Depuis que la cour d’appel de Paris, par un arrêt rendu le 17 février, a jugé recevable le recours introduit contre la sentence de l’affaire Adidas/Crédit lyonnais, annulant du même coup l’arbitrage frauduleux qui avait fait la fortune de Bernard Tapie, l’épilogue de ce scandale d’État semble enfin se dessiner. À l’occasion d’une nouvelle audience, le 29 septembre prochain, cette même cour d’appel rejugera une bonne fois pour toutes le différend commercial, vieux de plus de vingt ans, entre Bernard Tapie et le Consortium de réalisation (CDR – la structure publique de cantonnement créée en 1995 qui a hérité des actifs douteux du Crédit lyonnais, et a reçu en legs la confrontation judiciaire initiée par l’homme d’affaires contre l’ex-banque publique au sujet de la vente du groupe de sports Adidas) (lire Affaire Tapie : l’arbitrage frauduleux est annulé).
Et dans le même temps, au plan pénal, l’instruction judiciaire approche, elle aussi, de son terme. On attend encore quelques actes d’instruction, comme une probable confrontation entre Stéphane Richard (ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde au ministère des finances et actuel patron d’Orange), Jean-François Rocchi (l’ancien président du CDR) et Bernard Scemama (l’ancien président de l’Établissement public de financement et de restructuration, l’EPFR, l’actionnaire à 100 % du CDR). Ou encore, une nouvelle audition de Claude Guéant (l’ancien secrétaire général de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy) est possible mais sa mise en examen qui semblait quasi certaine voilà quelques mois est présentée aujourd’hui comme incertaine, selon de bonnes sources. Et après ces ultimes auditions et vérifications, les trois juges d’instruction qui enquêtent sur ce scandale Tapie devraient clore leurs investigations et se préparer à dire, dans leur ordonnance de renvoi, quelles personnalités ils renverront devant un tribunal correctionnel et sur quelle incrimination.
En bref, dans la procédure civile comme dans la procédure pénale, la justice, qui a si longtemps été entravée, fait de spectaculaires avancées. Et tous ceux qui sont attachés au bon fonctionnement de l’État de droit ne peuvent que s’en réjouir, tant cette affaire Tapie a longtemps été le symbole de tous les dévoiements de la République. Et notamment, les dévoiements de la justice ! Pour autant, il faut être lucide et ne pas perdre de vue que la justice a encore sur son chemin de difficiles embûches. Et il n’est pas certain qu’elle saura toutes les éviter.
Les premières embûches ont trait à la procédure civile. On devine que si l’arbitrage a été annulé, le différend commercial qui est à l’origine de toute l’affaire, celui qui porte sur la vente d’Adidas par l’ex-Crédit lyonnais pour le compte de Bernard Tapie, va devoir être rejugé : c’est l’objet de l’audience que la cour d’appel a déjà fixé au 29 septembre.
En apparence, l’équation judiciaire que la cour d’appel sera appelée à résoudre semble assez facile à établir, car l’annulation de l’arbitrage a pour effet de replacer les parties en confrontation, le CDR d’un côté, Bernard Tapie de l’autre, dans la situation où ils se trouvaient juste avant l’arbitrage. Or, cette situation était très nettement à l’avantage de l’État et au désavantage de Bernard Tapie. On se souvient en effet qu’au début de l’histoire, le différend Adidas/Crédit lyonnais était examiné par la justice de la République. Il avait fait l’objet d’un arrêt, le 30 septembre 2005, de la cour d’appel de Paris. Cet arrêt estimait que le Crédit lyonnais était fautif et il avait alloué 135 millions d’euros de dédommagements à Bernard Tapie – en réalité, l’arrêt comprenait une erreur de calcul et la vraie somme était de 145 millions d’euros, intérêts compris, dont 1 euro seulement au titre du préjudice moral. On était très loin des 405 millions d’euros alloués ultérieurement par les arbitres, dont 45 millions d’euros au titre du préjudice moral.
