« Vous avez vu Borgen ? » À l'Assemblée nationale, les députés discutent beaucoup ces temps-ci de la fameuse série danoise, diffusée sur Arte cet automne. Dans le cinquième épisode de la troisième saison, un grand débat sur la prostitution enflamme le pays. Faut-il pénaliser les clients ? Les sociaux-démocrates pensent que oui. Les centristes et la droite au pouvoir aussi. D'abord favorable elle aussi à cette pénalisation, l'héroïne de la série, l'ancienne première ministre Birgit Nyborg, va peu à peu changer d'avis, autant par conviction que par opportunisme politique :
Mercredi 27 novembre, les députés vont passer de la fiction à la réalité : ils vont examiner en première lecture la proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel » des députées socialistes Maud Olivier et Catherine Coutelle. Ces deux élues très motivées s'activent depuis des mois et ont rallié à leur cause une grande partie des socialistes, des élus UMP et des centristes, mais aussi des personnalités du Front de gauche et des écologistes. Fait rare, la proposition fait l'objet d'un certain consensus sur les bancs de l'Assemblée nationale. Elle devrait logiquement être adoptée par les députés. Mais le texte suscite toutefois des réticences dans les deux camps, au point que de nombreux députés pourraient se faire porter pâles au moment du vote.
Cette loi d'initiative parlementaire (et non gouvernementale) prévoit l'abrogation pour les personnes se livrant à la prostitution du délit de racolage passif instauré par Nicolas Sarkozy en 2003 – c'était une promesse de François Hollande. Mais elle déplace la pénalisation sur les clients. Si cette loi est adoptée, les clients devront ainsi s'acquitter d'une amende de 1 500 euros, doublée en cas de récidive. Ils devraient par ailleurs suivre des stages de « sensibilisation aux conditions d’exercice de la prostitution, sur le modèle des stages de sensibilisation à la sécurité routière ».
Depuis deux semaines, une commission spéciale de l'Assemblée nationale auditionne associations, sociologues, anciennes prostituées, etc. (les vidéos de ces tables rondes ici). La ministre des droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, a été entendue la semaine dernière. Mercredi et jeudi, ce sera au tour des ministres Christiane Taubira, Marisol Touraine et Manuel Valls.
Comme dans la série Borgen, la discussion s'annonce animée sur un sujet ultra-polémique. Déjà, "343 salauds" (qui ne sont en fait qu'une poignée) ont clamé haut et fort le droit de faire appel à « leur pute », amorçant le débat de la pire des façons: « Ce manifeste honteux a renforcé ma conviction », explique le député PS Sébastien Denaja, favorable à la loi. « Désormais, aucun homme ne pourra s'opposer à cette loi », se désole un cadre du PS, qui y est hostile.
Les partisans de l'abolition présentent la loi comme une avancée décisive de l'égalité hommes-femmes. « Il ne s'agit pas de faire du moralisme mais de respecter les droits humains, en particulier ceux des femmes contre la domination masculine. Quand on peut payer pour acheter le corps des femmes, n'est-ce pas l'exploitation, le libéralisme poussés à l'extrême ? », argumente Maud Olivier, députée PS de l'Essonne. D'après elle, impossible de faire une loi abolitionniste sans réduire la demande de prostitution via la pénalisation (elle préfère le terme de « responsabilisation »). « Sans loi contre le vol, il y aurait davantage de cambriolages ! dit-elle. En utilisant son argent pour payer une prostituée, le client encourage la violence et les réseaux. »
« Même si certaines personnes revendiquent d'être des travailleurs du sexe, la prostitution a changé en très peu de temps : aujourd'hui, la quasi-totalité des prostituées sont étrangères et en situation d'esclavage. Par ailleurs, je ne veux pas défendre la marchandisation du corps. Responsabiliser le client, c'est dire qu'il n'est pas normal que les corps soient vendus contre de l'argent », ajoute Barbara Romagnan, membre de l'aile gauche du PS et récente signataire d'une tribune « pour une loi d'abolition ».
