C’est une élection où le Front national est traditionnellement plutôt absent. Cette fois, il est le parti qui présente le plus grand nombre de candidats. S’il arrive en tête à ces départementales, dix mois après des élections européennes où il a déjà terminé premier, son credo du « premier parti de France » pourrait devenir plus qu’un slogan de campagne. Ce n'est pas tant la conquête de départements que vise Marine Le Pen que le renforcement de son implantation locale, tremplin indispensable pour la présidentielle de 2017.
Lors des cantonales de 2011, le parti lepéniste s’était qualifié pour le second tour dans 20 % des cantons. Il avait enregistré une forte progression en voix, et réalisé des scores très importants dans de nombreux cantons, mais il n'avait remporté que de deux sièges de conseillers généraux. Quatre ans plus tard, la présidente du FN se félicite que « 98 % des Français » aient « la possibilité de glisser dans l’urne un bulletin de vote bleu marine ».
Car avec 7 648 candidats dans 1 912 cantons, le Front national sera présent dans la quasi-totalité des cantons français (93 %). Sur la seule France métropolitaine, ce taux de couverture monte à 95 %. C'est beaucoup plus qu'aux cantonales précédentes (61 % de cantons étaient couverts par le FN en 2008-2011, selon l’institut Harris Interactive). Mais c’est aussi la couverture la plus importante : face à lui, la droite n'est présente que dans 78 % des cantons, le PS (et les listes d’union de gauche) dans 77 %, le Front de gauche dans 58 %, Europe Écologie-Les Verts dans 19 %.
Pour Joël Gombin, chercheur à l’université de Picardie-Jules Verne et membre de l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP) de la Fondation Jean Jaurès, « le FN a fait un double calcul ». Financier d'abord : « Les départementales sont rentables, car le FN atteindra facilement le seuil des 5 % nécessaire pour être remboursé. Il sera dans cette élection le parti qui touchera le plus de financement public, ce n’est pas négligeable. » L’autre calcul est celui « de la fidélisation : il faut que l’électeur frontiste puisse voter FN à chaque occasion. Le but est d’installer la marque Le Pen, donc mieux vaut un candidat médiocre que pas de candidat du tout ».
Si les candidats frontistes sont plus nombreux, ils sont aussi mieux recrutés. « En 2011, on est allés chercher des candidats dans les maisons de retraite, qui nous disaient: “surtout, je ne veux pas être élu au second tour”, raconte à Mediapart un membre du bureau politique. Maintenant ils se battent pour être investis, ils sont assurés de faire plus de 30 %. Il a fallu filtrer. On a cherché les gens qui se débrouillaient bien dans les conseils municipaux. Les secrétaires départementaux ont aussi fait un meilleur recrutement. On a été surpris, car au départ Marine [Le Pen] était inquiète, elle pensait qu’on n'arriverait pas à faire tous les cantons. »
« Le Front national a franchi un palier, estime Sylvain Crépon, enseignant-chercheur à l’université de Tours et membre de l’ORAP. Il y a un afflux de militants, qui ont pu être investis aux élections locales, ce qui permet de davantage choisir le candidat. » Par rapport à 2011, le parti se serait « professionnalisé » et « notabilisé », explique le chercheur, qui met en avant une « nouveauté » : « deux tiers des candidats sont conseillers municipaux. Cela signifie que le FN possède une vraie force qui est en train de s’implanter, se visibiliser, se notabiliser et aussi de se former. Même si ce sont des gens amateurs, dont on ne sait pas le degré de présence dans les conseils municipaux ou les initiatives, ils ont été formés en vue des municipales. Le FN a retenu la leçon des dernières cantonales où certains candidats ne savaient rien de ce qui se décidait dans une assemblée départementale ».
Aux cantonales de 2011, ce mouvement de « notabilisation » avait déjà débuté, comme l’a démontré la chercheuse Aurélia Troupel dans ses travaux sur le Languedoc-Roussillon. Mais avec une couverture du territoire bien inférieure.
Si le FN se professionnalise, c’est grâce aux formations lancées en amont des municipales, et pilotées par le numéro deux Louis Aliot : les fameux « Campus bleu marine », version actualisée des formations de Bruno Mégret et Carl Lang dans les années 1990 avec leur « guide du militant ». D’après l’historien Nicolas Lebourg – enseignant à l’université de Perpignan et membre de l'ORAP –, qui suit de près le travail d’Aliot, « 697 candidats, essentiellement des têtes de listes, ont été formés à l’occasion des élections municipales, sur le droit, la gestion municipale, la lecture des comptes publics ». Ce travail, que Louis Aliot veut poursuivre pour les régionales, est d’autant plus porteur qu'en face « le PS a envoyé des candidats sans les former », explique Nicolas Lebourg.
Pour le sociologue Sylvain Crépon, il s’agit avant tout de « briefer, contrôler, canaliser » les candidats lors de ces formations. « Des abécédaires, des listes de formules types, des argumentaires sont distribués. On leur demande de surtout ne pas s’en écarter, de ne prendre aucune initiative, de ne pas s’exprimer en leur nom, on vérifie ce qu’ils peuvent poster sur Facebook : tout est cadenassé. » Difficile donc d’évaluer la compétence réelle des candidats et leurs idées.
