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Quand le pdg d'Air France divague sur les acquis sociaux

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C’est une de ces informations qui ne peuvent a priori qu’alimenter le climat anti-syndicat complaisamment entretenu par le patronat. Dimanche 15 mars, la direction d’Air France a fait savoir par communiqué qu’elle regrettait la décision des syndicats de la compagnie aérienne de boycotter la réunion « stratégique et sociale » convoquée lundi 16 mars. L’ensemble des syndicats d’Air France – la CFE-CGC, l'UNAC-CGC, FO, le SNPNC-FO, la CFDT, l'UNSA Aérien, l'UNSA-PNC, la CGT, le SNPL et le SPAF – ont annoncé leur refus de participer à cette réunion censée lancer la renégociation des accords d’entreprise, estimant que « les multiples déclarations d’Alexandre de Juniac, pdg de Air-France KLM, compromettaient le dialogue social au sein de la compagnie ».

Il n’en a pas fallu plus pour relancer les critiques contre les syndicats en général, ceux d’Air France en particulier. Quelques mois après la grève des pilotes s’opposant à la création de la compagnie à bas coût Transavia, cela ne montrait-il pas une fois de plus leur irresponsabilité, leur archaïsme, leur incapacité à s’adapter dans un monde mondialisé ? Refrain connu.

Même si les pilotes d’Air France n’ont pas toujours été exempts de corporatisme, encouragés d’ailleurs pendant longtemps par les gouvernements de droite, l’unanimité des syndicats de la compagnie à refuser aujourd’hui le dialogue avec Alexandre de Juniac traduit un malaise beaucoup plus profond, une défiance grandissante à l’égard du dirigeant.

Comment ne pas les comprendre ? Car pour négocier, il faut être deux. Il faut avoir le sentiment d’être un minimum respecté, entendu, avoir confiance. Lorsque Alexandre de Juniac se produit sur les radios ou devant les caméras, il tente de donner le change, cherchant à se montrer pédagogue, prêt à négocier, même s’il s’énerve des résistances des salariés.

En petit comité, le discours est radicalement différent. C’est le patron totalement décomplexé. Plus question de prudence, de sauver un tant soi peu les apparences. Il se sent autorisé à tirer à vue. Les salariés ? Ils n’ont aucune compétence ou savoir-faire, ne participent en rien à la création de richesses, ne font pas l’entreprise. Ils ne sont que des charges insupportables. Le droit social, les acquis sociaux ? Un ramassis de bêtises, qui ne peuvent que gêner la belle et bonne compétition mondiale.

Une vidéo tournée lors des entretiens de Royaumont les 6 et 7 décembre 2014 permet de mesurer l’ampleur de ce double langage. Les animateurs de ces rencontres patronales, auxquelles assistait le président du Medef, Pierre Gattaz, lui avaient demandé d’intervenir sur le thème « les acquis sociaux face aux enjeux mondiaux ». Quelques semaines après la fin de la grève des pilotes, qui venait de coûter 300 millions d’euros à la compagnie aérienne, le sujet était un vrai boulevard offert au pdg d’Air France KLM. Il allait pouvoir dire tout le mal qu’il pensait des syndicats, des salariés, de ces Français obtus qui ne comprenaient vraiment rien aux grands enjeux mondiaux auxquels sont confrontés les dirigeants.

Face à un auditoire tout acquis, Alexandre de Juniac est allé beaucoup plus loin que ce qui était attendu, livrant sans fard sa pensée profonde. Les mots manquent pour qualifier ses propos. Jamais on aurait pensé qu’un patron, surtout d’une entreprise publique, puisse en arriver à une telle régression.