À l'inverse, des associations de prostituées, mais aussi de grandes ONG de protection des publics vulnérables, comme Médecins du monde, s'inquiètent d'« une véritable régression sociale » qui risque de précariser davantage les personnes concernées. Ils affirment qu'en Suède ou en Norvège, pays qui pénalisent le client, « les effets néfastes de ces lois sont en tous points semblables à ceux unanimement constatés en France suite à l’instauration en 2003 du délit de racolage passif : éloignement des structures de soins, de dépistage et de prévention, isolement des personnes et exposition accrue aux violences et à l’exploitation, stigmatisation, accès aux droits ». Très opposée à la loi, comme une bonne partie des parlementaires écologistes (à l'exception de la députée Eva Sas et du président du groupe au Sénat, Jean-Vincent Placé), l'écologiste Esther Benbassa dénonce « un regain de fièvre moralisatrice » et d'« hygiénisme social ».
Au PS, 120 socialistes ont nommément signé la proposition de loi. Dont le chef du groupe PS, Bruno Le Roux, qui en est le premier signataire. Mais d'autres, à qui la signature a été proposée, se sont abstenus de la soutenir. Certains parlementaires jusqu'ici discrets s'interrogent ouvertement sur l'opportunité de la loi. À commencer par la présidente de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, Catherine Lemorton.
Interrogée par Mediapart, elle s'exprime pour la première fois sur le sujet : « Je me suis retrouvée signataire de cette proposition de loi alors que je n'avais pas donné mon accord, s'étonne-t-elle. Je suis évidemment contre tout système prostitueur et contre les réseaux de traite des êtres humains. Mais cette loi pétrie de bonnes intentions n'avance-t-elle pas en terrain dangereux, voire miné ? En voulant se donner bonne conscience, ne risque-t-on pas de précariser davantage les prostituées ? Va-t-on vraiment diminuer la demande en réduisant l'offre avec la pénalisation du client ? Quand certaines associations qui partagent avec nous une certaine vision de la société comme le Planning familial, Médecins du monde, la Ligue des droits de l'homme, la Ligue de l'enseignement, le Syndicat de la magistrature, Aides, etc. se positionnent contre ce texte en l'état, cela mérite qu'on les écoute plus que ça n'a été fait aujourd'hui ! »
Pour cette spécialiste de la santé, connue pour son combat contre les laboratoires pharmaceutiques, la proposition de loi, qui offre aussi aux personnes qui décident de sortir de la prostitution une allocation temporaire de 336 euros par mois et un permis de séjour de six mois pour celles qui sont étrangères, pose par ailleurs « plus de questions qu'elle n'amène de réponses ».
« Comment va-t-on contrôler les clients ? Si la prostitution se renforce sur Internet, faudra-t-il mettre Meetic ou d'autres sites de rencontre sous surveillance ? Et puis comment vérifiera-t-on qu'une personne est effectivement sortie de la prostitution ? Les associations qui ne sont pas explicitement chargées de la lutte contre le proxénétisme se verront-elles toujours confier leur suivi ? Va-t-on renvoyer les personnes étrangères sorties de la prostitution dans leur pays sans leur proposer le moindre examen médical (sida, hépatites, etc.) ? Enfin, leur donner un titre de séjour de six mois, n'est-ce pas se moquer d'elles ? C'est un peu la triple peine : aller, prostitution, et puis retour. »
« La pénalisation du client est une erreur », abonde son collègue Bernard Roman, souvent en pointe sur les sujets de société. « C'est cacher la prostitution et empêcher la protection des personnes concernées. Quand on fait de la prohibition, il ne faut pas fermer les yeux sur la façon dont elle est contournée. » « En ce moment, je trouve que nous (les socialistes, ndlr) avons une vision un peu rétrécie de l'évolution de la société », dit Roman, par ailleurs partisan de longue date de l'accès à l'assistance médicale à la procréation pour les lesbiennes, un sujet pour l'instant enterré. « Nous courons le risque d'être une gauche moralisatrice, voire évangélique », dit encore Roman. Le jour du vote, il ne sera pas là.