Mais l’affaire est ensuite arrivée devant la Cour de cassation, et par un arrêt en date du 9 octobre 2006, les magistrats avaient partiellement cassé la décision rendue en appel, estimant qu’elle avait été trop avantageuse pour Bernard Tapie.
Pour mémoire, voici cet arrêt de la Cour de cassation, qui va redevenir un texte de référence :
L'arrêt prononçait la cassation sur deux points majeurs. D’abord, il faisait valoir que le Crédit lyonnais et sa filiale, la SDBO, qui avaient organisé la vente d’Adidas, étaient juridiquement deux entités distinctes, et que les faits imputés à l’une ne pouvaient l’être automatiquement à l’autre. Et dans tous les cas de figure, comme le dit le résumé de cet arrêt, « la Cour de cassation ne s’est donc pas prononcée sur l’éventuel préjudice subi par le groupe Tapie, aucune faute n’étant en l’état caractérisée à l’encontre de la SDBO et du Crédit lyonnais ».
La Cour de cassation contredisait aussi la cour d’appel, estimant que nul ne peut se prévaloir de la valeur ultérieure d’une entreprise pour remettre en cause une transaction dont elle a fait l’objet auparavant. En clair, l’argument majeur de Bernard Tapie sur la valeur ultérieure d’Adidas était balayé par la Cour de cassation.
À l’époque, au lendemain de la décision de la plus haute juridiction française, l’État était en position judiciairement très avantageuse et avait juste à attendre qu’une cour de renvoi tranche le différend. Il était en fait en passe de gagner. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Bernard Tapie avait demandé à Nicolas Sarkozy de suspendre le cours de la justice ordinaire, pour en appeler à une justice privée et secrète.
L’arbitrage étant annulé, on se retrouve dans une situation très proche de celle dans laquelle l’État était au lendemain de l’arrêt de la Cour de cassation du 9 octobre 2006 : ainsi, on pourrait être enclin à penser que le CDR est en passe de gagner sa confrontation judiciaire, car il risque moins, dans tous les cas de figure, que la condamnation de 2005. La situation judiciaire de l’État serait même encore plus confortable puisque, à l’époque, la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation avaient tranché le principal contentieux entre Bernard Tapie et le CDR, mais il en restait sept autres. Or, depuis l’arbitrage, les huit contentieux existants ont été confondus.
En somme, on pourrait imaginer que le CDR est menacé, à l’horizon de l’automne prochain, d’avoir à payer des indemnités à Bernard Tapie inférieures à l’arrêt de 2005, soit une somme comprise entre 0 et 145 millions d’euros, contre les 405 millions d'euros alloués au terme de l'arbitrage.
Et pourtant, non ! L’équation judiciaire est plus complexe. Et la situation du CDR sans doute… encore plus confortable. Car des faits nouveaux sont apparus, que la cour d’appel va devoir prendre en compte : d’abord, des faits que l’enquête pénale a mis au jour ; ensuite, un document que Mediapart a révélé.
Dans le cadre de l’instruction pénale, la Brigade financière a enquêté sur les conditions de la vente d’Adidas, en 1993, qui est à l’origine de toute l’affaire. Et dans un rapport de synthèse que Le Monde a révélé le 11 septembre 2014, les conclusions des enquêteurs étaient tranchées : Bernard Tapie n’a jamais été lésé par le Crédit lyonnais. « Les faits ayant pu être établis par les investigations ne permettent pas de donner crédit à la thèse de M. Tapie et aux conclusions des arbitres », disaient aussi les policiers. Dans leur rapport, ils faisaient également valoir un fait majeur : « Les investigations conduites sur ces événements passés de plus de vingt ans et dont plusieurs acteurs sont décédés ont néanmoins permis de déterminer que M. Tapie avait été pleinement associé aux opérations » liées à la revente d'Adidas.
Ce dernier constat est important, car il ruine l’argument majeur de Bernard Tapie, selon lequel le Crédit lyonnais aurait manqué de loyauté à son égard en 1993, en lui cachant les modalités de la vente d’Adidas – ce qui était l'un des deux griefs de Bernard Tapie, le second étant que la banque s'était portée contrepartie.
