À quelques jours des élections départementales, c’est une affaire dont le Front national, déjà visé par une enquête judiciaire sur ses financements de campagne, se serait bien passé. Le président du parlement européen a saisi l’Office européen anti-fraude, l’OLAF, et prévenu la ministre de la justice française d'« une possible utilisation frauduleuse de fonds européens », et de soupçons d'emplois fictifs. Au cœur de l’affaire : les salaires versés à une vingtaine d’assistants d’eurodéputés FN. Les éléments ont été transmis au parquet général français.
Le Front national utilise-t-il l’enveloppe européenne pour rémunérer une partie de ses cadres ? Est-il le seul à le faire ? Pourquoi ces éléments ont-ils été transmis en pleine campagne électorale en France ? Cette affaire pose de nombreuses questions, tant sur l’encadrement des rémunérations des assistants au parlement européen, que sur l’utilisation de la manne européenne par le Front national. Au parlement, on évoque le « premier cas “systémique” ». Pour autant, d’autres cas problématiques, dans d’autres partis, pourraient être signalés par la suite.
- Que reproche-t-on aux assistants frontistes ?
Une vingtaine d’assistants d’eurodéputés frontistes – sur 63 – sont soupçonnés de ne pas travailler pour leurs élus alors qu'ils sont rémunérés par le parlement européen. Vingt d'entre eux occupent une fonction officielle au siège du Front national, à Nanterre (Hauts-de-Seine).
Au parlement, la rémunération des collaborateurs est pourtant encadrée. Chacun des 751 eurodéputés dispose d'une enveloppe maximale de 21 000 euros par mois pour employer des assistants. Certains sont « accrédités » (leur nombre peut aller jusqu'à trois par élu), et travaillent entre les murs du parlement, à Bruxelles et Strasbourg. D’autres sont des assistants « locaux », qui travaillent pour le député dans la circonscription locale. À titre d'exemple, Marine Le Pen rémunère deux assistants « accrédités », et un « local ».
La procédure en cours vise à la fois des assistants « accrédités » et des « locaux ». Les contrats de ces derniers obéissent au droit de l'État-membre dont est originaire l'élu, c’est pourquoi le parlement a non seulement saisi l’OLAF, à Bruxelles, mais aussi la justice française à Paris. L’enquête s’annonce ardue. Il s’agira d’établir, pour chaque assistant, s’il a effectivement consacré tout ou partie de son temps de travail au mandat européen de son député, à hauteur de sa rémunération par le parlement.
Le plus simple pourrait être de vérifier le travail effectif à Bruxelles et Strasbourg des assistants « accrédités », qui doivent par exemple signer des documents de présence lors des réunions de travail. Ils disposent aussi d'un badge électronique pour entrer et sortir des bâtiments du parlement – même si l'éventuelle utilisation de ces données, pour l'enquête, ne manquerait pas de poser de vraies difficultés en matière de protection des données personnelles. Quant aux assistants censés travailler en circonscription, les « locaux », parfois embauchés à temps partiel, il sera sans doute encore un peu plus difficile d'établir les preuves en bonne et due forme.
- Sur quels textes s'appuie Martin Schulz pour lancer son offensive ?
À l’été 2012, des questions avaient déjà été posées à Marine Le Pen par le parlement, s’agissant de deux de ses assistants, Louis Aliot et Florian Philippot. Comme Mediapart l’avait raconté, la présidente du FN les avait embauchés en pleine campagne, à temps partiel comme assistants « locaux », alors qu’ils étaient parallèlement vice-présidents du parti, mais aussi directeurs de sa campagne présidentielle, puis porte-parole du FN aux législatives.
À l’époque, les services du parlement avaient cru bon de rappeler que les fonds débloqués pour financer le travail des assistants parlementaires ne pouvaient pas servir à financer une campagne électorale. « La durée horaire modeste de leurs contrats d'assistance parlementaire permet de concilier deux activités professionnelles », avait répondu Marine Le Pen dans son courrier. Le parlement avait un temps envisagé d'éplucher le détail des agendas d’Aliot et Philippot, puis il avait jeté l’éponge, jugeant que la présidente du FN profitait d'un certain flou juridique concernant la catégorie des assistants « locaux ».
