Quand le PS s'interroge sur la droitisation de la société, sur celle de la droite, voire sur la sienne. Mercredi 5 juin dernier, dans la salle Médicis du Sénat, le groupe socialiste et la fondation Jean-Jaurès ont tenu colloque avec sondeurs et chercheurs (lire le programme ici), pour interroger l'hypothèse d'une « droitisation de la société ». Toute la journée, le président du groupe PS au Sénat, François Rebsamen, a pu phosphorer sur ce concept qui le taraude depuis l'automne dernier, en écoutant une vingtaine d'interventions ayant dessiné les contours de l'impensé socialiste, qui avait déjà plané sur le dernier congrès de Toulouse (lire notre reportage), fin octobre 2012. Faut-il mener la bataille idéologique ou composer avec une société qui aurait glissé à droite ?
Avant même d'essayer de répondre à cette question durant le colloque, le débat s'est engagé sous la forme d'une controverse méthodique entre le sondeur Brice Teinturier (Ipsos) et le chercheur Vincent Tiberj. Teinturier, se basant sur un sondage de début d'année (sans en préciser la notice – 1 016 personnes interrogées, par panel internet), laisse indiquer une tendance « au déclinisme et au pessimisme français ». Pour appuyer sa démonstration, il énumère une série de réponses où une majorité, pêle-mêle, « est en demande d'ordre et d'autorité », « dénonce l'assistanat », ou éprouve de façon croissante « de l'altérophobie, et pour le dire plus précisément, de l'islamophobie ». Pour autant, Teinturier estime que Nicolas Sarkozy a échoué dans sa stratégie droitière en 2012. « Il a consolidé un électorat de droite, mais il a perdu le centre. Il a fait progresser l'inquiétude autour de son adversaire, mais il n'a pas créé d'espérance », assure-t-il, chiffres à l'appui.
Vincent Tiberj (chercheur au Ceri à Sciences-Po) préfère quant à lui adopter « un cadre d'analyse sur le long terme », en se fiant au baromètre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH). « C'est une enquête réalisée avec de l'argent public, régulièrement depuis trente ans, avec les mêmes questions », dit-il, avant d'expliquer, graphiques à l'appui, que, selon ces études, « la tolérance envers les immigrés a considérablement progressé dans l'opinion ». Il estime en outre que deux obstacles se dressent face à la théorie de la droitisation : le renouvellement de la population (« les Français les plus en demande d'ordre sont nés dans les années 1920, 1930, 1940 ») et la marginalisation continue de « la population religieuse (celle-ci est estimée autour de 8 % en France - ndlr), qui ne vote jamais majoritairement à gauche ». En comparant ces résultats d'enquêtes d'opinion, Tiberj glisse deux statistiques éloquentes : « Il n'y a jamais eu autant de différences aujourd'hui entre la gauche et la droite sur les questions de tolérance que depuis vingt ans. Et en parallèle, la demande de social n'a pas été aussi forte à gauche que depuis 1981. » Un peu plus tard, il donne sa définition par les sondages de la conquête idéologique : « En 1981, sur le droit de vote des étrangers, 24 % des Français étaient favorables. En 2012, après l'élection de Hollande, ils étaient 60 %. Un an après, ils sont 40 %. Or, qui a parlé pendant cette période ? C'est ça, la bataille culturelle. » Et de considérer que « la droitisation est avant tout une politisation ».
Intervenant dans l'après-midi, l'ancien « Monsieur opinion » de Lionel Jospin à Matignon, Gérard Le Gall, aborde de son côté le débat sous l'angle des résultats électoraux. Et tranche : « Il n'y a pas de droitisation, la France est de droite. Depuis 1965, la gauche n'a jamais été majoritaire au premier tour de la présidentielle, malgré la dizaine de programmes différents proposés aux Français. » Mais le docteur en science politique et essayiste Gaël Brustier le martèle : « Dire que la droite joue avec le feu ou flirte avec la ligne rouge quand elle se rapproche du FN, c'est ignorer la mise en œuvre de stratégies délibérées, visant à casser le consensus qui pourrait profiter à la gauche. »
Invité dans l'après-midi à plancher sur les éventuelles droitisations à l'œuvre en Europe, le premier secrétaire du PS Harlem Désir a constaté que, « de la Belgique à la Scandinavie en passant par l'Europe de l'Est et du Sud, les partis de l'extrême droite se sont à chaque fois imposés avec leurs thèmes de débat, et ont peu à peu tiré à eux les partis de traditions chrétiennes-démocrates ». Cette
fois-ci, le sondeur ayant livré son analyse à partir d'une enquête dans sept pays européens (mais dont il n'a pas communiqué au micro la notice méthodologique – 1 000 personnes interrogées en France et en Allemagne, 500 en Belgique, Italie, Pays-bas, Espagne et Suisse, par internet – lire ici le détail) vient de l'Ifop et s'appelle Jérôme Fourquet. Listant les réponses sur « l'assistanat », « l'immigration » ou la « sécurité », mais aussi du « refus de la mondialisation » et des « traités européens », il note une opinion « progressant vers les thèses de droite », mais « pas une droitisation tout azimut ». En effet, les majorités de répondants en faveur d'un « plus grand encadrement des entreprises », d'un « plus grand rôle joué par l'État », ou d'une « augmentation de la fiscalité pour les plus aisés », font que « ça ne colle pas complètement » (lire ici sa note d'analyse).Responsable de la Fondation Friedrich Ebert (un think-tank proche du SPD), Ernst Hillebrand veut lui croire à « une période de domination idéologique qui s'ouvre, avec un recul incessant des thèses néolibérales ». Il note, en passant, que « l'attachement à la souveraineté » ou « la méfiance envers la mondialisation » peuvent « être des valeurs de gauche ».