Or, en décembre 2013, près de neuf mois avant ce rapport de la Brigade financière, nous avions nous-même révélé un document établissant sans le moindre doute que Bernard Tapie avait été tenu méticuleusement informé des négociations de ventes d’Adidas (lire Le Crédit lyonnais n’a jamais berné Tapie : la preuve !).
À l’époque, nous avions retrouvé un document confidentiel qui avait été produit lors de la médiation réalisée en 2004 à la demande de Nicolas Sarkozy pour le compte de son ami Bernard Tapie – médiation qui avait été conduite par Jean-François Burgelin (1936-2007), l'ancien procureur général près la cour d'appel de Paris, épaulé par René Ricol, l'ex-président de la Fédération internationale des experts comptables, qui deviendra commissaire général à l’investissement sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Comme cette médiation n’avait finalement pas abouti, toutes les pièces qui y avaient été produites ont été détruites. Toutes… sauf une, sur laquelle Mediapart a pu mettre la main. Il s’agissait d’une lettre de trois pages, datée du 8 mars 2005, signée de la main de Robert Louis-Dreyfus (1946-2009), l’industriel auquel le Crédit lyonnais a vendu Adidas, et adressée aux médiateurs.
Pour mémoire, voici cette lettre de Robert Louis-Dreyfus :
Répondant à des questions que les médiateurs lui avaient adressées, l’industriel faisait dans ce courrier une révélation : il indiquait que les négociations en vue de la cession d’Adidas ont mis face à face non seulement le Crédit lyonnais et le pool d’acquéreurs, mais aussi – c’est ce qu’atteste ce document – « la société venderesse » (c’est-à-dire le groupe Tapie) qui « était représentée par son président, M. Fellous, et assistée de son cabinet d’avocats ».
En clair, Bernard Tapie ne peut pas prétendre que la banque, à laquelle il avait donné un mandat de vente, a manqué de loyauté à son égard, pour la bonne raison que son bras droit, Élie Fellous, décédé depuis, le représentait au cœur même des négociations. Le document que nous révélions – auquel la justice n’avait jamais eu accès – venait ainsi confirmer que Bernard Tapie n’a jamais été floué par le Crédit lyonnais qui, au contraire, l’a financé durant de longues années dans des conditions proches du soutien abusif.
Voilà les éléments nouveaux dont la cour d’appel devra tenir compte, à l’automne prochain. C’est dire si le CDR est dans une position hautement confortable. Car, pendant des lustres, on s’est effectivement demandé si – à roublard, roublard et demi ! –, le Crédit lyonnais n’avait pas un peu roulé dans la farine son célèbre client. Désormais, c’est une autre question qui émerge : toute l’affaire ne se résume-t-elle pas, depuis ses débuts, à une escroquerie au jugement ?
Mais d’autres écueils, plus difficiles, sont sur le chemin de la justice pénale. Pourquoi parler d’écueil ? De prime abord, cela peut paraître surprenant parce que sur ce front-là aussi, la justice semble enfin travailler de manière indépendante et sereine. Et depuis qu’une information judiciaire a été ouverte, en septembre 2012, les choses ont été rondement menées. Perquisitions, auditions, gardes à vue : sur instruction des magistrats, les services de police ont cherché tous les indices de fraude. Et le résultat a été spectaculaire, avec la mise en examen pour « escroquerie en bande organisée » de six des principaux protagonistes de l’affaire : Bernard Tapie, son avocat Me Maurice Lantourne, l’un des trois arbitres Pierre Estoup, Stéphane Richard, Jean-François Rocchi et Bernard Scemama. Et les deux autres arbitres, l’ancien président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud, et l’avocat et académicien Jean-Denis Bredin, ont été placés sous le statut de témoin assisté.