Cette fois, la donne est différente. Martin Schulz – qui s’appuie sur le même code de conduite entré en vigueur en 2011 (à télécharger ici en français) – semble sûr de son bon droit. Il met en avant deux articles du règlement, qui pourraient, d’après lui, ne pas avoir été respectés. Article 33 : « Seuls peuvent être pris en charge les frais correspondant à l’assistance nécessaire et directement liée à l’exercice du mandat parlementaire des députés. » En écho, l’article 43 précise que l’enveloppe mensuelle de 21 000 euros mise à disposition de chaque député ne peut pas « financer des contrats établis avec (...) des partis politiques ».
Un autre assistant « accrédité », qui travaille auprès de l’eurodéputé Jean-Luc Schaffhauser (celui qui a négocié le prêt bancaire du FN en Russie), attire, lui aussi, l’attention des services du parlement, pour une autre raison. Laurent Husser a en effet été investi candidat du FN pour les départementales à Strasbourg. Mais, si l'on en croit les services du parlement, il n’a pas pris soin, comme c’est la règle dans ce type de situation, d’en informer les services compétents, et de demander un aménagement de son contrat pendant la période de la campagne. Il pourrait donc être rappelé à l’ordre dans les jours à venir.
- À quoi correspondent les 7,5 millions d’euros évoqués ?
Dans la lettre de Martin Schulz à Christiane Taubira, à laquelle Mediapart a pu avoir accès, le président du parlement évoque un préjudice qui pourrait s’élever jusqu’à 7,5 millions d’euros sur la législature en cours (2014-2019). Autant d'argent prélevé directement sur le budget européen. Cette somme reste une projection très théorique. Elle s’appuie sur le montant des premiers salaires mensuels versés aux 20 assistants frontistes identifiés, charges comprises, qui ont été multipliés par le nombre de mois de l'ensemble du mandat. L'opération est fragile. L’enquête de l'OLAF permettra sans doute, si la fraude est confirmée, de fournir une estimation plus solide.
- Qui sont les assistants FN concernés ?
En épluchant le nouvel organigramme officiel du FN, les services du parlement ont découvert que sur les 82 personnes occupant une fonction officielle dans le parti, vingt étaient des assistants d’eurodéputés. Dix-neuf d'entre eux fournissent d’ailleurs, dans leurs contrats d'exécution, l'adresse du siège du parti. « Selon cet organigramme, certains assistants ne travaillent pas pour le député auquel ils sont liés par un contrat de travail », écrit Schulz dans sa lettre.
Il n’est pas interdit à un assistant d’être actif dans son parti. Mais ce qui a attiré l’œil du parlement, ce sont les nombreux postes clés occupés au FN par les assistants frontistes : on trouve des conseillers spéciaux de Marine Le Pen, sa chef de cabinet, des piliers des cabinets de Jean-Marie Le Pen et Florian Philippot.
Quatre des vingt assistants figurant dans l'organigramme sont « accrédités » au parlement, tout en occupant des fonctions importantes au siège. Ainsi, Catherine Griset et Ludovic de Danne sont à la fois les assistants de la présidente du FN au parlement européen, tout en étant respectivement sa chef de cabinet et son conseiller spécial aux affaires européennes, à Nanterre.
Gérald Gérin, l’assistant du président d’honneur Jean-Marie Le Pen, est aussi le collaborateur de l’eurodéputée Marie-Christine Arnautu à Strasbourg. Marie-Amélie Dutheil de la Rochère est l’assistante de l’eurodéputé Florian Philippot, tout en étant sa chargée de mission sur les affaires européennes et internationales à son cabinet.
