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Délits d’initiés : le conseil constitutionnel enterre les sanctions pénales

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Les milieux d’affaires ne s’attendaient certainement pas à une si belle surprise. Le conseil constitutionnel vient, par une seule décision, de faire disparaître toute dimension pénale dans les affaires d’abus de marché, de délits d’initiés, de détournements de réglementation boursière. L’institution a décidé d’abroger le principal article du code monétaire et boursier qui prévoyait des peines d’emprisonnement pour ce type de délit. Toutes les poursuites en cours engagées contre ces délits et instruites parallèlement par l’Autorité des marchés financiers (AMF) et la justice vont devoir être arrêtées et réattribuées en fonction de la première autorité qui a été saisie. Dans la grande majorité des cas, elles vont échoir à l’AMF (sa décision est ici).

Ce résultat surprenant est une des conséquences inattendues du dossier sur les délits d’initiés chez EADS. Plusieurs responsables du groupe aéronautique et ses deux principaux actionnaires de l’époque, Daimler et Lagardère, ont été soupçonnés de délit d’initiés en 2007, pour avoir vendu des actions et des stock-options, alors qu’ils connaissaient les difficultés du groupe, notamment les retards de l’A380. Plusieurs plaintes d’actionnaires, dont la Caisse des dépôts, avaient été déposées, après la découverte des déboires du groupe aéronautique. Son président, Noël Forgeard, avait dû démissionner et avait été remplacé par Louis Gallois.

L’Autorité des marchés financiers avait enquêté sur le dossier. Un rapport accablant avait été rédigé sur les agissements des principaux dirigeants (voir EADS : le rapport qui accuse dirigeants et actionnaires). En décembre 2009, pourtant, la commission des sanctions du gendarme boursier décidait de blanchir tout le monde, au grand mécontentement de plusieurs associations d’actionnaires (voir le gendarme boursier lave plus blanc).

Mais la justice aussi instruisait le dossier. En décembre 2013, la juge Xavière Simeoni décidait de renvoyer devant les tribunaux les deux principaux actionnaires d’EADS et sept responsables ou anciens responsables du groupe pour délit d’initiés. Le procès s’est ouvert le 3 octobre 2014. Il n’a duré qu’une journée.

Dès les premiers instants du procès, les avocats de plusieurs responsables du groupe ont posé une question prioritaire de constitutionnalité. Selon eux, ce procès n’avait pas lieu d’être car il consistait à faire juger deux fois les mêmes personnes pour les mêmes faits. Ce que le droit ne permet pas, au nom du principe non bis in idem (pas deux fois pour la même chose).

Le conseil constitutionnel vient de leur donner raison. Pour lui, il n’y a pas « d’obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente », explique-t-il en préambule. Mais dans le cas présent, il estime que ce n’est pas possible. Car le manquement d’initiés, article du code monétaire utilisé par l’AMF, et le délit d’initiés, article du même code monétaire utilisé par la justice, sont – selon le conseil constitutionnel – rigoureusement identiques. Celui-ci estime aussi que les sanctions plafonnées à 10 millions d’euros (dans le cadre du manquement d’initiés utilisé par l’AMF) et celles de 2 ans d’emprisonnement (dans le cadre d’une procédure judiciaire) sont comparables. L’AMF ayant donc jugé le dossier EADS, la justice n’a pas à y revenir, selon le conseil constitutionnel, qui estime que l’autorité indépendante a les mêmes qualités que la justice et que ces décisions relèvent de la « chose jugée ».

Poursuivant son analyse, le conseil constitutionnel va plus loin. Il a déclaré contraire à la constitution l’article L 465-1 du code monétaire et financier, celui justement utilisé par la justice et qui prévoyait des peines allant jusqu’à deux années d’emprisonnement en cas de délit d’initiés. En clair, le délit d'initiés relève de la seule compétence de l'AMF, puisque l'article pénal est supprimé. Celui-ci relève d'une autorité "indépendante" , dans le droit fil du délit d'entrave, qui ne sera plus passible de peine de prison, après l'adoption de la loi Macron.

