Quel est l'état réel des rapports de force à gauche après le premier tour des départementales ? Les résultats officiels communiqués par le ministère de l'intérieur n'ont permis de répondre qu'en partie à la question.
En cause, la non-mention du nombre de cantons où tel ou tel parti était candidat – les écologistes sont ainsi crédités d'un très modeste 2 % au niveau national, alors qu'ils n'étaient candidats que dans 377 cantons sur 2 000, où ils ont réalisé en moyenne près de 10 % des suffrages exprimés.
Mais c'est surtout l'étiquetage des binômes candidats choisi par le ministère de l'intérieur pour ces élections, qui est remis en doute. Le PS a ainsi choisi d'additionner à son score (13 % des suffrages exprimés) les 8 % d'“union de la gauche”, fourre-tout regroupant des binômes soutenus par lui. Le soir du premier tour, le premier secrétaire du PS parlait ainsi de « 25 % » pour le PS. Le lendemain, le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, invité de BFM-TV, évoquait même « 28,8 % » pour le « PS et ses alliés » – un résultat très flatteur, qui englobe aussi les “divers gauche”. Un bloc crédité de 6,79 % qui regroupe en réalité toutes sortes d'alliances, à commencer par les binômes EELV-Front de gauche qui ont réalisé de gros scores dans certains centres urbains. Autant de résultats invisibles dans la nomenclature choisie par le ministère. À Grenoble par exemple, le binôme PS-PRG sans le PCF a été codé “union de la gauche” par le ministère de l'intérieur, tandis que l'alliance EELV-PG-Nouvelle Donne a été estampillée “divers gauche”.
Ces scores ont permis au PS d'affirmer qu'il résistait bien et qu'il n'y avait pas de dynamique sur sa gauche : cumulés, les scores des binômes “Front de gauche” (4,72 %), “Parti de gauche” (0,06 %) et “PCF” (1,32 %) ont à peine dépassé les 6 %. Le Front de gauche a dénoncé un « tripatouillage des étiquettes » destiné à « réduire son score » et à « effacer les rassemblements opérés notamment avec EELV et/ou des citoyens ».
À droite, les problèmes d'étiquetage se posent peu. Pour l'essentiel, l'UMP et l'UDI sont parties unies. Quant au FN, il n'avait pas d'alliés et s'est présenté partout sur son propre nom. À gauche, en revanche, ils masquent les rapports de force réels. Selon plusieurs spécialistes des élections et chercheurs réunis au sein du réseau Futur des études électorales (FEEL) de l’Association française de science politique, le « nuancier » du ministère de l'intérieur, qui « repose sur un ensemble de choix discutables », est « insatisfaisant pour avoir une vision précise des rapports de force électoraux nationaux car il ne permet pas de rendre compte de l’ensemble des stratégies d’alliances entre les partis. Et ce d’autant que l’instauration d’un scrutin binominal offre des possibilités importantes d’alliances ».
« Pour ces élections départementales, poursuivent-ils dans une note publiée sur le blog slowpolitix, la problématique principale concerne la gauche, compte tenu de la forte fragmentation de ses candidats et les logiques différenciées d’alliances entre ses diverses composantes. Or c’est à gauche qu’il existe un enjeu à comparer les résultats des forces politiques puisque de nombreuses organisations (PCF, PG, EELV, etc.) cherchent à concurrencer la position nationale dominante du PS. »
Sur la base du fichier officiel des résultats, la vingtaine de membres du réseau ont mis leurs efforts en commun pour « recoder » l'ensemble des binômes.
Leurs conclusions ne bouleversent pas la lecture que l'on peut faire du scrutin. Ainsi, le total toutes gauches-toutes droites reste égal, et le score du FN est le même. Mais ce calcul, qui est accompagné d'une mention de l'offre « réelle » (le nombre de cantons où chacune des différentes combinaisons politiques était proposée), a le mérite de donner une meilleure idée de la dynamique des deux grands blocs de gauche.
Il est ainsi possible de mesurer plus objectivement le score de ce que Simon Labouret, un des chercheurs qui a participé à ce travail, nomme le « bloc gouvernemental » : les binômes PS ou d'alliances avec le PS (PS-PRG, PS-PCF, PS-EELV, PS-PCF-EELV). Au total, ce bloc est crédité de 24,7 % des suffrages exprimés, dont 4,6 % pour les binômes constitués par le PS avec EELV et le PCF, deux partis qui ne sont pas au gouvernement. C'est bien moins que les estimations avancées par Stéphane Le Foll. Et moins que le Front national.
« Le score du PS est meilleur qu'aux européennes et il a résisté à certains endroits, là où les notabilités locales étaient fortes, explique Simon Labouret, membre du FEEL et assistant de recherche au Centre d'études européennes de Sciences Po. On peut penser par ailleurs que la stratégie de la peur du FN adoptée par Manuel Valls a eu pour effet de polariser les voix sur le candidat socialiste, plus que sur d'autres offres. » Une tactique payante au premier tour, donc, mais qui risque de l'être beaucoup moins au second. « On peut s'attendre à des reports très mauvais de la droite sur le PS. D'autant que les électeurs du Front national ont été très stigmatisés par le PS et auront du mal à voter pour lui. »
La « gauche autonome » du PS (Front de gauche, Front de gauche-EELV, EELV), elle, peut être évaluée à 10,1 % : 5,5 % pour les binômes Front de gauche (investis par le PCF ou le PG), présents dans la moitié des cantons ; 2,8 % pour l'alliance écologiste-Front de gauche, présente dans moins d'un quart des cantons ; et 1,9 % pour EELV, présent dans 3,2 cantons. Le « recodage » permet de donner d'autres clés de lectures. Ainsi, les binômes soutenus par le PCF, présents dans trois cantons sur quatre, obtiennent 9,4 % des suffrages exprimés. Les binômes soutenus par EELV ne sont présents que dans la moitié des cantons mais réalisent un score presque équivalent, 8 %.
Pour Simon Labouret, la classification du ministère de l'intérieur a « sa logique » : « produire des résultats rapidement », qui n'est pas celle des commentateurs ou des politologues. Mais le chercheur décèle quand même aussi dans cet étiquetage contesté « un problème de routine administrative ». « Il a fallu un ou deux ans au ministère pour prendre en compte la réalité électorale du Front de gauche, c'est la même chose qui se passe aujourd'hui avec les alliances entre, par exemple, le parti de gauche et EELV », dit Simon Labouret. Les chercheurs du groupe FEEL « regrettent » aussi certains « choix » opérés. « Par exemple, considérer que l'union de la gauche, c'est le PS et le PRG, cela relève d'une vision assez embuée, poursuit-il. Nous aimerions qu'il y ait plus de réactivité dans l'évolution de l'offre électorale, parfois moins de conservatisme dans certains choix, et proposons d'intensifier les liens entre les chercheurs et le ministère. »
BOITE NOIRELe ministère de l'intérieur, sollicité jeudi matin, nous a recontactés mais n'a pas encore répondu aux remarques formulées par le réseau des chercheurs.
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