Les seize autres collaborateurs en question sont des « assistants locaux », censés travailler pour l’eurodéputé dans la circonscription locale. Mais les assistants des uns à Strasbourg sont les collaborateurs des autres à Nanterre. Ainsi, les deux conseillers spéciaux de Marine Le Pen – Julien Odoul et Bruno Bilde – sont les assistants des eurodéputés Mylène Troszczynski et Sophie Montel. Au cabinet du président d'honneur du FN, son « dir cab » Guillaume L’Huillier et sa secrétaire personnelle Micheline Bruna sont aussi les assistants des eurodéputés Bruno Gollnisch et Jean-Marie Le Pen.
Sept des seize personnes travaillant sous la vice-présidence de Philippot sont assistants « locaux » d’élus. On trouve trois autres exemples au sein du secrétariat général du FN et des deux autres vice-présidences. Le micro-parti de la présidente du FN est aussi concerné : la présidente de l’association Jeanne, Florence Lagarde, une vieille amie de fac de Marine Le Pen, est aussi l’assistante « accréditée » de l’eurodéputée Joëlle Melin.
Un autre élément interroge : certains assistants « locaux » du FN sont censés travailler dans une circonscription bien loin de leurs terres. Aymeric Chauprade, élu en Île-de-France, emploie Arnaud Hautbois, qui gère – sous le nom d’Arnaud Stephan – la communication de Marion Maréchal-Le Pen, députée du Vaucluse. Steeve Briois, élu dans la circonscription Nord-Ouest, a recruté Étienne Bousquet-Cassagne, conseiller municipal à Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne). Le numéro deux du FN, Louis Aliot, vice-président du FN, a embauché dans sa circonscription Sud-Ouest Laurent Salles, conseiller municipal de Suresnes (Hauts-de-Seine). Florian Philippot, élu dans le Grand-Est, emploie Mathilde Palix, qui a été candidate dans les Yvelines, à Houilles.
- Y a-t-il une vraie spécificité du FN à Strasbourg ?
Le Front national est-il le seul parti à pratiquer ce genre de montages financiers, en puisant dans la cagnotte européenne pour financer le parti ? Dans une longue enquête publiée en mai 2014, Mediapart avait déjà mis en lumière plusieurs cas problématiques d’eurodéputés français – au PS, à l'UMP, au Parti de gauche –, suspectés d’employer leurs assistants à d’autres fins qu’un simple travail de collaborateur européen. Dans plusieurs partis, des situations posent – ou ont posé – problème, à des degrés divers. Et les Français ne sont pas les seuls concernés.
La pratique est même très ancienne, aussi vieille… que l’existence du parlement européen (créé, dans sa forme actuelle, en 1979). De là à donner raison au FN, qui se plaint d’être victime d’un coup politique du social-démocrate Martin Schulz ? « De mon temps, j'ai à peu près tout vu, sur les capacités d'imagination de certains députés pour contourner le règlement, mais avec le FN, il semble que l'on n'est plus dans le tripatouillage marginal, mais bien plutôt dans le montage massif, systématique, industriel », commente l'écologiste Gérard Onesta, un ancien vice-président du parlement européen, qui a coécrit le règlement interne du parlement, sur lequel s'appuie aujourd'hui Martin Schulz.
« Il y a bien sûr eu d’autres irrégularités similaires dans le passé, mais il semble bien qu’il s’agisse du premier cas "systémique", qui implique une structure d’organisation », renchérit un fonctionnaire européen. C’est bien ce que tend à montrer le document (ci-dessous) établi par les services du parlement européen, à partir de l’organigramme du FN, qui prouve l’ampleur – apparemment inédite dans l’histoire de l’institution – de cette technique. D’où la décision de Schulz de passer à l’offensive, à l’encontre du Front national de Marine Le Pen.
La recension du Monde, qui s’est penché sur les 234 assistants des 74 eurodéputés français, montre la particularité du cas du FN. Le grand vainqueur des dernières élections européennes en France, au printemps 2014, est aussi le parti dont les assistants, à Strasbourg et ailleurs, « cumulent » le plus, avec des responsabilités au sein du parti, ou avec un mandat électoral local. Pas moins de 31 assistants des élus frontistes – sur un total de 63 – sont concernés par ce cumul.