Député de Paris, spécialiste des questions de santé, Jean-Marie Le Guen ne votera pas non plus la loi. « On ne fait pas des lois qui créent davantage de risques, dit-il. Presque toutes les associations de prostituées sont contre. Je ne suis pas partisan de la prohibition. »
Officiellement, le gouvernement soutient la loi – la ministre Najat Vallaud-Belkacem l'a confirmé la semaine dernière. C'est d'ailleurs lui qui a autorisé son inscription le 27 novembre à l'agenda de l'Assemblée nationale, comme le demandaient ses partisans. Un symbole, deux jours après la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes.
Mais s'ils ne l'expriment pas en public, plusieurs ministres, comme par exemple Marisol Touraine (santé), Bernard Cazeneuve (budget, un proche de François Hollande) ou Alain Vidalies (relations avec le Parlement) seraient dubitatifs sur l'opportunité de pénaliser le client.
Le PS est favorable depuis des années à une abolition de la prostitution. La sanction du client était inscrite dans le programme du parti en 2011. La prostitution n'était toutefois pas évoquée dans les 40 engagements de campagne de François Hollande « pour l'égalité femmes-hommes ». En mars 2012, dans un entretien à Seronet, François Hollande estimait que « la réflexion » sur une éventuelle pénalisation du client devait être « ouverte, avec pour objectif d’améliorer la situation des personnes prostituées ».
Fidèle à sa prudence extrême quand il s'agit de questions de société, le duo Ayrault-Hollande marche sur des œufs. Dans un contexte politique piégé, l'exécutif juge le sujet « sensible, pas simple, pas consensuel ». Pendant de longs mois, il a laissé les partisans de la loi élaborer leur texte, qui reprend en grande partie des propositions de lois déposées (mais jamais votées) sous la précédente majorité. Craignant que le débat ne s'envenime, il attend surtout de voir dans quel sens iront sa majorité et l'opinion.
Le chef de l'État « a laissé aux parlementaires le soin d'auditionner, de faire un rapport et de faire un travail de pédagogie auprès de leurs collègues, se félicite Maud Olivier. D'ailleurs, si la loi avait été portée par le gouvernement, sa nature transpartisane aurait disparu ». Mais pour de nombreux parlementaires, l'attentisme présidentiel dans ce dossier est une preuve de plus que l'exécutif ne « pilote rien ». « Du pur Hollande », s'agace un député PS.
Ces dernières semaines, l'exécutif a toutefois fixé le cadre : pas de peine de prison pour les clients, comme les auteures de la loi le prévoyaient. Et, pour remplacer « dans l'arsenal juridique » le délit de racolage passif, la nécessité d'un nouveau dispositif juridique qui permette de « lutter contre la prostitution ». D'où le compromis trouvé d'une contravention... qui ne satisfait pas grand-monde. Certains députés PS dénoncent une « loi qui ressemble à un bâton merdeux ». Et indiquent déjà qu'ils seront absents le jour du vote. « Il n'y aura pas grand-monde dans les travées le 27…», pronostique un élu.
De l'aveu même de députés favorables à la loi, des points cruciaux, comme l'intensification de la lutte contre les réseaux de proxénétisme ou les conditions concrètes de l'insertion des anciennes prostituées, restent à ce stade assez floues, malgré l'annonce la semaine dernière par Najat Vallaud-Belkacem d'un fonds de 10 à 20 millions d'euros pour financer la réinsertion des personnes qui sortiraient de la prostitution.
En privé, d'autres élus parient qu'une fois examinée en première lecture le 27 novembre, la loi finira sur un bureau de l'Assemblée nationale ou du Sénat. Et qu'elle ne sera jamais adoptée définitivement. Ni vu, ni connu.
BOITE NOIREIl existe évidemment une petite minorité d'hommes prostitués. Mais l'écrasante majorité sont des femmes (sans oublier les trans, ayant effectué ou non une transition de genre). D'où le choix de féminiser le terme dans l'article.
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