent sur son visage. « Ce ne sont pas des larmes de crocodile, mais des larmes sincères, celles d'un homme qui a pris en pleine poire un coup de bambou avec la fermeture de Gad et qui a tissé avec nous, dans la tempête, un lien très fort d'amitié et de solidarité, et pas parce que les municipales approchent », jure, en aparté, le syndicaliste qui a appris à connaître au fil des mois cet élu local atypique, en veste de velours et chaussures de randonnée, un Ch'ti devenu breton par alliance, qui croyait que « la vie en Bretagne était un long fleuve tranquille ».
De toutes les actions, de Guiclan à Quimper, avec son écharpe bleu-blanc-rouge depuis l'annonce du redressement judiciaire du groupe Gad en février, Jean-Marc Puchois, grand contempteur de la gauche et de la droite, qui se retrouvait encore un peu au centre jusqu'à l'improbable et récent attelage Borloo-Bayrou, détonne.
Quand il dénonce le gouvernement, les ministres bretons qui, à mesure que la crise s'accentue, rasent les îlots de granit du Finistère : « Marylise Lebranchu a mis dix mois pour faire dix kilomètres et Jean-Marc Ayrault, s'il avait des c…, il serait venu jusqu'à Lampaul, il ne se serait pas arrêté à Rennes, mais le gouvernement a peur de la confrontation avec le peuple. Même Hollande n'a pas encore parlé aux Bretons. »
Quand il égrène ses priorités : « L'humain d'abord puis la ré-industrialisation du site, que l'usine ne devienne pas une friche, ni un supermarché. » Ou encore quand il demande aux Gad d'ovationner, une demi-heure plus tard, à la salle polyvalente, Michaela Wiegel, la correspondante à Paris du Frankfurter Allgemeine Zeitung, le grand quotidien allemand que personne ici ne connaît : « Elle est en reportage dans notre village de Gaulois ! Elle va faire une page sur nous ! Les Allemands vont enfin réaliser les ravages de leur dumping social ! On fera traduire l'article. »
La salle polyvalente, dite de la Tannerie, est au pied de l'usine, entre les locaux des syndicats et l'immense parking désert où beaucoup de salariés repartaient en covoiturage. Seul stigmate de ce « tsunami social » qui a valu à la presse locale des ventes record dans le coin : un tag en lettres grossières, couleur sang qui dit : « Salariés en colère, ah ouais !!, merci Cecab. » Ce mercredi matin, « la Tannerie » est pleine à craquer. C'est « le dernier jour », la dernière fois que les Gad se retrouvent aussi nombreux avant que le sort ne les disperse dans le labyrinthe des licenciés, renvoyant les uns en cellule de reclassement, les autres à Pôle emploi. Alors, l'émotion est à son comble.
Evelyne, 43 ans, deux enfants, divorcée, tombe dans les bras de ses copines. Elle s'est maquillée, du fond de teint et de l'anti-cernes, « pour cacher les soucis ». Depuis le 1er novembre, elle n'a vu personne. C'était le jour des morts et le premier jour à la maison des Gad, au lendemain de l'accord de fin de conflit. Elle ne réalise pas encore « ce qui (lui) arrive ». Même son corps s'y refuse. Toutes les nuits, il se lève à 3h30 du matin, comme un robot programmé pour aller à l'usine. Le médecin lui a dit que « c'était normal », qu'un licenciement, « c'est comme un deuil », qu'il fallait « du temps », qu'elle allait « passer par plein d'étapes : le choc, la négation, la colère, la dévalorisation, l'acceptation ».
En attendant que Force Ouvrière prenne place sur l'estrade pour expliquer « la marche à suivre maintenant que les lettres de licenciement arrivent dans les foyers », « qu'est-ce que le CSP (contrat de sécurisation professionnelle), l'ARE (l'allocation d'aide au retour à l'emploi) », on s'embrasse comme si on n'allait plus jamais se revoir. C'est mercredi, les enfants sont là, avec leurs tablettes et leurs jeux vidéos. On se repasse le film de la lutte, les larmes, les joies, la sueur : les premières jacqueries avec les paysans à Guiclan, les bonnets rouges à Pont-de-Buis, Quimper, les nuits à bloquer les camions dans le froid, « la guerre » avec les ouvriers de Josselin, la virée à Saint-Malo pour l'arrivée du Tour de France, les 25 000 euros de dons…
« Les anciens combattants veulent vous faire un chèque de 1 000 euros et un de mes anciens élèves m'a envoyé 100 euros pour vous », glisse le maire à l'oreille d'Olivier Lebras. « Qui se dévoue pour venir avec moi dimanche à la messe récupérer la quête des évêques du diocèse ? », demande Joëlle, tout en remarquant que « les curés sont bien sympas mais… God don't save Gad… » Elle est l'une des chevilles ouvrières de Sauvons Lampaul, l'association de soutien au Gad, née l'été dernier. Une association à ne pas confondre avec la page Facebook « Sauvons l'entreprise Gad », suivie par 7 091 personnes, où Huguette et Raymond, piqués à Caméra café, série télé qui se déroule dans l'espace détente d'une entreprise, tiennent le journal des « gladiators » de Lampaul-Guimiliau et de Saint-Nazaire, l'autre site sacrifié, dix fois plus petit.