La tournure que prend l’enquête pénale autorise pourtant que l’on se pose des questions. Car au gré des avancées des investigations policières et judiciaires, la « bande organisée » soupçonnée d’avoir commis une « escroquerie » a des contours qui ne sont peut-être pas encore définitifs. Ainsi, les magistrats considéreront-ils, à la fin de leur instruction, qu’ils disposent de suffisamment d’indices graves et concordants pour maintenir leur incrimination à l’encontre de Bernard Scemama, haut fonctionnaire qui approchait de la retraite et qui a été placé à la tête de l’EPFR au dernier moment, juste avant que ne commence l'arbitrage ? Il serait audacieux d’en jurer. De la même manière, considéreront-ils qu’ils disposent de charges suffisamment sérieuses pour maintenir la même incrimination « d’escroquerie en bande organisée » contre Stéphane Richard, alors que Christine Lagarde, pour strictement les mêmes faits, n’a été mise en examen devant la Cour de justice de la République que pour « négligences » ?
En fait, quiconque a pris connaissance du dossier judiciaire peut deviner ce qui risque d'advenir : quand le juge d’instruction prendra sa plume pour écrire son ordonnance de renvoi, il pourrait être tenté de ne maintenir son incrimination « d’escroquerie en bande organisée » que pour quelques suspects, pas tous. En clair, la « bande » pourrait être réduite : on risque bientôt de n’y retrouver que Bernard Tapie, son avocat Maurice Lantourne et l’arbitre supposé indélicat Pierre Estoup. Et si les autres personnalités de l’affaire pourraient aussi être renvoyées en correctionnel, ce pourrait être pour des charges moins infamantes. Des charges, par exemple, de « négligences », comme dans le cas de Christine Lagarde…
Voilà bien l’écueil dont nous parlions ! Réduire le scandale Tapie aux manigances qu’auraient pu commettre Bernard Tapie, Maurice Lantourne et Pierre Estoup nous éloignerait sans doute de ce qui doit être le but de la justice : parvenir à la manifestation de la vérité.
Il suffit de se référer à l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 février, celui qui a annulé l’arbitrage, pour comprendre que cette hypothèse d’une « bande organisée » réduite à ces trois seules personnalités est celle sur laquelle la justice travaille actuellement.
Pour mémoire, voici cet arrêt de la cour d’appel :
Pour justifier l’annulation de l’arbitrage, la cour d’appel de Paris s’est en effet appuyée sur les très nombreuses fraudes et irrégularités qui l’ont émaillé et qui ont été mises au jour par l’instruction pénale. Et page après page, il n’est question que de ces trois personnalités. La cour d’appel a même justifié son arrêt par des attendus sévères qui visent uniquement l’arbitre Pierre Estoup, ancien président de la cour d’appel de Versailles. Ligne après ligne, il n'est question que de lui. Et des autres arbitres, il n’est pas fait mention.
On objectera, certes, qu’il ne s’agit ici que de la procédure civile, et que l’arrêt vise seulement à justifier la décision d’annulation de l’arbitrage. Il n’empêche ! Cela donne bien l’air du temps judiciaire : on pressent que ces trois-là ont désormais tout à craindre des foudres de la justice. Et c’est là que le bât blesse, pour plusieurs raisons.
D’abord, il y aurait une très grande injustice à accabler – comme le fait l’arrêt de la cour d’appel de Paris – l’un des trois arbitres, Pierre Estoup, et à passer dans le même temps sous silence ce qu’ont fait les deux autres. Comme il y a une indéniable injustice à leur réserver un sort judiciaire différent les uns des autres.
Ne prenons qu’un seul exemple, celui de l’un des deux autres arbitres, Jean-Denis Bredin. Car à ce dernier, la justice a pour l’instant réservé un sort beaucoup plus clément qu’à Pierre Estoup. Le premier n’a eu droit qu’à une seule perquisition contre neuf pour le second. Le premier a été seulement placé sous le statut de témoin assisté alors que le second, à l’issue d’une longue garde à vue, a été mis en examen pour « escroquerie en bande organisée ».
