De l’avis de tous les ténors de l’UMP, il est encore beaucoup trop tôt pour en parler. Du moins officiellement. Car en coulisses, chacun s’accorde à dire qu’il s’agit là du seul et véritable sujet auquel le parti d’opposition va être confronté à l’issue des élections départementales des 22 et 29 mars. Le jeudi 2 avril, les 4 100 conseillers départementaux fraîchement élus seront appelés à leur tour à voter pour désigner le président de leur collectivité.
C'est lors de ce “troisième tour” que le risque d’alliances locales avec le Front national est le plus fort. Nicolas Sarkozy a beau rappeler, comme il l’a fait sur Europe 1 début mars, qu'il « n’accepterai(t) aucun accord avec Mme Le Pen, ni local, ni départemental, ni régional, ni national » et menacerait d’exclusion quiconque, au sein de son camp, serait tenté par le contraire, la problématique reste la même. D'autant que chacun garde à l'esprit le précédent des régionales de 1998, où cinq UDF avaient été élus présidents de région grâce aux voix du FN.
Certains chefs de file UMP seraient-ils prêts à suivre leur exemple à l'occasion des départementales ? « Nous n’en avons pas la moindre idée », reconnaît un membre du bureau politique, qui précise toutefois que la direction du parti sera « très claire » vis-à-vis des « quelques cas particuliers » susceptibles de se présenter. Cette dernière a d’ores et déjà identifié plusieurs départements où la poussée du FN pourrait mettre les chefs de file UMP dans une situation pour le moins délicate : le Vaucluse, le Var, le Nord, le Pas-de-Calais, l'Oise et l'Aisne.
Rue de Vaugirard, on préfère minimiser le risque. « C’est un problème qui peut se poser, mais ce seront des cas très exceptionnels », a ainsi indiqué à Europe 1 le sénateur Éric Doligé, coordinateur des départementales pour l’UMP. Exceptionnels ou pas, ces cas de figure confrontent une nouvelle fois la droite à son éternel dilemme cornélien : s’effacer au profit de la gauche ou prendre le pouvoir grâce à l’extrême droite. Ils mettent également en lumière le gouffre qui sépare la direction du parti de certains de ses élus locaux, moins rétifs à l’idée de s’acoquiner avec des candidats frontistes.
Pour l’entre-deux-tours, le sujet est réglé depuis le début du mois de février. L’UMP s’en tiendra à la ligne du « ni-ni », adoptée dans la cacophonie à l’occasion de la législative partielle du Doubs, où le parti de Nicolas Sarkozy, évincé dès le premier tour, avait vu la moitié de ses électeurs basculer vers le FN au second. Reste donc le fameux “troisième tour”. Et là, c’est le casse-tête. Prenons un exemple concret : un conseil départemental comprenant 40 sièges. 19 ont été remportés par la gauche, 17 par la droite et 4 par le Front national. Deux solutions s’offrent alors à l’UMP : gagner le département avec le soutien du FN ou laisser ce département filer dans l’escarcelle de la gauche.
« Dans un cas pareil, on demandera au chef de file de ne pas se présenter, explique un membre du bureau politique de l’UMP. S’il persiste, on l’exclura. Nicolas Sarkozy n’a pas le choix. S’il permettait ce genre d’alliances de circonstance, s’il fermait les yeux, les autres ne l’accepteraient pas. Et le parti exploserait tout de suite. » Si l’on en croit cet élu, cette ligne « fait consensus » rue de Vaugirard. Pourtant, rares sont les ténors de la droite à l’avoir énoncée aussi clairement.
Seul François Fillon l’a glissée au détour d’une interview fleuve accordée au magazine Society. « Si on a, dans un mois, un conseil général où il faut les voix du FN pour faire élire le président, l’UMP exclura tous ceux qui feront accord avec eux », a ainsi déclaré l’ancien premier ministre, qui avait payé cher, auprès de l’opinion publique, son appel à voter pour le candidat « le moins sectaire » aux municipales de 2014. Les autres restent prudents. Et bottent en touche. « De toute façon, on ne se met pas dans une position où l’on ne gagne pas, affirme l’entourage de Bruno Le Maire. Mais quel que soit le cas de figure, il n’y aura pas de majorité avec le FN, point barre. »
Le sujet n’a pas encore été abordé officiellement en bureau politique. Et il ne le sera vraisemblablement pas avant les résultats du second tour des départementales, le 29 mars. « Nicolas Sarkozy sait que ce que l’on évoque en réunion se retrouve immédiatement dans la presse, souligne encore un membre dudit BP. Notre base est plus à droite que nous. Donc, on ne fera pas sauter la digue, mais on ne va non plus prendre le risque de braquer nos électeurs. On fait de la politique, pas de la philosophie. »
Pour éviter de s’exprimer sur les difficultés de son propre parti vis-à-vis du FN, le patron de l'opposition renvoie dos à dos le PS et l’extrême droite, en dénonçant une supposée alliance objective, rebaptisée par ses soins le « FNPS ». « Je n'assimile pas naturellement le PS au Front national, mais le résultat, c'est celui-là, a-t-il précisé sur France Info et France Bleu, le vendredi 13 mars. Quand vous votez pour le Front national, comme ceux de nos électeurs qui l'ont fait dans le Doubs, vous avez un député socialiste de plus. »
La porosité de l’électorat de droite ? Nicolas Sarkozy l’impute aux divisions qui ont gangréné l’UMP depuis sa défaite en mai 2012. « Pendant deux ans et demi, il n’y avait pas d’opposition, ce qui a donné un boulevard au Front national », a-t-il indiqué pour mieux souligner sa position de « rassembleur ». C’est d’ailleurs dans ce même esprit de rassemblement que l'ex-chef de l'État aurait fixé, avec Alain Juppé et Nathalie Kosciusko-Morizet, la ligne du parti en cas de “troisième tour” problématique, rapporte Le Canard enchaîné.
