Le préfet Claude Guéant, 70 ans, ancien n° 2 de l’Élysée et ancien ministre de l’intérieur, est désormais, pour les juges, le suspect n° 1. Il a été mis en examen, samedi 7 mars, pour « blanchiment de fraude fiscale en bande organisée », « faux » et « usage de faux », par les juges Serge Tournaire et René Grouman, dans un volet de l’affaire des financements libyens de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. À travers lui, c’est bien sûr le bras droit de l’ancien président de la République qui est poursuivi.
Claude Guéant avait été placé en garde à vue, dès vendredi matin, dans les locaux de l'Office central de lutte contre la corruption, à Nanterre.
Haut fonctionnaire, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy pendant cinq ans avant d’être propulsé secrétaire général de l’Élysée, puis ministre de l’intérieur, Claude Guéant est apparu progressivement dans plusieurs procédures comme l’interlocuteur des intermédiaires occultes et des collecteurs de fonds lors de la campagne présidentielle de 2007. On l'a un peu oublié, mais Guéant a aussi été, cette année-là, le directeur de campagne du candidat Sarkozy.
En mars 2011, à quelques jours de l’offensive militaire occidentale en Libye, Mouammar Kadhafi avait affirmé qu’un « grave secret » allait « entraîner la chute de Sarkozy, voire son jugement en lien avec le financement de sa campagne électorale ». Quelques jours après, son fils Saif al-Islam Kadhafi avait enfoncé le clou : « Il faut que Sarkozy rende l'argent qu'il a accepté de la Libye pour financer sa campagne électorale. C'est nous qui avons financé sa campagne, et nous en avons la preuve. »
La guerre, très rapidement déclarée, allait faire table rase de ces allégations. Provisoirement. Les archives informatiques de Ziad Takieddine, l’intermédiaire privilégié du clan Sarkozy en Libye, rendues publiques par Mediapart en juillet et août 2011 dans la série des « Documents Takieddine », allaient dévoiler au grand jour les tractations secrètes du ministre de l’intérieur et de son équipe, dès 2005, à Tripoli.
Claude Guéant y apparaissait partout, le plus souvent par les initiales « CG ». Ainsi, le préfet ne se contentait pas d’organiser les visites de Nicolas Sarkozy et de ses émissaires en Libye, mais il s’impliquait personnellement dans plusieurs affaires commerciales : ventes d’armes ou gisement gazier pour le groupe Total. Il fut aussi l’homme clé de la tentative de blanchiment judiciaire d’Abdallah Senoussi, patron des services spéciaux libyens et beau-frère de Kadhafi, condamné en 1999 à une peine de perpétuité en France dans l'affaire de l'attentat contre le DC10 d'UTA et visé depuis lors par un mandat d'arrêt international.
Après la publication par Mediapart, en avril 2012, d’un document officiel libyen faisant état du déblocage d’une somme de 50 millions en faveur de Sarkozy, Ziad Takieddine avait précisé aux juges que Claude Guéant était l’homme qui avait donné à Bachir Saleh, l’ex-directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi, « les indications bancaires nécessaires aux virements » destinés à la présidentielle. « Les éléments existants sur le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy de 2007 » vont « au-delà de 50 millions d’euros », avait assuré l’intermédiaire.
Une perquisition effectuée chez Claude Guéant, en 2013, a permis à la justice d’engager ses premières investigations sur le train de vie de l’ancien préfet. Une transaction de 500 000 euros a alors été mise au jour, que Claude Guéant a justifié par la vente, en 2008, de deux tableaux hollandais à un « avocat malaisien ». Une somme bien supérieure à la cote du peintre en question, Andries Van Eertvelt, un flamand du XVIIe siècle.
Samedi 7 mars, un nouveau protagoniste, l'homme d'affaires saoudien Ali Bugshan, proche d'un autre intermédiaire français lié au clan Sarkozy, Alexandre Djouhri, a également été mis en examen par les juges.
Les préparatifs d’un financement secret de la campagne présidentielle de Sarkozy se font jour, à la lecture des « Documents Takieddine », dès l’année 2005, dans les notes relatives au premier voyage du ministre de l’intérieur de l’époque en Libye. Dans une note confidentielle du 6 septembre 2005 remise à Claude Guéant, l’intermédiaire avertit que « la visite préparatoire (…) doit revêtir un caractère secret ». « Il sera préférable que CG se déplace seul et que le déplacement s’effectue sans fanfare. L’autre avantage : plus à l’aise pour évoquer l’autre sujet important, de la manière la plus directe… », peut-on notamment lire dans le document.
