Brusquement, l’administration fiscale semble s’être ravisée. Alors qu’elle jugeait, il y a quelques années, que le cas de Maurice Bidermann, un des protagonistes de l’affaire Elf, ne soulevait aucun problème, elle paraît estimer désormais que l’homme d’affaires pourrait être un adepte de l’évasion fiscale.
Une procédure d’examen de la situation de l’ancien entrepreneur textile a été engagée le 23 juin 2012. Le fisc a même fait une demande auprès des autorités fiscales du Luxembourg, pour demander la levée du secret bancaire sur certaines opérations réalisées par l’homme d’affaires.
Maurice Bidermann a tenté de s’opposer à la transmission de ces données. Mais il a été débouté par deux fois par le tribunal administratif du Luxembourg, dont une dernière fois le 11 décembre 2014 (voir le jugement d’octobre ici, l’appel ici, l’authentification du dossier là). Celui-ci a jugé la demande fondée, compte tenu des « montants transférés » dans les opérations ciblées par le fisc français. Aucun chiffre n’est officiellement cité dans le jugement. Certaines sources parlent « de millions » qui auraient transité entre la France et le Luxembourg pour la seule année 2010.
Maurice Bidermann pensait bien, pourtant, en avoir fini avec les « tracasseries » de la justice et du fisc français. Soupçonné d’avoir détourné 787 millions de francs (120 millions d’euros) dans le cadre de l’affaire Elf, l’homme d’affaires, propriétaire d’un groupe textile, avait été condamné en 2003 à trois ans de prison, dont deux avec sursis, et à payer 24 millions d’euros d’indemnités au groupe pétrolier, passé sous le contrôle de Total. Dans les faits, il a négocié et obtenu de ne payer que 8 millions d’euros de dommages, fin 2008. Il réclamera par la suite que ses acolytes lui en reversent la moitié (voir Biderman veut sa part du grisbi).
À la barre du tribunal, Maurice Bidermann avait assuré être totalement ruiné. Il avait organisé son insolvabilité en logeant plusieurs sociétés au Luxembourg et au Liban. Il s’était officiellement séparé de sa femme et s’était déclaré en tant que résident au Maroc – même si son domicile officiel à Casablanca n’avait pas été alimenté en électricité pendant un an. En juin 2007, un mois après l’élection de Nicolas Sarkozy, l’administration fiscale donnait un blanc-seing total à ce généreux donateur du « premier cercle ». Au terme d’un an d’enquête, elle n’avait trouvé ni prête-noms, ni cache, ni détournement, ni fraude (voir notre enquête Bidermann exilé fiscal sous haute protection).
À plusieurs reprises, Christian Eckert, alors membre de la commission des finances, s’était ému de la situation de Maurice Bidermann. Il avait même posé une question écrite à la ministre du budget de l’époque, Valérie Pécresse, lui demandant si les services fiscaux français contrôlaient bien la situation des exilés fiscaux. « Quelle est la situation fiscale des couples mariés, ni divorcés, ni séparés de corps, dont la femme résiderait en France tandis que le mari se déclarait fiscalement à l'étranger ? » avait-il alors demandé, dans une claire allusion au cas Bidermann. La ministre avait jugé plus prudent de se retrancher une fois de plus derrière le secret fiscal.
Ayant manifestement reçu de nombreuses garanties d’impunité, Maurice Bidermann n’a plus pris aucune précaution. C’est en tout cas ce qu’il ressort des jugements du tribunal administratif du Luxembourg. Même si toutes les opérations sont anonymisées, le relevé des demandes présentées par le fisc français reste encore assez édifiant. Les mouvements sont incessants. Il y est question de virements, de donations, de transferts, d’honoraires, allant de comptes luxembourgeois, vers la France, ou inversement.
« L’administration française s’intéresse à trois comptes auprès du même établissement financier au Luxembourg (il pourrait s’agir de Crédit suisse Luxembourg, selon nos informations - ndlr) et à des mouvements de fonds qui ont été opérés en 2010 ainsi que des opérations réalisées avec la carte bancaire American express de l’homme d’affaires », précise la journaliste de la revue juridique Paperjam qui a assisté à la première audience.
Les autorités fiscales françaises s’interrogent alors beaucoup sur la réalité de la résidence de M. Bidermann au Maroc. « M. et Mme... sont toujours mariés mais ils revendiquent, pour les années 2009 et 2010, des résidences séparées et le statut pour chacun, de résident fiscal marocain. Or, il est apparu que M. ... a réalisé régulièrement au cours de l’année 2010 via un compte bancaire ouvert au Luxembourg auprès de la ... Luxembourg divers virements à destination du compte personnel de son épouse Mme ... ouvert en France auprès de la banque HSBC. » Une banque qui aurait pu attirer l’attention du fisc lors de son contrôle précédent. De même, elles ont relevé des opérations mensuelles effectuées en France par Maurice Bidermann avec sa carte bancaire American express.
Plus troublant encore pour le fisc français : les virements importants réalisés sur les comptes luxembourgeois de Maurice Bidermann. Pour un homme d’affaires censé être ruiné et totalement insolvable, cela pose effectivement question. « Ces sommes pourraient constituer des revenus de sources françaises versés sur ses comptes luxembourgeois dans le but d’éluder l’impôt français », explique le fisc pour justifier la demande de levée du secret bancaire.
L’administration fiscale doit maintenant avoir une partie des réponses à ses questions. À ce stade, la conduite de ce dossier, depuis des années, soulève un certain nombre d’interrogations. Comment expliquer que le fisc, lors de sa précédente vérification de 2006-2007, n’ait rien vu ? De même, comment se fait-il qu’aucun de ces mouvements n’ait attiré l’attention de Tracfin ? Pourquoi l’enquête judiciaire belge, engagée en 2008, qui avait conduit à la mise sous séquestre par la justice d’un fonds Erdec au Luxembourg, dont Maurice Bidermann s’est déclaré « le bénéficiaire économique », n’a donné lieu à aucune suite en France ?
Au cours de cette longue affaire Elf et ses suites, Maurice Bidermann a déclaré à plusieurs reprises qu'il s'en était bien sorti « grâce à ses relations haut placées ». Celles-ci vont-elles encore jouer pour perpétuer ce statut d’exilé fiscal sous haute protection ?
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