Mayotte, envoyée spéciale -. « Ici, le président du conseil général est une figure, un personnage bien plus connu que le chef de l’État », annonce Samuel, instituteur à Passamainty, village au centre-est de Mayotte. Réunions politiques quotidiennes, banquets, places enguirlandées… Du nord au sud de l’île, la semaine précédant les élections départementales, Mayotte était en fête. À la veille du premier tour, sur la petite place de Kawéni, un peu au nord de Passamainty, les femmes, nombreuses, attendent de pied ferme l’ultime meeting des candidats. En salouva, le vêtement traditionnel, elles patientent au rythme du maoulida chengé, un chant religieux craché par des enceintes orientées vers les ruelles alentour. Une marée d’enfants et quelques hommes viennent se joindre à elles. Enthousiastes, la plupart des habitants rencontrés déclarent aller voter « essentiellement pour l’emploi… », tandis que les plus jeunes disent vouloir manifester leur espoir : « Les choses doivent changer à Mayotte. Trop de corruption, trop de mensonges. » Si bien qu’au premier tour, le taux de participation s’est élevé à 62 %.
Dimanche, dès 18 heures, une foule en liesse s’est réunie dans les rues de Cavani, toujours à l'est de l'île, pour acclamer ses favoris. En tête des treize cantons mahorais : les candidats divers gauche (25,01 %) qui ont devancé de peu l'UMP (24,82 %) et les divers droite (22,09 %). Huit duels et cinq triangulaires se retrouveront au second tour (Listes sans étiquette, UMP, PS, MDM). À Mayotte cependant, « les partis importent peu », soulignent plusieurs habitants. Dans chaque village, les familles reconnaissent voter pour le binôme qui saura le mieux témoigner de sa solidarité clanique. Deux surprises dans la soirée : le succès à Pamandzi du jeune président sortant, Daniel Zaïdani (Mouvement départementaliste mahorais), et la défaite de l’unique binôme FN (4 %). Dans l’entre-deux tours, unions, fusions et soutiens se combinent. « À Mayotte, un parti ne se suffit pas à lui seul », indique la conseillère générale Sarah Mouhoussoune.
En dépit du droit international et des recommandations de l’ONU qui condamnent la présence française à Mayotte depuis 1976, l’ex-territoire d’outre-mer est devenu le 101e département français en 2011. Un référendum avait alors plébiscité la transformation statutaire à plus de 95 %. Quatre ans plus tard, un certain malaise est palpable : « Tout le monde était prêt à mourir pour la départementalisation, puis nous nous sommes perdus. Nous sommes en train de courir derrière des dispositifs », avoue Mohamed Moindjié, directeur du CNAM local (Conservatoire national des arts et métiers) et adjoint au maire de Mamoudzou, le chef-lieu de l’île. « Il y avait une volonté politique commune d’instaurer la départementalisation, mais rien n’avait été aménagé au préalable. En 2009, nous avons accepté le calendrier fixé par Nicolas Sarkozy, sans être capable de défendre une contre-proposition. Nous le voulions tellement ce statut… Nous souffrons en silence, et nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes. »
Un constat partagé par Saïd Omar Oili, maire de Dzaoudzi (ville perchée sur un piton rocheux, à l'est du département sur l'île de Petite-Terre) et président du conseil général de 2004 à 2008. En 2008, il avait déjà demandé au gouvernement français d’infléchir sa feuille de route. En vain. Aujourd’hui encore, il répète : « Si nous ne sommes pas capables de dire que nous devons ralentir, nous fonçons droit dans le mur… en klaxonnant et avec un grand sourire. Sincèrement, je ne sais pas comment nous allons nous en sortir. » Entre hausse des prix, politique d’importation massive, régulation foncière, respect des normes d’hygiène européennes, transposition de la fiscalité de droit commun, scissions culturelles, creusement des inégalités… à Mayotte, on avoue être dépassé. « Il y a tout à faire ici, il n’y a que des priorités », résume Samuel.
Sur l’île, un habitant sur deux est âgé de moins de 17 ans, un défi considérable pour le nouveau département.
À quelques kilomètres de Mamoudzou, des milliers d’adolescents et d’enfants survivent dans les plus grands bidonvilles de France. Sans eau courante, sans électricité, ils sont bloqués là quand leurs parents en situation irrégulière ont été renvoyés, le plus souvent sur l’île d’Anjouan à 70 kilomètres au nord-ouest de Mayotte.
