Les freins pour la greffe, et pour la greffe par donneurs vivants, sont nombreux. Le don croisé arrive donc l’an prochain dans un contexte chargé. D'autant plus que l'un des critères, la simultanéité des deux opérations (prélèvement et transplantation) et donc la mobilisation de deux équipes au même moment en France, en effraie déjà certains : « D'un point de vue logistique, cela va être une machine infernale », s'inquiète Paolo Malvezzi, praticien à Grenoble, qui estime que ce n'est pas ça « qui va révolutionner la greffe ».
À Paris, le professeur Legendre semble aussi plutôt réservé : « C'est essentiellement le côté administratif qui est compliqué. Tout va être géré par l'Agence de la biomédecine, on va perdre une partie de notre liberté d'organisation. Dans une période où nous sommes plutôt en diminution de personnel et souffrant d'assez grosses difficultés quotidiennes d'accès au bloc et de temps chirurgical, je ne suis pas sûr qu'on va se lancer à fond là-dedans. L'autre chose, c'est qu'un certain nombre de greffes peuvent aujourd'hui se faire en ABO incompatibles sans passer par un don croisé. » Derrière cette appellation barbare, une véritable innovation médicale. Il est désormais possible, même si c'est encore peu pratiqué en France en raison du coût de l'opération et des traitements, de réaliser des greffes à partir de donneurs de groupes sanguins jusqu'ici non compatibles.
Yvanie Caillé, directrice et fondatrice de l'association de patients Renaloo :
« Les associations de patients ne sont pas consultées. »
À Nantes, où l'équipe de Maryvonne Hourmand est très engagée dans la greffe par donneur vivant et même pour le développement de greffes préemptives (avant que l'insuffisance rénale ne nécessite une dialyse), tout est fait pour trouver un greffon au malade et aucune piste n'est laissée de côté. L'équipe va, malgré les lourdeurs du processus, tenter le don croisé en fournissant des noms à l'Agence de biomédecine. Mais la greffe ABO incompatible provoque également beaucoup d'espoirs chez les patients, qui sont nombreux à vouloir tenter le coup. « Nous sommes convaincus de l'utilité de la greffe et on doit tout essayer. Mais quand j'ai vu le travail abattu lors des États généraux du rein, porté par les associations de patients, j'ai eu honte pour la profession, assure Maryvonne Hourmant. Tout le monde fait son truc dans son coin. Ce sont les patients qui ont réalisé cet énorme travail de lobbying pour faire bouger les choses et permettre à la greffe de se développer. »
L'équipe nantaise est également fortement impliquée dans le développement des prélèvements sur cœur arrêté, autrement dit en cas d'arrêt cardiaque, ce qui, d'après des expériences menées aussi à Paris et à Lille, permettrait de trouver d'autres greffons chez des donneurs décédés. Enfin une réflexion a été lancée par l'Agence de biomédecine pour permettre de prélever sur les personnes décédées après arrêt des thérapeutiques, dans le cadre de la loi Leonetti. Ces différentes pistes sont autant de tentatives de trouver une solution à la pénurie actuelle.
« Il faut encore plus de transparence, plaide Jean-Pierre Lacroix, président de la Fédération nationale d'aide aux insuffisants rénaux (Fnair), qui rejoint Yvanie Caillé quant à la faiblesse de la représentation des associations au sein de l'Agence de biomédecine. Tout le monde ne pourra pas être greffé bien sûr, mais ce que l'on veut, c'est que les néphrologues cessent de décider seuls ! On peut désormais greffer plus de gens, plus vite, avec des greffons de meilleure qualité, alors, allons-y ! »
Si la France est si prudente sur ces questions, c'est qu'elle craint avant tout la marchandisation des corps. Cette question sous-tend l'ensemble des précautions et des débats éthiques autour de la relation entre le donneur et le receveur. D'où le sacro-saint anonymat dans le cas du don croisé, les reculades sur le don vivant, les pressions de différents corps sociaux. Tabou ultime, la possibilité d'un « bio-marché » du rein n'en est pas moins pensée dans certains milieux et chez quelques économistes libéraux.
Actuellement, il existe un seul biomarché officiel dans le monde, établi en Iran. Par le truchement d'ONG religieuses (Charity fondation for special diseases, soutenue par l'ONU et Charity association for the support of kidney patients) et sous la surveillance de l'État, il est aujourd'hui légal d'y acheter ou de vendre un rein. « Le fait de créer des marchés de reins, cela veut dire que l'on s'en remet aux pauvres pour alimenter le système de santé. Ça parait insupportable à beaucoup de sociétés, analyse Philippe Steiner, sociologue ayant beaucoup travaillé sur la transplantation d'organes. Il existe aussi des pays, comme l'Allemagne, où le sang se vend et s'achète. Mais lorsque nous vendons nos reins, nous ne commercialisons pas une marchandise qui se reproduit, mais notre bio-capital. C'est tout a fait exceptionnel et radical. »
Aux États-Unis ou en Israël, le débat a quitté la sphère académique et certains médecins transplanteurs n'hésitent plus désormais à parler de bio-marchés comme solution au manque de greffons. Aux Philippines, devant le développement continu d'un marché d'organes officieux, les pouvoirs publics s'interrogent sur la légalisation. « Donc, on arrive à une situation où, de proche en proche, on peut se dire que si les autres le font, pourquoi pas nous ? met en garde Philippe Steiner. Il y a une vraie lutte pour maintenir l'interdit. »
Philippe Steiner : « Le don croisé, comme forme de commerce social,
non-marchant, est extrêmement intéressante. »
Cette affaire de don entre vivants trouble tout le monde, soignants, patients, proches, confirme le philosophe Pierre Le Coz, qui a participé en 2011 aux discussions du Comité consultatif national d'éthique sur la modification de la loi de bioéthique, organisme dont il était le vice-président jusqu'en 2012. « Prélever sur du vivant est un acte transgressif par nature de la médecine hippocratique. Mais, entre le fait de considérer l'être humain comme un sac d'organes potentiels, ceux qui auraient voulu étatiser les corps et le refus de soigner les malades, on est condamnés à chercher le bon compromis. »
BOITE NOIRELongtemps, la France a privilégié le don post mortem, où l'organe est prélevé sur une personne récemment décédée. Il a fallu attendre la première loi de bioéthique en 1994, pour que la France permette le don dans le cadre strict de la famille nucléaire. Dix ans plus tard, une modification de la loi permet à la famille élargie de donner un rein, ainsi qu'aux personnes vivant avec le receveur, concubin, conjoint ou pacsé. En 2011, la loi autorise finalement le don dans le cercle amical ainsi que le don croisé. Les premières opérations ne seront réalisées qu'après le premier trimestre 2014.
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