Chercheuse au Ceri de Sciences-Po, et spécialiste des droites, Florence Haegel insiste sur « l'homogénéisation depuis les années 1980 des droites européennes » et remarque, après avoir consulté les programmes électoraux des différents partis de droite du continent, que « la droite française était plutôt moins à droite que ses voisines, avant que Sarkozy ne la remette aux normes. La droitisation se constate essentiellement sur les questions morales, mais pas sur les sujets économiques, où la ligne libérale évolue peu ». En se référant à des enquêtes de chercheurs britanniques, elle explique aussi que les alliances entre la droite et l'extrême droite « contribuent systématiquement à affaiblir l'extrême droite ». En revanche, elle progresse à chaque fois que les droites viennent sur son terrain. « La récupération de ses thèses la légitime, la banalise, et contribue à leur diffusion », dit Haegel.
Spécialiste du Front national au Cevipof (Sciences-Po), la sociologue Nonna Mayer craint davantage « une extrême droitisation, sans passer par la case droitisation ». Elle explique ainsi l'un des enseignements principaux de sa dernière enquête sur les milieux précarisés, où tant la façon de parler que le discours de protection de Marine Le Pen séduisent les électeurs de gauche. Elle indique aussi que « désormais, le vote des femmes s'offre au FN, là où il était faible en faveur de Jean-Marie Le Pen, surtout dans les classes ouvrières ».
Mais pour Florence Haegel, si le FN peut représenter « une majorité d'idée potentielle autour de 30 % », il a beaucoup plus de chances de rester bloqué électoralement « entre 16 et 20 % », ses scores hauts traditionnels. Directeur de la Fondation Jean-Jaurès, et aussi conseiller de ministre pour l'agence Euro-RSCG, Gilles Finchelstein souligne de son côté combien dans les entretiens qualitatifs menés durant la campagne présidentielle, « la conversion sociale de Marine Le Pen avait eu des effets inopérants ». Il précise : « L'adhésion au discours du FN a décroché durant la période où elle parlait de sortie de l'euro, avant de remonter quand elle s'est mise à reparler d'insécurité et d'immigration. » Jérôme Fourquet, qui a livré plusieurs analyses électorales sur le FN, abonde : « Ceux qui ont été élus députés, Marion Maréchal-Le Pen et Gilbert Collard, ils étaient sur un discours très traditionnel du FN. »
Prenant la parole au micro depuis la salle, un « ancien colonel à la retraite » lâche, en mode question qui fâche : « On a compris que la droite ne se gauchissait pas, mais est-ce que la gauche, elle, ne se droitiserait pas ? En apportant la même réponse sur l'ordre et l'immigration, la gauche n'admet-elle pas la victoire idéologique de la droite ? »
Une réponse ne lui sera qu'à de rares moments apportée, mais cet intervenant a eu le mérite de redéfinir le débat sur la laïcité et l'intégration, dans le cadre d'une droitisation ramenée à l'un de ses piliers principaux : l'islamophobie.
La journaliste Caroline Fourest a déminé la question d'une dérive droitière du PS, en formulant les « différences entre une politique qui demande de ne pas contrôler au faciès et une politique du chiffre qui l'encourageait ; entre une politique restaurant le droit d'asile et une politique faisant semblant de subir l'immigration de façon instrumentale ». L'essayiste s'est même félicitée que, face à « l'explosion des voiles », la gauche française, de Mélenchon au PS, « n'a pas fait l'erreur des gauches suisse et hollandaise, qui n'ont pas voulu nommer les problèmes et les groupes islamistes ».