Bloqués, les jeunes Mahorais le sont d’autant plus que les transports publics sont inexistants. Lorsque les plus âgés ont la chance d’obtenir une formation ou un stage, ils sont parfois contraints d’y renoncer ne pouvant payer le tarif exigé par les « taxi-men » de 1,40 euro... Partout dans l’île, des enfants et des jeunes attendent sous un soleil de plomb que le temps passe. « Ici, la question du futur ne se pose pas pour nous », explique Scott, 23 ans, qui a enfin obtenu une inscription en CAP après plusieurs années « d’enfer ». « Tu survis, au jour le jour, et c’est déjà bien. » Adams, 20 ans, sans formation ni emploi, est dévasté par un ennui profond. Il confie : « Forcément, on se met à penser à de mauvaises choses. Ici, le temps nous tue, mais personne ne nous voit. »
À Mayotte, les jeunes manquent de tout : formations, associations, stades, maison des jeunes et de la culture… Il y a bien le droit à l’éducation, mais les collèges et lycées censés accueillir quelques centaines d’élèves en recueillent plus de 1 600. Les classes sont surchargées, et le taux d’illettrisme stagne à 58 % des personnes en âge de travailler (Insee, 2012). Un droit d’autant plus virtuel que la malnutrition continue à ravager la population. « Les enfants ont faim, c’est compliqué pour eux de rester concentrés plus de deux heures », explique Samuel. Paul, pédiatre depuis plus de dix ans au Centre hospitalier de Mayotte, n’hésite plus à dénoncer : « Malnutrition, tuberculose, lèpre, déshydratation, maladies pulmonaires… Nous sommes confrontés à un ensemble de maladies de pauvreté. En clair, sur le territoire français, des gamins meurent de misère. » Khaled, enseignant comorien, installé à Mayotte depuis des années, ajoute : « On nous explique que nous sommes en France, mais c’est le tiers-monde ici, un tiers-monde maquillé comme une voiture volée. »
« On a créé un département, il faut assumer », avertissait dès 2012 Dominique Baudis, alors défenseur des droits. Mais en 2015, malgré l’urgence sociale et sanitaire, les Mahorais, tout en devant faire face à leurs nouvelles obligations, ne bénéficient toujours pas des mêmes avantages que les autres Français. Si le Smic a été revalorisé au même niveau qu’en métropole en janvier dernier, le RSA, lui, reste à 256 euros, soit moitié moins qu'en métropole. Sans raisons apparentes, l’AME (aide médicale d’État) ou la CMU (couverture maladie universelle) demeurent inexistantes sur l’île. Une situation qualifiée d’« aberrante » par le sénateur PS Thani Mohamed Soilihi.
En réaction, François Hollande, de passage à Mayotte en août dernier, a promis d’entamer l’écriture du plan « Mayotte Avenir 2025 », une feuille de route pour les dix prochaines années, assortie d’un « Plan jeunesse ». « Mayotte 2025, c’est la réussite », a-t-il proclamé… Doivent suivre des fonds d’aide européens, débloqués pour la période 2014-2020 : une enveloppe de plus de 300 millions d’euros destinée à l’emploi, la formation des jeunes ou l’agriculture. Une annonce qui réjouit de nombreux élus, autant qu’elle les inquiète. Face à la technicité des règles européennes, Thani Mohamed Soilihi peine à masquer son embarras : « Au-delà des moyens financiers, nous ne disposons actuellement ni des moyens humains, ni des moyens d’ingénierie pour monter les projets nécessaires et faire face, rapidement. »
Aux quatre coins de l’île, des voix s'élèvent pour dénoncer la corruption, la gestion clanique, les pratiques illégales et les emplois de complaisance, financés aux dépens d’une politique sociale. Moustafa, chauffeur pour personnes à mobilité réduite, rapporte : « Un candidat a encore promis à mon épouse un emploi au conseil général en échange de sa voix. Ils font du porte-à-porte, encore et encore. »
Djoe, lycéen, s’amuse de voir les candidats proposer argent, nourriture, alcool ou vêtements dans de très nombreux meetings pré-électoraux. « Le conseil général et les communes jouent un rôle d’amortisseur social », concède Saïd Omar Oili. La conseillère générale Sarah Mouhoussoune pointe la politique du président sortant Daniel Zaïdani : « De 50 millions d’euros en 2008, le budget consacré à la masse salariale est désormais de 98 millions d’euros. » Plusieurs élus dénoncent « la dilapidation des fonds publics », entraînée par le maintien d’un système électoral clientéliste. Tout en se reconnaissant eux-mêmes captifs de la politique locale dite PDV (« Pas de vagues »), ils mettent néanmoins en question « le contrôle de l’État qui tarde à engager des poursuites pénales ». Saïd Omar Oili enrage : « Combien de détournements de fonds, d’emplois fictifs, d’achats de voix… En toute impunité, il n’y a pas de moralité. »
Dès juillet 2012, un rapport d’information du Sénat mettait déjà en lumière le développement d’une « politique d'équilibre social par des recrutements massifs, qui s'avère aujourd'hui dispendieuse », évoquant « les dérives des collectivités en matière d'embauches » et les « recrutements clientélistes de la part du conseil général ». Plus récemment, le 7 août 2014, un avis budgétaire de la Chambre régional des comptes interroge la création démultipliée des contrats temporaires « tant sur le plan de la régularité que de la réponse à un besoin réel de la collectivité », et rappelle à l’ordre les représentants locaux quant à la répartition du budget. Tandis que l’ensemble des départements français consacre en moyenne 60 % de leurs dépenses au secteur social, le conseil général de Mayotte ne lui accorde qu’environ 4 %, contre 80 % de frais de fonctionnement. « Un chiffre qui fait froid dans le dos », déplore Thani Mohamed Soilihi.
En attendant « la réussite » annoncée par François Hollande, les plus jeunes électeurs croient eux aussi à des jours meilleurs. Farkour, 20 ans, qui rêve de devenir préfet, pense qu’« une nouvelle génération d’hommes politiques compétents est en train de prendre place » mais qu’« il faudra patienter quelques années avant qu’elle accède majoritairement au pouvoir ». Scott, qui boucle son CAP, préfère tout miser, dès aujourd’hui, sur l’instauration de la représentation paritaire. La veille du premier tour, il clamait : « Quand les femmes sont les leaders, le pays avance. C’est la première fois qu’elles seront aussi nombreuses à accéder au pouvoir. Les femmes sont des mamans. Elles sauront prendre soin de nous. » Les enfants, eux, continuent d’arborer, chaque jour, T-shirts et boucles d’oreilles à l’effigie du code départemental : 976.
BOITE NOIREOlivia Muller est journaliste pigiste. Elle signe ici son premier reportage pour Mediapart.
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