Bordeaux, de notre envoyé spécial.- Dans son réquisitoire, long de cinq heures et plutôt laborieux, ce vendredi, le procureur Gérard Aldigé se montre moins sévère que les avocats des parties civiles (la famille Bettencourt et le tuteur de Liliane) l'ont été la veille. Eux ont directement mis en cause cette deuxième équipe qui s’était mise en place autour de l'héritière de L'Oréal, après la mise à l’écart du quatuor François-Marie Banier, Fabrice Goguel, Patrice de Maistre et Jean-Michel Normand : à savoir l’avocat Pascal Wilhelm aux 6 millions d’euros d’honoraires, son ami l’homme d’affaires Stéphane Courbit, son autre ami le notaire Patrice Bonduelle, et dans une moindre mesure l’infirmier Alain Thurin.
La famille Bettencourt l’a exprimé, elle s’est estimée trahie par le protecteur Wilhelm, l’élément déclencheur étant l’investissement risqué de 143 millions d’euros que Liliane Bettencourt avait été amenée à faire, sans trop savoir de quoi il s’agissait, dans le groupe de Stéphane Courbit.
Le procureur Aldigé, lui, l’a déjà répété au cours des quatre semaines de débats, il ne fait que du droit. Ce qui ne l’empêche pas, en introduction de son réquisitoire, de distribuer quelques admonestations aux médias, et de défendre mordicus le travail effectué par le procureur Courroye au démarrage de l’affaire Bettencourt. « Il n’y a pas eu de volonté d’étouffer ce dossier de la part du parquet de Nanterre. Ce sont des accusations inexactes et injustes », lance Gérard Aldigé, l'air convaincu.
C’est pourtant bien parce que Philippe Courroye laissait mijoter à l’estouffade une simple enquête préliminaire, en lien étroit avec l’Élysée, que Françoise Meyers-Bettencourt avait relancé l’affaire, de guerre lasse, en faisant citer François-Marie Banier directement devant le tribunal correctionnel de Nanterre. Il avait aussi fallu que des extraits d’enregistrements effectués par le majordome et remis à la police soient rendus publics par Mediapart et Le Point pour l’affaire ne soit pas enterrée. Qu’importe.
« Mes réquisitions sont prises sans aucune pression ou recommandation. Je ne suis ici le commanditaire de personne. Je n’ai reçu aucun ordre », se justifie Gérard Aldigé. « Le parquet est totalement indépendant dans l’exercice de ses prérogatives », ajoute-t-il, comme si cela pouvait effacer les tensions et les soupçons qui ont entouré la gestion de cette affaire par le parquet, à Bordeaux aussi, notamment quand Éric Woerth et Nicolas Sarkozy ont été mis en examen. Passons.
L’essentiel du réquisitoire consiste d’abord à asseoir l’état de faiblesse de Liliane Bettencourt, et sa particulière vulnérabilité au moins depuis septembre 2006. Certes, François-Marie Banier a reçu bien avant cette date, dès 1991, des dons de la milliardaire pour des « montants extravagants ». Mais celle-ci se retrouve « progressivement sous son emprise, sous le charme, secrètement amoureuse ». Et lui l’inonde de courriers et des fax pour accroître sa sujétion, avec « une capacité de manipulation hors du commun », en véritable « gourou ». Banier fait le vide autour de l’octogénaire, et place ses proches, et tire profit de sa grande vulnérabilité.
« Faux ingénu, pitoyable menteur, l’avidité faite homme », tonne le procureur. Sur le milliard d’euros reçu en vingt ans de l’héritière de L’Oréal, 400 millions sont visés par la prévention. « Elle n’était plus qu’une marionnette dont Banier tirait les fils. » « Il l’a vampirisée. » Pour le procureur, le préjudice de Liliane Bettencourt n’est pas tant matériel que moral, car « sa réputation, son image publique et privée ont été anéanties ».
Même opprobre pour Martin d’Orgeval, « l’ombre de Banier », qui s’est fait offrir pour 3 millions d’euros d’œuvres d’art, et ne pouvait non plus ignorer l’état de faiblesse de la vieille dame, assène le procureur.