Claude Guéant pilote l’opération. Dans une nouvelle note du 22 septembre, intitulée cette fois « visite de CG », Takieddine précise l’agenda du directeur de cabinet à Tripoli, envisage un « tête-à-tête avec le Leader » et exclut l’ambassadeur de certaines rencontres.
Takieddine a depuis dévoilé lui-même, devant les juges, la part d’ombre de la visite de Sarkozy à Tripoli, en octobre 2005, lorsqu’au palais présidentiel « en fin de rendez-vous, MM. Sarkozy et Kadhafi se sont entretenus en tête-à-tête sans interprète ». Un tête-à-tête confirmé par l’ambassadeur français à l’époque, Jean-Luc Sibiude.
« Le soir même, à l’hôtel, je suis revenu saluer M. Sarkozy avant son départ, j’étais accompagné de M. Senoussi. Nous sommes montés à la suite de M. Sarkozy et nous nous sommes installés dans le salon. M. Guéant était également présent. L’objet de cette discussion était notamment l’arrêt de la condamnation par contumace de M. Senoussi. M. Guéant s’était engagé à plusieurs reprises à ce sujet », a témoigné Takieddine.
Poursuivant : « À l’issue de cette discussion, le soir au domicile de M. Senoussi, nous avons debriefé cette visite. À cette occasion, M. Senoussi m’a posé directement la question de savoir quel était le coût d’une campagne présidentielle en France. Je lui ai demandé pourquoi cette question (…) et il m’a répondu : “Ton ami a demandé une aide pour le financement de sa campagne au Leader” et M. Kadhafi voulait savoir combien cela pouvait lui coûter. »
Ziad Takieddine a déclaré avoir rencontré Claude Guéant à ce sujet dès son retour à Paris pour en parler, dans un salon de l’hôtel Sofitel, voisin du ministère de l’intérieur. « M. Guéant m’a répondu la chose suivante : “Peut-être il a pu demander une aide mais en tous les cas pas un financement de campagne.” (…) Il m’a répondu que Sarkozy n’était pas encore candidat et j’ai insisté sur le coût et M. Guéant m’a affirmé 22 millions d’euros. Je suis donc retourné en Libye quelques jours plus tard et j’ai bien précisé à M. Senoussi le résultat de notre conversation (…). M. Senoussi m’a confirmé qu’il s’agissait d’une demande très claire de M. Sarkozy. »
Claude Guéant semble avoir été pour la partie française l’interlocuteur des Libyens. Le 25 octobre 2011, l’ancien premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi a indiqué devant la cour d’appel de Tunis avoir « supervisé (…) en tant que premier ministre (…) le dossier du financement de la campagne de Sarkozy depuis Tripoli ». « Des fonds ont été transférés en Suisse et Nicolas Sarkozy était reconnaissant pour cette aide libyenne et n’a cessé de le répéter à certains intermédiaires », avait-il ajouté.
Dans un livre paru en 2014, Mort pour la Françafrique (Stock), le conseiller en sécurité Robert Dulas a également rapporté ses échanges avec l’ancien premier ministre, qui lui a révélé qu’en six mois Claude Guéant lui avait rendu visite à « onze reprises » à Tripoli. Ces visites étaient consacrées aux financements parallèles, selon le dirigeant libyen, aujourd’hui emprisonné à Tripoli.
Un autre dignitaire déchu, Abdallah Senoussi, omniprésent dans les notes de Ziad Takieddine, a lui aussi témoigné avant la chute du régime. Nicolas Sarkozy a « accepté de travailler avec les Libyens et nous l’avons aidé à devenir président de la France en finançant sa campagne », a-t-il déclaré en août 2011. « Plusieurs documents prouvent que nous l’avons financé. Sarkozy, quand il est venu en Libye, a aussi dit au Leader qu’il travaillerait dur pour [me] sortir du dossier DC-10 UTA. »
Claude Guéant s’en est chargé, sans pour autant débloquer la situation. Plusieurs notes confidentielles de Takieddine mentionnent la recherche d’une solution juridique pour l’homme fort du régime libyen. Une recherche qui a également associé Thierry Herzog, l’avocat et ami de Sarkozy – l’un et l’autre sont aujourd’hui mis en examen pour corruption dans un autre dossier. À la suite d'une réunion avec Claude Guéant, en mai 2009, l’idée consiste, « après l'accord de CG », à « demander au procureur général de mettre le mandat d'arrêt de côté », en mettant en avant « l'état de santé » de Senousssi. La tentative échoua.