Les profils sociologiques des candidats, eux, évoluent peu. « C’est un profil qui ressemble à leur électorat. Il est encore d’extraction populaire, peu diplômé, peu formé, il vient de milieux peu politisés. De ce point de vue, il n’y a pas un changement énorme, analyse Sylvain Crépon. Mais cela permet de légitimer le FN sur le terrain. Dans mes enquêtes, les gens disent “les candidats FN nous ressemblent”. Aucun autre parti, à part peut-être le Front de gauche, n’a autant de catégories issues des milieux populaires. »
Le fichier des candidats, rendu public par le ministère de l’intérieur, livre des informations (âge, profession, mandats) qu’a analysées l’institut Harris. Il en ressort que les candidats frontistes sont majoritairement composés d’employés (26 %) ou de retraités (26 %), et de relativement peu de cadres et professions libérales (14 %). Très peu de candidats FN évoluent dans le secteur public (seulement 15 %, contre 52 % au Front de gauche, 49 % au PS et 27 % à l’UMP).
Le Front national présente néanmoins – avec Debout le France et EELV – les candidats les plus jeunes : ils ont en moyenne 49,4 ans, contre plus de 52,7 ans pour ceux du Front de gauche et autour de 52 ans pour le PS et l’UMP. En effet, le parti lepéniste a recruté chez les jeunes : 55 % des candidats de 25 ans ou moins se présentent avec l’étiquette frontiste, d'après le Scan. Le FN a aussi recruté chez les plus âgés : sur 138 candidats de plus de 80 ans, 111 se présentent avec l’étiquette frontiste, d'après les calculs de « l'Œil du 20 heures » de France 2.
Pour élargir sa base, Marine Le Pen tente de débaucher à gauche et à droite. Aux municipales de 2014, une trentaine de candidats issus d’autres partis politiques ont ainsi été investis. Désormais en capacité d'offrir des postes, des rétributions, et la possibilité d’une ascension éclair, le FN attire des militants qui ne peuvent envisager une telle carrière dans leurs partis.
Ces dernières années, Marine Le Pen a mis en avant plusieurs prises de guerre : l'ancien chevènementiste Florian Philippot, devenu vice-président du FN ; Fabien Engelman, un ex-militant de Lutte ouvrière, du NPA et de la CGT en Moselle, propulsé conseiller “au dialogue social” de la présidente du FN, puis élu maire d’Hayange ; Philippe Martel, un ancien collaborateur de Juppé nommé chef de cabinet de Marine Le Pen puis conseiller spécial chargé des études ; Sébastien Chenu, ex-secrétaire national de l'UMP et fondateur de Gaylib, investi par le Rassemblement bleu marine pour les départementales dans l'Oise ; Aurélien Legrand, ancien militant du NPA présenté comme la nouvelle « plume » du FN.
Au-delà de ces exemples médiatiques, il est impossible d'évaluer l'ampleur des ralliements. Mais le storytelling de Marine Le Pen fonctionne. En février encore, elle a annoncé que de nombreuses « personnalités » d’autres partis avaient rejoint les listes de son parti, évoquant notamment trois anciens du PS, quinze de l’UMP, quatre du MoDem, six de Debout la France, quatre de l’UDI.
Sauf qu'en recrutant tous azimuts et en présentant autant de candidats, le Front national se heurte à d'autres problèmes. Il attire des girouettes politiques, séduites par l’idée d’une ascension rapide. Il investit des candidats qui, pour partie, multiplient les propos ou publications xénophobes ou homophobes sur les réseaux sociaux.
À chaque élection, le coup de projecteur médiatique renvoie le parti à ses racines. Depuis novembre, un collectif d'internautes baptisé l'Entente passe au crible les écrits, pages Facebook et Twitter des candidats frontistes. Ces dernières semaines, les exemples ont fait la une : une secrétaire nationale accusée d'être une nostalgique du IIIe Reich, un candidat comparant homosexualité et zoophilie, un autre mis en examen pour détention d'images pédopornographiques, et de nombreuses publications islamophobes, antisémites ou homophobes (voir les recensions de L'Obs, Libération et du Figaro).
Début mars, le patron du PS a accusé la présidente du FN d'avoir « fait les fonds de poubelles de l'extrême droite, de l'antisémitisme, de la xénophobie, de l'islamophobie » pour boucler ses listes. Mercredi, l'Union des étudiants juifs du France (UEJF) et SOS Racisme ont annoncé qu'ils allaient déposer plainte contre dix candidats FN pour des propos « racistes et antisémites » sur Internet.