« C'est vrai que Martin Schulz aurait été plus percutant, sur le plan politique, s'il en avait profité, à partir de l'enquête de ses services sur le FN, pour aller faire la chasse à d'autres cas, certes plus ponctuels, dans d'autres familles politiques », nuance Gérard Onesta. L’office anti-fraude européen, l’OLAF, pourrait d'ailleurs être saisi, dans les semaines à venir, d’autres cas problématiques d’assistants d’élus français. L’affaire pose en creux la question des capacités d’enquête du parlement européen. L’institution n’a tout simplement pas les moyens, en interne, d’enquêter sur la totalité des assistants de ses 751 élus : elle procède donc au coup par coup, de manière pragmatique, s’attaquant à ce qui lui semble être le plus urgent, quitte à nourrir les soupçons de biais politique.
- Un coup des sociaux-démocrates avant les départementales ?
Au Front national, dirigeants et élus ont dénoncé, sans surprise, une « opération politique » à deux semaines des élections, accusant le gouvernement socialiste français d’avoir « mobilisé ses amis contre le FN », en l’occurrence le président (social-démocrate) du parlement Martin Schulz. Marine Le Pen a annoncé qu'elle déposerait une plainte contre lui pour « dénonciation calomnieuse ».
Le parti ne s'est en revanche pas exprimé sur le fond de l’affaire. « C’est totalement faux, s’est contentée de répondre la présidente du FN à BFMTV. C’est une vaste manipulation politique de la part M. Schulz, que nous venons d’accrocher (sur son propre assistant, ndlr). (...) Tout ça, c’est une vaste plaisanterie, nous répondrons à l’OLAF, nous sommes très sereins, nous n’enfreignons aucune loi. » « Lorsqu’on lance cela dans la presse à huit jours de l’élection, c’est évidemment pour nuire dans le cadre de l’élection », a-t-elle fait valoir.
« Je regrette la chronologie des événements, à deux semaines des élections, indique à Mediapart l’eurodéputé FN Bernard Monot, membre du bureau politique et « stratégiste économique » du parti. Le vaisseau socialiste sombre, ils sont aux abois. Sur le fond, nous répondrons aux enquêteurs, s’il y a des suites à l’enquête. » L'eurodéputé Bruno Gollnisch juge, lui, la situation « parfaitement normale », « pratiquée absolument par tous les députés » et estime que le Front national est « dans (son) bon droit ».
Côté parlement européen, on assure que le lancement de l’enquête n’a rien à voir avec le calendrier électoral français : c’est bien la publication par le FN de son nouvel organigramme qui a servi de déclencheur à cette procédure, insiste-t-on dans l’entourage du président Schulz. Par ailleurs, si l’on s’en tient à la lettre du règlement interne du parlement, le président de l’institution et ses services ont l’obligation de transmettre « sans délai » à l’OLAF « tout élément de fait dont ils ont connaissance laissant présumer l'existence d'irrégularités » (annexe 11, article 2).
En clair, Schulz n’aurait fait qu’appliquer le règlement, et rien de plus. « À partir du moment où ses services lui ont signalé des distorsions entre les sommes versées par le parlement à des assistants, et la réalité des contrats exécutés par certains, Schulz était obligé, selon les textes, de saisir l'OLAF, il n'avait pas le choix », précise l'ex-eurodéputé Gérard Onesta.
- Où en est la procédure en France ?
Dans sa lettre à Christiane Taubira, Martin Schulz s’« engage(ait) à transmettre tout document aux autorités compétentes en France » pour « vérifier si cette utilisation de l'argent public européen ne contrevient pas aux lois de la République française ». Ces éléments sont aujourd’hui entre les mains du parquet général, qui a été saisi. Le dossier pourrait atterrir au parquet de Paris ou au parquet financier. Une étude conjointe est en cours pour déterminer s’il y a, juridiquement, un délit possible, et si c’est le cas, décider quel parquet est compétent sur ce dossier.
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