Le Conseil consitutionnel a décidé cependant de différer son abrogation jusqu’en septembre 2016 : « Son abrogation immédiate aurait des conséquences manifestement excessives en empêchant toute poursuite et en mettant fin à celles engagées à l'encontre des personnes ayant commis des faits qualifiés de délit d'initié ou de manquement d'initié », explique-t-il. D’ici là, l’AMF et la justice sont censées se partager les affaires en cours, en fonction de la première instance saisie. L’AMF risque donc de récupérer la très grande majorité des dossiers.

Les conséquences de cette décision sont immenses. D’abord, le conseil constitutionnel enterre définitivement le procès EADS. Mais s’il n’y avait que cela ! La décision de l’institution d’annuler l’article sur les délits d’initiés revient à faire disparaître toute sanction pénale pour les délits boursiers, de demander à la justice de s’effacer devant l’autorité des marchés financiers.

Dans son avis, le conseil constitutionnel donne le sentiment de placer sur le même plan la justice et l’Autorité des marchés financiers, que les deux institutions sont finalement interchangeables. Aucun pays, à commencer par les États-Unis, n’est jamais allé jusque-là. La justice a des moyens d’enquête, de contrôle, de sanctions pénales que l’AMF n’a pas. Les lobbies de toute sorte ont soigneusement veillé à limiter les capacités de sanction de l’autorité de régulation dans la loi. Dans les cas les plus graves, les amendes sont plafonnées à 10 millions d’euros maximum.

Gérard Rameix, président de l'AMF, lors d'un gala organisé par UBS en mars 2007 Gérard Rameix, président de l'AMF, lors d'un gala organisé par UBS en mars 2007 © DR

Encore faudrait-il que l’AMF accepte d’utiliser ces pouvoirs, même limités ! Depuis sa création, la COB, l’ancêtre de l’AMF, puis cette dernière sont à l’image du capitalisme à la française. On y pratique une justice entre soi. Le gendarme boursier fait preuve d’une complaisance rare à l’égard des dérives boursières, d’une grande complaisance à l’égard des puissants. Sa capacité à ne rien voir, à enterrer les dossiers est devenue proverbiale.

Si l’on suit ses sanctions, Paris est la place la plus sûre du monde : il n’y a aucune manipulation de marché liée au trading haute fréquence, par exemple. De même, pour s’en tenir à quelques dossiers récents, spectaculaires : l’AMF a-t-elle demandé à la direction de BNP Paribas des explications, après son amende de 6,8 milliards d’euros imposée en juin 2014 par la justice américaine ? Pourquoi la banque n’a-t-elle commencé à parler de ce risque qu’en février 2014, alors que la procédure judiciaire américaine était engagée depuis plusieurs années ? Le gendarme boursier a-t-il demandé à la direction d’Alstom les raisons qui l’ont poussée à multiplier les projections les plus pessimistes au moment où elle négociait le rachat de son activité électricité avec General Electric, projections qui se sont toutes révélées fausses par la suite ? De tels exemples existent par tombereaux.

Quant aux sanctions, elles sont ridicules. Ainsi, en mars, un intermédiaire financier logé aux Caïmans a été condamné à 80 000 euros d’amende pour fausse information par la commission de sanction. Dans un monde où l’on jongle avec des millions toute la journée, le montant de la sanction relève de l’argent de poche. De même, ces derniers jours, Air France KLM a été condamné à 1 million d’euros d’amende pour avoir caché pendant des mois que ses prévisions de résultat étaient fausses. Là encore, la sanction tient de l’anecdote (voir ces cas ici).

À notre connaissance, la plus forte amende jamais imposée par l’AMF s’est élevée à 8 millions d’euros. La sanction concernait la prise de contrôle rampante d’Hermès par LVMH. Mais qu’est-ce que 8 millions d’euros dans une opération de plus de 1,3 milliard d’euros ? Peut-être même pas les frais d’avocats...

Depuis des lustres, les milieux d’affaires se plaignent de l’action de la justice, par nature imprévisible. Elle a surtout le pouvoir, le seul qu’ils redoutent, d’imposer des sanctions pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement. Le conseil constitutionnel vient de supprimer – au moins momentanément – cette menace. Par sûr que le Parlement se précipite pour remédier à la situation et imagine un nouveau mécanisme pénal, même si la directive européenne sur les abus de marché normalement l’impose. L’impunité dans le monde des affaires va pouvoir prospérer.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Friture sur la ligne


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