Rennes, de notre envoyée spéciale.- Comment rendre justice dix ans plus tard ? Ce lundi 16 mars, dans la petite salle du tribunal correctionnel de Rennes, c’est la douloureuse question qu'incarne le visage marqué de Muhittin Altun, 27 ans. L’adolescent de 17 ans, qui le 27 octobre 2005 s’était réfugié avec ses amis Zyed Benna, 17 ans, et Bouna Traoré, 15 ans, dans un transformateur EDF à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) pour échapper à la police, semble bien loin. Ses deux amis sont morts, foudroyés par un arc électrique de plusieurs milliers de volts. Lui s’en est tiré avec de graves brûlures au bras droit, au torse et à la cuisse.
Les cheveux plaqués en arrière, une ride lui barrant le front, Muhittin Altun se tient un peu voûté à la barre. Depuis dix minutes déjà, le président du tribunal Nicolas Léger bataille pour tenter de lui faire raconter son parcours et celui de sa famille kurde de Turquie, arrivée en France en 2002. « Pourquoi dix ans après, on me pose les questions ? Pourquoi pas un an après ? » finit par lâcher le jeune homme, sur la défensive.
C’est tout le défi de ce procès, où des quatorze policiers qui ont participé à la poursuite, seuls deux, à l’époque simples gardiens de la paix du commissariat de Livry-Gargan, sont poursuivis pour non-assistance à personne en danger. Sébastien Gaillemin, 41 ans, et Stéphanie Klein, 38 ans, encourent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. À chaque étape de cette longue procédure judiciaire, les familles de Zyed et Bouna se sont heurtées à des parquets – celui du tribunal de Bobigny, puis de la cour d’appel de Paris et finalement de celle de Rennes – opposés au renvoi des policiers devant un tribunal.
« Il n’est pas question de faire le procès de la police nationale dans son ensemble, ni des émeutes qui ont secoué la France en 2005 ou des interventions politiques » mais de « reconstituer les faits, uniquement les faits », pose Nicolas Léger au début des débats. C’est pour cette même raison qu’il rembarre Me Jean-Pierre Mignard, avocat des familles des victimes, au sujet du JT du 28 octobre 2005 lors duquel le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy avait déclaré sur la base d’un « rapport » que « la police ne poursuivait pas physiquement » les trois jeunes. « M. Sarkozy n’est pas prévenu au procès », rétorque le président. Ou encore qu'il répond au sociologue Christian Mouhanna qui décrit l'apogée de la tension entre jeunes et police au moment des années Sarkozy, que « le tribunal ne juge pas les statistiques, mais des personnes physiques ».
L’ancienne principale du collège Robert-Doisneau de Clichy-sous-Bois, Marie-Christine Culioli, décrit trois « gamins normaux à Clichy », « pas passionnés par l’école mais pas en rupture ». Le témoignage de cette petite femme énergique transporte le tribunal dix ans en arrière, dans un conseil de classe. Dans le collège de cette commune « où la moitié de la population avait moins de 25 ans ». Elle parle au présent de la « joie de vivre » de Bouna – « un sourire comme ça, un soleil, toujours tiré à quatre épingles et une foulée d’athlète extraordinaire ».
Puis raconte Zyed, arrivé de Tunisie en 2001 et plus réservé : « Il parle peu, il garde pour lui. » L'enseignante finit par les difficultés de Muhittin, « plus problématique car le collège, c’était un peu jeune pour lui » et qui a été manifestement mal accompagné après le drame. Il est aussi question d'ados envoyés faire des « tours de cour » pour se calmer, de la troisième « découverte des métiers » envisagée pour l’un, du stage et des projets professionnels d’un autre...
Puis à la barre, c’est au tour des grands frères, qui ont porté la parole des familles quand leurs parents se sont effondrés. Et qui continuent à le faire devant le tribunal. D’abord Siayaka Traoré, un grand gars de 34 ans, président de l’association Respect et citoyenneté à Bondy, qui parle de son cadet passionné de foot et de vélo : « Bouna, il avait la joie de vivre. Même dans la maison, sa présence épanouissait la famille, il chambrait tout le monde. Et comme il portait le prénom du grand-père, il était considéré comme la mascotte. »
Adel Benna, 39 ans et le crâne qui commence à se dégarnir, raconte quant à lui comment leurs parents étant partis les premiers en France, son petit frère Zyed a vécu avec lui à Djerba en Tunisie jusqu’à l’âge de 13 ans. Avant que la fratrie ne rejoigne en ordre éparpillé le père qui travaillait pour la Ville de Paris. « À la base, Zyed était un peu timide. Il comptait faire une formation de plomberie. Moi j’habitais à Paris, son rêve, c’était de trouver un travail et d’arriver à Paris. À Paris, il y a tout. » Son père, un petit monsieur aux cheveux blancs infiniment triste, résume : « Pas méchant, gentil avec sa mère, sa sœur et moi, que dire de plus ? »
Et voilà Muhittin Altun, le survivant de cette tragédie, qui se perd parfois dans les questions du président, cherchant du regard sa traductrice kurde. En arrivant à Clichy en 2004, il ne parlait pas français « car en Turquie on apprend l’anglais ». L’adolescent « rentrait à 18 heures à la maison, quand le soleil se couchait à 22 heures » parce qu’« il y avait des règles à la maison ». Depuis, il multiplie les petits métiers – « J’ai pas choisi d’être un préparateur de sandwich, dans la sécurité, peu importe » –, évite la piscine, porte des tee-shirts manches longues parce qu’il a « peur de faire peur aux gens ».