Dans le malheur, l'humour est devenu une arme, une béquille. La lutte des Gad, c'est donc aussi des fous rires et une Histoire de France revisitée où les salariés de Lampaulix (Lampaul-Guimiliau), des Gaulois d'Armorique, en l'an 2013, peu après la conquête socialiste, poursuivent seuls la lutte contre l'envahisseur, le chômage, ne tolèrent qu'un portique, le dolmen, et se voient jetés de leur usine par leurs actionnaires, Cecabix (la Cecab), pour finir à Recrutix (Pôle emploi) et en guerre avec Comiterum Directum (la direction) et Josselinum (les faux alliés du Morbihan).
Olivier Lebras voudrait « raconter l'aventure » dans un livre. « Pour que les Gad ne tombent pas dans l'oubli ». Ce qu'il a vécu, ces derniers mois, l'a transformé, confie « l'Edouard Martin » du Léon, dit « Nono », un « Breton métis », Réunionnais arrivé à l'âge de 4 ans sur la péninsule avec sa mère. Il a, lui aussi, la larme facile, une gueule d'amour télégénique et un parcours atypique.
Il ne réalise pas que « c'est fini ». Son téléphone sonne encore. Moins que lorsque les chaînes d'information en continu le harcelaient pour des directs au plus fort de la tempête. Il devrait se dire : « C'est le moment d'aller voir ailleurs, de trouver un smic dans un métier moins difficile. » En vain. Chez Gad, où il a passé dix-neuf ans à la découpe des carcasses, « l'ambiance était incroyable malgré la pénibilité de la chaîne, il y avait une âme, comme sur les champs de coton quand les gens en bavaient ».
Électron libre, à contre-courant de la ligne dictée par le sommet de son syndicat, comme beaucoup de syndicalistes qui émergent des conflits sociaux, ce marathonien du dimanche, qui refuse de porter le chasuble et l'autocollant FO à la tribune parce qu'il est « d'abord un salarié », rendra sa carte lorsqu’il sera définitivement dehors.
L'élu syndical s'épanche à la table de l'Hostellerie des enclos. C'est le seul hôtel-restaurant du village. L'enseigne vient d'être reprise il y trois mois par Philippe Le Pelletier, un enfant des Côtes d'Armor, longtemps exilé sur la Côte d'Azur, qui cuisinait sur la Croisette à Cannes et régalait le gratin mondial du cinéma. Revenu au pays, il accuse le coup de la fermeture de Gad après un été « exceptionnel » où il affichait complet. Comme le boulanger, qui pourrait sacrifier une vendeuse, n'ayant plus 400 sandwichs quotidiens à vendre aux Gad, il songe à licencier deux employés. Son restaurant n'est pas un relais routier, sa clientèle, c'est plutôt des VRP, les touristes. A priori, il ne devrait pas pâtir du « séisme Gad », mais « lorsqu'une grosse boîte comme ça ferme, ça impacte psychologiquement le territoire, les clients n'osent pas venir ».
S'il ne faisait pas six heures-minuit, sept jours sur sept, Philippe Le Pelletier aurait défilé à Quimper, à Pont de Buis, un bonnet rouge sur la tête, pour défendre l'emploi, « la priorité des priorités ». Il trouve « réconfortante cette contestation populaire qui a fait son nid à Lampaul-Guimiliau », mais il se demande si la Bretagne n'a pas raté le coche en matière d’agriculture, préférant « la quantité à la qualité, au lieu de faire un cochon AOC comme les Corses ou les Basques ».
Il s’inquiète aussi de la montée des extrêmes, même s’il ne vote plus depuis très longtemps car « nos politiques ne savent pas ce que signifie travailler comme un âne et finir le mois avec rien ». Ces derniers temps, il entend le Front national dans beaucoup de conversations. Avec lui, un très fort ressentiment anti-Europe et anti-Allemagne. Le maire, Jean-Marc Puchois, a le même constat et la même angoisse. À Lampaul-Guimiliau, le FN est passé de 6 % en 2007 à 13 % en 2012. Et même si elle est appliquée, la devise du village, « Tevel Hag Hover » en breton, « Agir et ne point se perdre en parole », ne saura suffir à repousser la vague bleu marine au pays des bonnets rouges...
BOITE NOIRECe reportage a été réalisé du 4 au 9 novembre. Toutes les personnes citées, sauf mention contraire, ont été rencontrées à cette occasion. La CFDT du site Gad de Lampaul-Guimiliau (minoritaire) comme celle du site de Josselin (majoritaire) dans le Morbihan n’a pas donné suite à mes demandes d’entretien.
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