Alexandre de Juniac commence en terrain familier, sur la critique connue des acquis sociaux. Cet ancien élève de l’ENA, balayant toute l’histoire sociale jusqu’au préambule de la constitution de 1946, s’interroge sur leur définition pour finir par affirmer que « tout cela était très flou ». Une seule certitude pour lui : en France, « les acquis sociaux sont considérés comme intangibles et irréversibles ». Succès garanti dans la salle. Depuis le temps que le Medef dénonce l’immobilisme des syndicats, l’inadaptation du droit social en France face à la mondialisation…

La suite était assez prévisible. Alexandre de Juniac embraye sur les 35 heures. « La durée du temps de travail, qui paraît-il est un acquis social, qu’est-ce cela veut dire pour un ingénieur qui a une tablette et un smartphone et qui travaille chez lui ? », s’interroge-t-il. Le pdg d’Air France KLM poursuit naturellement sur les retraites. « Est-ce que cela a un sens de fixer l’âge de la retraite ? », demande-t-il. Doit-elle être à 62, 63 ou 65 ans ? Dans les faits, compte tenu de la modification des trimestres à accumuler, l’âge de la retraite pour de nombreux salariés est reportée à 67 ans pour bénéficier une pension à taux plein. Mais qu’importe ! Cela permet de toujours de faire quelques effets de manche devant une assistance convaincue par avance.

Sans la moindre gêne, le pdg d’Air France enchaîne sur un sujet que l’on pensait désormais impossible à remettre en cause : l’interdiction du travail des enfants. Mais manifestement, pour le patronat décomplexé, aucun sujet n’est tabou. « Je me suis penché sur l’évolution du travail des enfants. On a d’abord interdit aux enfants de moins de huit ans de travailler, puis l’interdiction a été portée à douze ans, puis à seize. (…) Qu’est-ce que c’est qu’un enfant ? Est ce qu’il faut les faire travailler, pas travailler ? Pas sûr », disserte-t-il. C'est vrai, rien n'est sûr. Dans la grande compétition mondiale, il faut savoir tout relativiser. Dommage qu’il n’y ait plus de mines en France, on pourrait remettre les petits de cinq ans à pousser les chariots. Même une partie de son auditoire a paru en être gênée.

Revenant sur son expérience de patron d’Air France, Alexandre de Juniac se met à expliquer les effroyables contraintes auxquelles il est soumis. Sans possibilité d’agir sur le prix du kérosène, ou sur les tarifs des redevances aéroportuaires, sa seule marge de manœuvre, explique-t-il, « c’est le coût du travail ». Tout cela impose, selon lui, de « mettre des limites aux acquis sociaux », d’autant qu’il faut faire face à une concurrence redoutable, avec d’un côté les compagnies low cost et de l’autre les compagnies du Golfe. Ni les unes ni les autres ne sont bridées par le droit social, à l’entendre.

Se sentant porté par son sujet, le pdg d’Air France ne peut s’empêcher alors de raconter une anecdote, qui manifestement lui tient à cœur : « Comme le disait mon homologue de Qatar Airways hier à propos de la grève, “M. de Juniac, chez nous, ce ne serait pas possible, on les aurait tous envoyés en prison” », raconte-t-il d’une mine gourmande, sous les applaudissements de la salle. C’est dire combien la France est défavorisée ! Et le Qatar est un si bel exemple ! Les salariés émigrés, traités comme des esclaves, y meurent par tombereaux sur les chantiers. N’est-ce pas un modèle pour les Français, à moins qu’on ne préfère les camps de travail chinois ?

 

Faut-il aller plus loin dans la démonstration ? Quand un patron, qui lui bénéficie d’acquis et de protections intangibles pour avoir réussi dans sa jeunesse un examen à Polytechnique et à l’ENA, en arrive à défendre de telles vues, il ne faut pas s’étonner que la confiance avec les syndicats ne puisse plus exister. Même s’ils sont tous convaincus de la nécessité d’évoluer, ils ne peuvent poursuivre avec une direction qui affiche mépris, arrogance, ignorance comme mode de gouvernance sociale. Ce dont on s’étonne, en revanche, c’est que le gouvernement tolère de tels propos d’un dirigeant d’une entreprise où l’État détient encore 15,9 % du capital.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Quand les politiques demandent la censure, ca pue


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