Et cette différence de traitement judiciaire peut surprendre d’autant plus que la justice a mis au jour des faits qui concernent Jean-Denis Bredin. Nous en recensions de nombreux dans l’une de nos enquêtes parues en juillet 2013 (lire Spectaculaires progrès de l’enquête sur le scandale Tapie). Nous pointions notamment qu’il est maintenant établi que c’est Jean-Denis Bredin qui a écrit la partie la plus controversée de la sentence en faveur de Bernard Tapie, celle qui lui a alloué 45 millions d’euros au titre du préjudice moral.
Entendant Jean-Denis Bredin le 3 juin 2013, la Brigade financière lui a présenté un courrier qu’il avait adressé à Pierre Estoup, en date du 23 juin 2008, courrier saisi lors d’une perquisition. Jean-Denis Bredin y écrit : « Je vous adresse ci-joint mon modeste brouillon sur le préjudice moral, qui reprend pour l’essentiel vos excellentes observations. »
Le rôle de Jean-Denis Bredin retient d’autant plus l’attention que les auditions de l’académicien ont aussi révélé d’autres détails troublants. Lors d’une audition préalable, le 21 février 2013, Jean-Denis Bredin avait en effet prétendu qu’il ne connaissait pas Bernard Tapie et son épouse : « Non, je n’ai jamais eu l’occasion de les connaître. J’en ai beaucoup entendu parler mais je ne les connais pas personnellement », avait-il déclaré.
Mais lors de sa nouvelle audition, ce 3 juin 2013, la Brigade financière soumet à Jean-Denis Bredin un courrier que lui a adressé le 29 septembre 2006, donc longtemps avant l’arbitrage, Me Maurice Lantourne, l'avocat de Bernard Tapie. Et dans la foulée de l’échange avec la police, Jean-Denis Bredin change de version et finit par admettre qu’il a « rencontré M. et Mme Tapie à deux ou trois reprises dans un cadre mondain, il y a très longtemps, autour de 1993-1995 ». Mais il ajoute tout aussitôt qu’il ne se souvient plus de la lettre de Me Lantourne.
Or, cette lettre, adressée par Me Lantourne à Me Bredin, que la Brigade financière a saisie lors d’une perquisition, est tout sauf anodine. Dans ce courrier, l’avocat écrit ceci à l’académicien : « Mon cher confrère, Monsieur Bernard Tapie m’a demandé de vous faire parvenir par la présente copie du projet d’avis de Monsieur Lafortune, avocat général près la Cour de cassation. Je vous en souhaite bonne réception. »
Ce courrier soulève une cascade d’interrogations. D’abord, il suggère que Jean-Denis Bredin connaissait Bernard Tapie, mais pas seulement « dans un cadre mondain », peut-être aussi dans un cadre professionnel : la lettre peut en effet laisser entendre que Bernard Tapie transmet ce projet d’avis à Me Bredin pour recueillir son avis. Mais dans ce cas, si Jean-Denis Bredin a eu à connaître des dossiers Tapie avant l’arbitrage, n’a-t-il pas lui aussi manqué à ses obligations d’indépendance puisqu’il ne l’a pas déclaré quand le tribunal arbitral a été constitué ?
Si le sort judiciaire clément réservé à Jean-Denis Bredin surprend autant, c’est aussi pour une autre raison que l’enquête judiciaire a révélée et dont la presse n’a pas eu, à ce jour, connaissance. Sait-on en effet quel est le grand cabinet d’avocat parisien qui a supervisé la vente d’Adidas à Robert Louis-Dreyfus pour le compte du Crédit lyonnais ? Jean-Denis Bredin s’est bien gardé de le signaler quand il a signé une déclaration d’indépendance, en ouverture de l’arbitrage : c’est le cabinet…. Bredin-Prat !