Pour Caroline Fourest, très applaudie par une assemblée assez âgée et quasi exclusivement blanche, il y aurait intérêt à distinguer « la musulmanophobie » raciste de l'extrême droite avec « l'islamophobie », qui peut être le reflet d'un « rejet sincère des pratiques de l'islam, au nom des valeurs d'universalisme et de respect de l'égalité homme-femme ». Et les partis de gauche doivent se montrer « aussi responsables » avec « l'UOIF, les Frères musulmans ou les salafistes » que la droite avec son extrême. « C'est le même ordre d'idées que les groupuscules fascistes », dit Fourest. Dans la salle, une « vieille militante socialiste » de Sevran se plaint au micro de « ces femmes en niqab qui ne présentent pas de pièces d'identité quand elle donne un chèque au supermarché ».
Dans l'après-midi, après que François Rebsamen s'est de nouveau interrogé sur la manière de répondre à « l'explosion de l'islamisme », Gérard Le Gall introduisit dans le débat la question de l'importance des mots. « Le problème, c'est qu'à force de dire “islamisme”, on finit par entendre “islam”. Et certains peuvent se sentir blessés et encouragés dans leur radicalisation. »
L'ancienne présidente du Mouvement des jeunes socialistes (MJS), Laurianne Deniaud, a, elle, exprimé son regret d'avoir vu l'entre-deux tours de la présidentielle « polarisé sur les idées du FN ». « En voulant se concentrer sur la France péri-urbaine et rurale qui souffre, on a délaissé une France active, jeune, urbaine, des quartiers populaires, défend-elle. Cette France aussi souffre. Elle s'est mobilisée comme rarement pour l'élection de François Hollande. Elle aussi est en attente de gauche. » Selon cette conseillère du ministre délégué à la ville, François Lamy, « la structuration d'un discours laïque exigeant doit être accompagnée d'un discours tout aussi clair sur la lutte contre les discriminations ».
Au moment de conclure les débats, l'universitaire Laurent Bouvet a estimé que les socialistes devaient « arrêter de renvoyer les individus à leurs identités, et arrêter de donner des droits spécifiques en raison d'identités spécifiques ». Selon l'une des figures du collectif de la « Gauche populaire », « la bataille idéologique, ce n'est pas accepter tout et son contraire ». Or, la « contradiction fatale » du PS, clé de son incapacité à assumer une ligne de combat claire, c'est qu'il est « libéral sur les mœurs et l'égalité, tout en étant anti-libéral sur l'économie ».
Lors de la dernière table ronde du colloque, les ténors socialistes ont tenté d'en dire davantage sur leur vision stratégique de la reconquête, ou pas, dans cette bataille idéologique. Gérard Le Gall, ancien expert de l'opinion du PS, lance une provocation introductive, en estimant que « la tâche qui incombe aux socialistes est de préparer les esprits à des chantiers idéologiques douloureux ».
Le président des sénateurs PS, François Rebsamen, lui emboîte le pas : « Au sein de la gauche bien-pensante, il y a des choses qu'on ne veut pas dire. Sur l'immigration, l'insécurité ou l'extrémisme religieux. On ne doit pas se taire sur ces sujets », et se servir du « creuset de la République et de la laïcité pour mener ces débats le plus consensuellement possible ». Son homologue à la tête du groupe des députés socialistes, Bruno Le Roux, promet de « ne plus avoir de complexes » et de « s'assumer social-démocrate face à la droite, comme face à la gauche ». « Les victoires récentes de la droitisation ont été obtenues par forfait, plutôt que par K.-O. », reconnaît-il.
Mais les argumentaires ne convainquent pas franchement Thierry Pech, directeur d'Alternatives économiques, qui a lui préféré déplacer le débat sur les questions économiques et sociales : « Je n'y vois plus clair du tout, ironise-t-il. Les croyances économiques dominantes restent à droite, alors que la crise leur a donné tort et que la gauche est au pouvoir. La conclusion idéologique à la plus grave crise depuis 1929 est molle, neutre, ou en attente. Or, on sait très bien que la croissance en France et en Europe restera très faible pendant longtemps… Comment redistribuer la croissance dès lors ? » Plus que tout, Pech voudrait voir les socialistes « sortir des généralités pour rentrer enfin dans le détail, par exemple de la rénovation des institutions européennes. C'est quoi concrètement le projet des socialistes sur l'avenir de l'Europe ? ».
Harlem Désir avait auparavant esquissé une définition, en guise de réponse inaboutie. Le premier secrétaire a fixé quatre champs de batailles idéologiques pour le PS : « Le refus de la société dominée par les échanges marchands, l'encouragement des initiatives privées, économiques ou associatives, le rôle d'un État stratège, la progression des droits démocratiques et des pratiques politiques. » À la tribune, François Rebsamen cherche encore les réponses à ses questions sur la droitisation. « Il nous faut retrouver un imaginaire. Le rêve français du discours du Bourget est aujourd'hui ensablé. » Inquiet, il confie sa crainte : « À moyen terme, les défaites idéologiques entraînent toujours des défaites électorales… »
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