Autre dignitaire incontournable : Moussa Koussa, ancien chef des secrets extérieurs libyens. Entendu le 5 août dernier par des magistrats au Qatar, où il s’est exilé pendant la guerre avec la bénédiction de la France, il a indiqué que le régime Kadhafi « avait des relations fortes avec la France, c’est M. Claude Guéant, qui était mon interlocuteur. On se suivait ». Moussa Koussa est le signataire de la note révélée par Mediapart sur le déblocage de 50 millions d’euros au moment de la campagne 2007.
Devant les juges, il a assuré que « l’origine » et « le contenu » du document étaient vrais, mais que sa signature, elle, ne l’était pas. Seulement voilà, quatre experts judiciaires ont confirmé sans la moindre réserve, dans un rapport, l’authenticité de la signature de Moussa Koussa. Il faut dire que l’ancien patron des services secrets libyens avait aussi glissé sur procès-verbal : « Le contenu de ce document, c’est ça qui est dangereux. »
Les kadhafistes n'ont pas été les seuls à évoquer les financements libyens de Sarkozy. Comme Mediapart s’en est déjà fait l’écho, le premier chef de l’État libyen après la chute de la dictature, Mohamed el-Megaryef, s’était confié sur les secrets franco-libyens dans le cadre de la préparation d’un livre. Le manuscrit original de l’ouvrage, qui sera finalement expurgé de ces passages, plaçait là encore Claude Guéant au premier rang :
- « En confiance, Claude Guéant confie l’ambition de son mentor à Saleh [directeur de cabinet de Kadhafi – ndlr] qui évidemment en parle à son patron. L’élection présidentielle approchant à grands pas, Kadhafi propose une aide financière à Sarkozy. Aucun montant n’a été négocié à l’amiable au préalable. Nous sommes alors en 2006. Kadhafi a réussi à convaincre un homme ambitieux et déterminé à remporter cette élection majeure que la qualité d’une campagne dépendait des sommes que l’on était prêt à y investir. Ce qui doit être sans doute vrai… »
Ses nombreuses visites à Tripoli ont très vite placé Claude Guéant en position de force. C’est d’ailleurs lui qui accompagne Cécilia Sarkozy lors de son premier déplacement consacré à la libération des infirmières bulgares. À l’automne 2007, Takieddine offre à Claude Guéant de créer avec l’aval du pouvoir libyen « une société pour développer les échanges entre les deux pays ». « Point à faire sur sa constitution et qui va être à sa tête pour qu’elle puisse être sous le contrôle total de CG », souligne l’intermédiaire. La Libye a déjà « choisi Mohamed Ismail, désigné par le Leader personnellement » pour cette structure. Ce dernier, qui témoignera lui aussi très précisément sur les financements politiques de Sarkozy, est le directeur de cabinet de Seif al-Islam, le fils du colonel Kadhafi.
Avant 2007, Takieddine avait accompagné plusieurs industriels français, fort de « l'accord donné par le ministre Sarkozy », notamment Sagem – qui avait échoué – et la société Amesys, laquelle avait obtenu le marché de la surveillance du Net moyennant le paiement de commissions occultes à Takieddine sur des comptes offshore.
Cette société d’échange franco-libyenne ne verra pas le jour, mais le business, lui, a continué. En 2008-2009, les pourparlers engagés par Total en Libye avec la National Oil Corporation (NOC) voient encore intervenir Claude Guéant en faveur de Takieddine. Total a des vues sur un contrat gazier dans le bassin de Ghadamès, à l'ouest du pays. L’intermédiaire annonce l’incursion de Guéant dans les négociations : « C.G appellera CdM (Christophe de Margerie, directeur général de Total, décédé depuis) jeudi pour la signature du contrat. »
Claude Guéant aurait donc donné son feu vert à l’opération pour laquelle Total s’est engagé à verser 140 millions d’euros à Takieddine. En septembre 2009, le groupe verse d’ailleurs à l’intermédiaire une avance de 6,9 millions d’euros sur cette affaire. Le 29 avril 2012, au lendemain des révélations de Mediapart sur les financements libyens de Sarkozy, le corps de l’ancien directeur de la NOC, Choukri Ghanem, a été retrouvé flottant dans le Danube, à Vienne, en Autriche. Sa mort n’a, à ce jour, jamais été élucidée.
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