« Ils s’opposeront à la ligne que Laurent Wauquiez, le secrétaire général, a définie ainsi : l’UMP ne doit pas réclamer les voix du FN, mais elle ne doit pas non plus les refuser », écrit l’hebdomadaire. « Nous n’en avons pas encore parlé et eux non plus », corrige Gilles Boyer quand on l’interroge sur le sujet. Le conseiller spécial du maire de Bordeaux en profite d’ailleurs pour rappeler que c’est « Nicolas Sarkozy qui dirige le parti ». « C’est à lui de prouver son autorité et de prendre ses responsabilités sur cette question, ajoute-t-il. Nous n’avons pas été lâches en 1998, je ne vois pas pourquoi nous le serions aujourd’hui. »
L’épisode des élections régionales de 1998, surnommé le « vendredi noir » de la droite, résonne encore dans tous les esprits. À l’époque, la majorité RPR-UDF est au plus mal. Un an plus tôt, Jacques Chirac a dissous l’Assemblée nationale, entraînant la défaite de son propre camp, la cohabitation et la rancœur de bon nombre d’élus de droite. Faisant fi des recommandations du chef de l'État qui insiste sur la nécessité de « ne pas transiger » avec le FN, cinq présidents de région, tous issus de l’UDF, acceptent d'être élus avec les voix de l’extrême droite.
Il s’agit de Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon, de Charles Millon en Rhône-Alpes, de Charles Baur en Picardie, de Jean-Pierre Soisson en Bourgogne et de Bernard Harang en Région Centre. En les suspendant, la majorité parvient péniblement à stopper l'hémorragie, mais le mal est fait. La digue a bel et bien cédé. Pendant une poignée de jours, les ténors de la droite se déchirent. Certains plaident la fusion avec le FN. Hervé Novelli, à l'époque délégué général de Démocratie libérale, explique que « la base nous pousse à l’accord ». Soisson affiche sa « volonté de fonder en Bourgogne une droite enfin rassemblée ».
L’ancien secrétaire général du RPR, Jean-François Mancel, livre sa vision des choses dans les colonnes du Monde : « Il faut saisir cette chance qui nous est offerte, dit-il. Le Front national a enlevé tout ce qui peut nous hérisser sur le plan des valeurs. Ils se rendent compte qu’ils doivent devenir une partie de la droite de demain. (…) À partir du moment où cette stratégie de guerre avec le FN a été un échec total, il faudrait être cinglé pour la poursuivre. »
En Paca, Christian Estrosi, qui qualifie aujourd’hui le FN d'« imposture », se désolidarise de François Léotard. « Dire “moi je suis là pour empêcher M. Le Pen d'exercer des responsabilités parce qu'il est xénophobe” ne me semble pas la meilleure méthode pour être crédible et efficace », assure l'actuel député et maire UMP de Nice, dès septembre 1997. Jean-Claude Gaudin, qui avait fait alliance avec des élus d’extrême droite de 1986 à 1992 dans la même Région, a beau témoigner de son expérience, en parlant de « pacte avec le diable », d'« opprobre » et de « piège », les autres n’en démordent pas.
Bruno Mégret, alors délégué général du FN, se frotte les mains. Sa stratégie de « dédiabolisation » et d’alliances s'est certes heurtée à une levée de boucliers, mais elle a porté un sérieux coup à la « droite républicaine ». L’objectif initial est parfaitement rempli : le Front national a réussi à mettre le bazar dans la majorité RPR-UDF. Dix-sept ans plus tard, Marine Le Pen fait exactement le même calcul. « L’objectif est d’apparaître comme le choix du premier tour, s’afficher premier parti de France, puis de foutre la merde au troisième tour, lorsqu’il faudra constituer des majorités. Si l'on peut exploser l’UMP à ce moment, on le fera », a ainsi confié à Mediapart un membre du bureau politique du FN.
À la tête d'une opposition déjà fragile, Nicolas Sarkozy doit éviter le piège que lui tend Marine Le Pen, tout en assurant à son électorat qu'il ne cède pas à la gauche et que la droite qu'il représente reste farouchement de droite. Il doit aussi apparaître comme l'homme de la synthèse, tout en affirmant son autorité. Et donner des gages de modération à sa vice-présidente, Nathalie Kosciusko-Morizet, tout en rassurant son secrétaire général, le droitier Laurent Wauquiez. Ses adversaires en interne, qui s'amusent déjà de le voir jouer les équilibristes de l'impossible à l'occasion de ces départementales, attendent avec impatience les régionales de 2015, où la question ressurgira. Notamment en Auvergne-Rhône-Alpes, où Wauquiez, plus qu'ambigu sur le sujet, a été investi.
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