Muhittin parle des « traces dans (sa) tête » mais se braque quand le président lit un rapport d’expertise évoquant « un syndrome anxio-dépressif avec des crises d’énervement ». « Je suis énervé comme tout le monde », réplique le jeune homme dans son costume marron. « Il n’y a pas de piège dans mes questions », tente de le rassurer le président du tribunal.
Mais quand Me Daniel Merchat, avocat des prévenus, l’interroge sur une bagarre où il a été mis en cause en 2007, le piège est bien réel. La ficelle, un peu grosse, se retourne contre l’avocat. Car Muhittin révèle une manœuvre peu glorieuse. Il affirme que lors de sa garde à vue au commissariat de Bobigny, avant que ses conseils n'arrivent, Me Merchat lui a proposé ses services : « Il m’a dit : "Tu vas te retrouver en prison, tu as besoin de moi". »
En dix ans, les deux policiers prévenus ont, eux, fait du chemin. Après la douleur des familles, l'exposé du déroulement de leur carrière, à peine pertubé par la mort des deux adolescents, paraît presque décalé. Sébastien Gaillemin, père de famille de 41 ans, est rentré en 2003 dans la police après un BTS de maintenance industrielle et un emploi d’agent de surveillance à Paris. Il s’est découvert une âme de flic – « On a des valeurs : le respect de la hiérarchie, l’autorité » – lors de son service militaire dans la gendarmerie. Grand et athlétique, il est « toujours fier d’être policier » et estime « ne pas être à sa place » devant un tribunal.
Après les émeutes, « complètement dépassé par l’ampleur de la situation », le fonctionnaire a été affecté à sa demande à des tâches judiciaires, loin du terrain, puis a rejoint sa région d’origine à Verdun où il a gagné ses galons de brigadier. Il a découvert le « groupe stups » et a intégré, depuis six mois, le renseignement territorial (ex-RG).
Sa notation, toujours excellente, n’a pas pâti de cet « impondérable d’ordre professionnel », selon la malheureuse formule de l'administration, qui évoque aussi un « affreux concours de circonstances ». En 2005, sa fiche annuelle louait un fonctionnaire donnant « une excellente image de notre métier » notamment de par « son contact avec le public ». Sébastien Gaillemin faisait alors partie de l’unité de police de proximité (UPP) de Livry-Gargan, l’un des cinq équipages qui s'est lancé à la poursuite des jeunes. Il lui est reproché de ne pas avoir alerté Zyed et Bouna des dangers du site EDF.
Sweat noir et bottes au pied, Stéphanie Klein, 38 ans, était pour sa part stagiaire depuis six mois. Affectée en brigade de jour (quatre jours de travail, deux de repos), elle tenait cet après-midi-là le standard du commissariat de Livry-Gargan. Il lui est reproché de ne pas avoir prévenu EDF en entendant les messages radio alarmant de son collègue Sébastien Gaillemin signalant l’entrée des jeunes sur le site EDF. Un BEP cuisine en poche, la jeune femme était rentrée dans la police sur les conseils de son beau-père, ex-flic. En espérant intégrer la brigade équestre, Graal décroché en 2006. Ses fiches de notation alternent entre ses capacités équestres et des félicitations pour sa motivation après ses retours de congé maternité.
Deux syndicalistes policiers, venus soutenir leurs « collègues » à la barre, ont rappelé les vicissitudes des services publics dans les banlieues parisiennes. « Au début des années 2000, il y a eu une vague de départs en retraite de collègues, la région parisienne a été vidée des policiers qui avaient une expérience, remplacés par des jeunes sortis d’école », explique Nicolas Comte, secrétaire général adjoint d’Unité SGP Police FO. Loïc Lecouplier, ex-responsable d’Alliance en Seine-Saint-Denis, décrit le département comme « un centre de formation quasi permanent » avec « un taux d’encadrement catastrophique » égal à « 6 % à Bondy ». « En un an, en 2001, un commissariat comme Livry-Gargan a été renouvelé entièrement », insiste le major de police.
Le président du tribunal les interroge donc légitimement sur les leçons tirées du 27 octobre 2005 par la police en Seine-Saint-Denis. La réponse l'a sans doute laissé perplexe. « La seule modification est qu’on a doté le département d’unités d’interventions pour faire face à des émeutes du type de 2005 – qui ne se sont pas reproduites – et on a oublié un peu la police du quotidien », affirme Nicolas Comte.
BOITE NOIREMes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman sont les avocats de Mediapart depuis la création du site. Ils ont publié avec Edwy Plenel un livre d'entretiens L'Affaire Clichy, morts pour rien, paru en février 2006.
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