Cela a été confirmé le 8 août 2013 lors de l’audition à la Brigade financière d’un ami et associé de Robert Louis-Dreyfus, Christian Tourres, qui a participé à toutes les négociations pour le rachat d’Adidas. Ce témoin a raconté par le menu aux policiers toutes les réunions d’abord préliminaires : « Ces réunions ont eu lieu essentiellement au sein du cabinet Bredin/Prat ou au siège du Crédit lyonnais », a-t-il raconté, avant de poursuivre : « Lorsque nous avons fait les réunions de signature des actes au cabinet Bredin/Prat, où toutes les parties étaient présentes, Monsieur Tapie n’était pas présent mais il était représenté par Monsieur Fellous Élie, probablement. » Ce qui confirme une nouvelle fois que la banque n’a pas manqué de loyauté vis-à-vis de son client, puisque celui-ci a été représenté jusqu’à la signature des actes de vente.
Alors, même si l’avocat de l’ex-Crédit lyonnais était Me Prat et non son associé, Me Bredin, comment, étant membre du cabinet qui a conseillé le Lyonnais, Jean-Denis Bredin peut-il prétendre, longtemps plus tard, qu’il ignore tout de Bernard Tapie et de ses affaires ? Pourquoi dans sa déclaration d'indépendance n'a-t-il pas mentionné qu'il était associé du cabinet où la vente d'Adidas a été signée ? On voit bien, en tout état de cause, qu’il est curieux d’accabler Pierre Estoup et d’épargner, ou presque, Jean-Denis Bredin, dont la déclaration d’indépendance est tout aussi suspecte.
Et puis, quand bien même la justice retiendrait des charges voisines contre tous les arbitres – ce qui n’est aujourd’hui pas le cas –, il y a un écueil encore plus grave que la justice doit éviter si elle veut parvenir à la manifestation de la vérité : elle ne peut pas se borner à recenser toutes les fraudes et irrégularités qui auraient pu être commises pendant l’arbitrage ; elle doit aussi (surtout !) mettre au jour ce qui s’est passé en amont même de l’arbitrage. En clair, si l’arbitrage a été frauduleux, elle doit aussi en comprendre le mobile.
Car on oublie trop souvent que si l’arbitrage a d’emblée semblé insincère sinon truqué, c’est pour une raison majeure, à laquelle les arbitres sont étrangers : c’est parce que, en amont, le compromis d’arbitrage qui a été signé, avant que les arbitres n’interviennent et ne fassent leur office, prévoyait déjà les plafonds d’indemnisation hors norme, qui ont servi de règles du jeu pour ces mêmes arbitres. Or, tous les spécialistes de l’arbitrage le disent : ordinairement, un compromis ne prévoit jamais des plafonds. Or, dans le cas présent, pour l’affaire Tapie, cela a été le cas – et c’était exceptionnel. Si forfait il y a eu, c’est en amont même de l’arbitrage : et si les arbitres ont ensuite commis de possibles irrégularités, ils n’ont mis en œuvre, en fait, que ce qui avait été ourdi avant qu’ils n’interviennent.
Ce constat, je l’ai documenté dans mon livre Tapie, le scandale d’État (Stock, octobre 2013), dans un chapitre intitulé « Le début des grandes manœuvres », dont Mediapart a publié ici les bonnes feuilles : Affaire Tapie : les préparatifs secrets de l’arbitrage. Il suffit de se replonger dans les faits qui se sont déroulés tout au long du premier semestre de 2007, juste avant l’élection présidentielle. Rencontres secrètes innombrables entre Nicolas Sarkozy et Bernard Tapie ; rendez-vous également secret entre Bernard Tapie et l’avocat Gilles August, pourtant en charge de la défense… de la partie adverse, le CDR ; premières ébauches de ce fameux compromis d’arbitrage : avant même que les arbitres ne soient choisis, de grandes manœuvres ont eu lieu, en coulisse, pour que la justice soit dessaisie, et qu’un arrangement intervienne au profit de Bernard Tapie.
C’est donc cela la principale chausse-trape que la justice devra éviter : elle ne peut se borner à sanctionner un arbitrage sans doute frauduleux ; elle doit d’abord trouver et punir ses commanditaires.
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