Quant à Patrice de Maistre, la charge est tout aussi rude. « Vous avez dépassé le cadre de vos missions de conseiller, vous lui rappeliez le cadeau qu’elle devait vous faire et qu’elle avait oublié. Là aussi, elle était une marionnette dont vous tiriez les ficelles. Et vous lui avez demandé une donation de 5 millions d’euros pour vos vieux jours : vous n’avez pas eu l’élégance de votre prédécesseur, qui avait demandé à être relevé de ses fonctions pour ne pas cautionner les agissements de Banier, et qui s’était contenté de sa retraite. » Maistre se voit également reprocher l’évaporation de 4 millions d’euros d’espèces venus de Suisse, sur le total de 12 millions d’euros qu’il aurait indûment perçus.
Le gestionnaire de l’île d'Arros, Carlos Vejarano, qui détournait des fonds, et a reçu un don de 2 millions d’euros, en prend également pour son grade, comme le notaire Jean-Michel Normand, choisi à la place du notaire de famille pour que les dons litigieux sa fassent « dans la discrétion », et qui s’est comporté en « caisse enregistreuse ».
Curieusement, le propos du procureur se fait plus sommaire s’agissant de ceux des prévenus pour lesquels il avait requis un non-lieu à la fin de l’instruction, pour charges insuffisantes à ses yeux (les juges d’instruction, eux, en avaient décidé autrement).
L’avocat Pascal Wilhelm ? « Il ne conteste pas que madame Bettencourt soit en état de faiblesse. Le mandat de protection future qu’il lui fait signer en 2010 lui est-il gravement préjudiciable ? Je ne le pense pas », se répond le procureur à lui-même. Ce malgré l’importance des honoraires perçus et les conflits d’intérêts flagrants de l’avocat, qui a aussi eu Patrice de Maistre et Stéphane Courbit pour clients. Gérard Aldigé demande donc la relaxe de Pascal Wilhelm « au bénéfice du doute » et, en conséquence, celle de la plupart de ses complices présumés. À savoir l’infirmier Alain Thurin, qui a renoncé à une disposition testamentaire litigieuse, pour lequel le procureur demande une disjonction vu son état de santé, et la relaxe pure et simple pour le notaire Patrice Bonduelle, malgré des actes ligneux fin 2010, et l’homme d’affaires Stéphane Courbit, qui avait reçu « non pas des libéralités mais un investissement ».
Reste Éric Woerth, celui « qui a fait basculer en affaire d’État une affaire de tutelle et d’abus de faiblesse sur une personne âgée », risque le procureur. Les juges d’instruction ont estimé que l’ex-trésorier de l’UMP et de la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy avait certainement reçu 450 000 euros de Patrice de Maistre lors de deux rendez-vous discrets, en période pré-électorale, et l’ont renvoyé devant le tribunal pour « recel ». « Pour entrer en voie de condamnation, il faudrait montrer que cet argent est passé entre les mains d’Éric Woerth, et il faudrait que cet argent provienne d’un délit pour établir le recel. Mais quelle est la preuve ? Je la cherche. Je demande donc une relaxe non pas au bénéfice du doute, mais parce qu’il n’y a aucune charge », assène le procureur.
Bien que le délit de blanchiment soit passible de cinq ans de prison, Gérard Aldigé se réfère au seul abus de faiblesse pour ce qui est des peines. Il demande le maximum contre le « chef de meute » Banier, soit 3 ans de prison ferme, 375 000 euros d’amende, et la confiscation des biens saisis (trois grosses assurances vie et plusieurs appartements à Paris).
Contre Patrice de Maistre, « le protecteur qui a trahi pour rejoindre la meute », 3 ans de prison dont 18 mois avec sursis, 375 000 euros d’amende, et la confiscation d’un bien immobilier saisi. Contre Martin d’Orgeval, « l’acolyte », également 3 ans de prison dont 18 mois avec sursis et 375 000 euros d’amende. Contre Carlos Vejarano (absent), « le profiteur institutionnel », 2 ans de prison ferme et 375 000 euros d’amende. Contre Jean-Michel Normand, « l’homme de loi qui se voile la face », un an de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende.
Le procès s’achèvera la semaine prochaine à l’issue des plaidoiries des avocats de la défense, et le tribunal mettra le jugement en délibéré : il ne devrait être rendu que dans plusieurs mois.
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