C'est « un infime pourcentage de turpitude lié à la nature humaine », a tenté de relativiser Florian Philippot sur France Inter. Marine Le Pen a déclaré vendredi sur Europe 1 qu'elle était « en total désaccord avec ces gens là » et qu'elle serait « d'une fermeté totale ». La présidente du FN se défend à chaque fois avec le même argument : son parti serait le seul à réagir face aux « dérapages » de ses candidats. Sauf que ces « brebis galeuses » ne sont sanctionnées qu'une fois que leurs propos ont été médiatisés (lire notre article sur « l'impossible ménage du FN »).
Malgré ses efforts pour se professionnaliser, le Front national souffre d’un manque de cadres compétents et expérimentés (lire notre article). La scission avec Bruno Mégret en 1998, puis l’ascension de Marine Le Pen, ont causé le départ de nombreux cadres. La présidente du FN « a beau dire que “les experts, c’est le peuple”, élaborer un PLU ou un budget, diriger un CAS, cela ne s’improvise pas, analysait en septembre le politologue Jean-Yves Camus, directeur de l'ORAP. Si les postes de cabinets d’élus sont par nature destinés à des gens combinant militantisme et compétence, le FN va devoir se construire un vivier de fonctionnaires sympathisants, et ce n’est pas gagné ».
Conscient de ce problème, le FN puise ailleurs, notamment chez les identitaires, dont les stratégies de communication et de pression médiatique sont rodées. Plusieurs cadres et militants du Bloc identitaire ont été recrutés par le parti frontiste dans ses fédérations et ses mairies, mais aussi sur ses listes (exemples au Mans, Saint-Cyr, Nice, Cannes).
Lors de la campagne présidentielle de 2012, Marine Le Pen avait pourtant refusé toute « alliance » avec le Bloc identitaire au motif qu'ils sont « européistes », « régionalistes » et qu’ils « contestent le rôle fondamental que j'accorde, moi, à la Nation ». Aujourd’hui, la présidente du FN ne met plus en avant ces divergences de fond : « Certaines personnes dans les rangs du parti ont quitté les identitaires tout comme on accueille des anciens communistes et des anciens socialistes », a-t-elle expliqué à l'AFP le 1er mars.
Les identitaires mettent donc leur « école de formation de cadres » au service du FN. Dans Le Figaro, le président du Bloc, Fabrice Robert, « assume un rôle d'aiguillon vis-à-vis du FN » et juge « normal » que « d'anciens identitaires rejoignent Marine Le Pen » car « le vote FN est un vote identitaire ». Quant à Philippe Vardon, leader de la branche identitaire niçoise, il estime que « le Bloc identitaire a toujours été à côté mais aussi aux côtés du FN » et que celui-ci a « toujours respecté les identitaires ».
Quel objectif peut espérer atteindre le Front national à ces élections ? Conquérir un, deux ou trois départements aurait évidemment une valeur symbolique très forte. Mais avec le risque de faire élire des candidats totalement inexpérimentés. « On a l’habitude, le type qui sort du chapeau n’est pas forcément celui qu’on attendait… », ironise un membre du bureau politique.
Pour Marine Le Pen, l’intérêt est ailleurs. Il s’agit surtout de poursuivre la reconstruction d’un réseau d’élus et de cadres locaux, une stratégie qui s’avère gagnante élection après élection (lire nos analyses lors de la présidentielle de 2012 et des municipales de 2014). En mars 2014, le Front national avait fait élire quelque 1 500 candidats dans les communes. Aux européennes, il a envoyé 23 députés au parlement.
« Ce qui importe à Marine Le Pen, ce n’est pas tant de prendre des départements que de renforcer l’implantation locale du parti », analyse Sylvain Crépon. « C’est ce qui la différencie de son père. Elle veut vraiment le pouvoir, elle s’en donne les moyens, et cela nécessite d’avoir ce fameux réseau d’élus locaux sans lequel rien n’est possible, et qui faisait défaut au FN. Une base militante forte, une force d’appoint de gens implantés, formés, notabilisés, visibles, qui sont autant de relais des idées du FN et de sa candidature en 2017. »
Le Front national compte aussi jouer un rôle central au « troisième tour », lors de l'élection des présidents de conseils départementaux. Le 7 mars, lors d'une réunion publique à l'UMP, Nicolas Sarkozy a martelé qu'il « n’accepterai(t) aucun accord avec Mme Le Pen, ni local, ni départemental, ni régional, ni national ». Mais localement, le risque d'alliances est grand. Certains redoutent une redite de 1998 et des alliances droite-FN dans quatre régions (Bourgogne, Languedoc-Roussillon, Picardie, Rhône-Alpes) pour obtenir la majorité dans les assemblées régionales face à la gauche. L'épisode avait déchiré la droite.
Le parti frontiste mise beaucoup sur le Vaucluse, le Var, le Nord, le Pas-de-Calais, l'Oise et l'Aisne. « L’objectif est d’apparaître comme le choix du premier tour, s’afficher premier parti de France, puis de foutre la merde au troisième tour, lorsqu’il faudra constituer des majorités. Si on peut exploser l’UMP à ce moment, on le fera », explique ce membre du bureau politique. D’ici là, la consigne a été donnée : « On nous a dit de ne rien déclarer. Tant mieux si on a des présidents. »
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