Il y a un an, alors que la réforme tant décriée de l’inspection du travail n’était encore qu’un projet du gouvernement, Mediapart relatait une histoire d’intimidation patronale exercée sur une inspectrice du travail par l’intermédiaire de sa hiérarchie locale et régionale. Son tort ? Exercer son métier, en l’occurrence, ici, remettre en cause un accord caduc sur les 35 heures dans une entreprise. C’est l’affaire Tefal, du nom de l’un des plus gros employeurs de Haute-Savoie, filiale du groupe Seb basé à Rumilly, près d'Annecy, avec quelque 1 800 employés.
Dans cette enquête et selon des documents internes que Mediapart a pu consulter, on découvrait l'ampleur des pressions subies par Laura Pfeiffer. Pressions de sa hiérarchie et de la société d’électroménager qui la conduiront en arrêt maladie durant plusieurs mois. On découvrait aussi le profond mépris de la direction de Tefal pour l'administration du travail et les liaisons dangereuses que les “Direccte” (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi) peuvent entretenir avec les grosses entreprises pourvoyeuses d’emplois jusqu’à fermer les yeux sur leurs abus pour mieux leur vendre les politiques de l’emploi du gouvernement comme les contrats aidés.
Pour faire taire celle qui était devenue trop gênante et obtenir sa mutation, l’entreprise Tefal a joué de ses pouvoirs et relations, du Medef local aux renseignements généraux, en passant par le préfet et plus grave, par le supérieur hiérarchique de Laura Pfeiffer : Philippe Dumont, directeur départemental du travail (NDLR: depuis la réforme, entrée en application le 1er décembre dernier, responsable de l’unité territoriale 74). Entre quatre yeux et dans des termes très vifs, ce dernier remettra en cause la « stratégie de contrôle » de sa subordonnée dans cette entreprise jusqu’à menacer sa carrière.
L’affaire, plus qu’embarrassante pour le ministère du travail qui a toujours refusé de s’exprimer sur le sujet comme de soutenir la fonctionnaire désespérément seule s’il n’y avait les syndicats, conduira à la saisine du Conseil national de l’inspection du travail (CNIT). Le « conseil de l’ordre» de la profession reconnaîtra quelques mois plus tard le coup porté à l’un des fondements de la « police du travail » : l’indépendance de ses inspecteurs, garantie par la convention 81 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Dans un avis alambiqué comme le remarque ici le journal L’Humanité qui avait dévoilé l’affaire en décembre 2013, il blanchira cependant Philippe Dumont, le supérieur hiérarchique de Laura Pfeiffer.
L’affaire Tefal aurait dû s’arrêter là... Eh bien, non. Elle continue sous une autre forme. Selon les documents consultés par Mediapart, le « pôle politique de travail » de la Direccte Rhône-Alpes, la direction régionale, a rendu le 19 janvier une décision étonnamment laxiste à l’encontre de la société d’électroménager qui avait formé un recours hiérarchique contre une mise en demeure de l'inspectrice du travail. C’était la dernière mise en demeure de Laura Pfeiffer qui, réforme des services et redécoupage des sections obligent, ne gère plus le secteur où est implantée l’usine Tefal depuis le 1er décembre.
L’administration du travail rhônalpine donne à Tefal un an pour mettre en place un système de captage des polluants dans un atelier de décapage où les salariés sont exposés à l’Aluclean 250, un produit chimique de nettoyage dont les effets nocifs sur la santé sont largement connus et dénoncés par les élus du CHSCT depuis juillet 2013. Un an pour réaliser des travaux que Tefal et sa maison-mère Seb peuvent largement payer, ce groupe, rentable, ayant en outre bénéficié de 4,9 millions d’euros au titre du crédit-impôt-compétitivité en 2014, pour ne citer qu’une aide publique.
À l’usine Tefal de Rumilly, où l’on fabrique appareils ménagers et gamelles (casseroles, poêles…), ce cadeau fiscal accordé par François Hollande aux entreprises sans aucune contrepartie ne débouche pas sur des créations d’emplois. Les effectifs fondent année après année sans plan social et les conditions de travail se dégradent au point qu’à l’automne dernier, une procédure d’alerte a été lancée par le médecin du travail sur les risques psychosociaux.
En décidant d’accorder un délai d’un an à Tefal, une décision très rare, la Direccte Rhône-Alpes, qui n'a pas retourné nos appels, désavoue ainsi son inspectrice du travail. Après des constats effectués sur le terrain début novembre juste après son retour d'un congé maladie suite aux pressions subies, Laura Pfeiffer, qui ne faisait que reprendre le dossier géré par sa prédécesseure, donnait un mois à l’entreprise pour se mettre aux normes conformément au code du travail. Même Tefal ne demandait pas une telle faveur à la Direccte Rhône-Alpes dans le recours qu'elle a formé en décembre alors que la réforme de l’inspection du travail entrait en vigueur, prenant acte du démantèlement sans précédent de cette administration.
« Un tel délai fait perdre tout son sens à la procédure de mise en demeure, de mise en conformité censée obligée l’employeur à réagir vite face à une violation manifeste de ses obligations. Dans le cas présent, il s’agissait de mettre un terme à une exposition avérée à un risque chimique grave pour la santé et la sécurité des travailleurs. Notre collègue aurait pu, sur le terrain de l’article R. 4412-16 du code du travail, verbaliser directement sans recourir à la procédure de mise en demeure », dénoncent les syndicats Sud Travail et Solidaires dans un courrier adressé au directeur du travail de la région Rhône-Alpes.
Ils sont d’autant plus scandalisés que ce dernier préconise l’utilisation de protections individuelles par les salariés exposés dans l’attente de la mise en conformité, soit « un singulier renversement des principes de prévention, la protection collective devant primer dans tous les cas sur le recours aux protections individuelles ». Ils soulignent « l’indulgence, la complaisance » à l’égard d’une grosse entreprise pour laquelle la direction du travail de Haute-Savoie comme sa hiérarchie régionale ont déjà montré toute leur bienveillance.
« Au départ, on a ri, on a cru que c’était une blague », raconte Marie-Pierre Maupoint, déléguée Sud Travail. Elle voit dans cette affaire une nouvelle démonstration « des relations obscures que les Direccte peuvent entretenir avec les entreprises ». Elle s’inquiète à juste titre des conséquences de la réforme de leurs services entérinée dans le plus grand silence médiatique par un décret publié en mars 2014 et en vigueur depuis le 1er décembre 2014 (lire nos articles ici et là).
Celle-ci a notamment porté sur la création d'« unités de contrôle » regroupant 8 à 12 agents, des unités spécialisées, notamment sur le travail illégal ou l'amiante, ainsi qu'une unité de contrôle nationale. Mais elle doit être complétée par de nouveaux pouvoirs pour les inspecteurs, qui seront mis en place par une ordonnance prévue dans le projet de loi Macron. Cette loi fourre-tout qui achève de détricoter des pans entiers du droit du travail et que le gouvernement Valls désormais sans majorité a décidé de faire passer en force en dégainant l’arme constitutionnelle du 49-3, « ce déni de démocratie », fustigeait François Hollande en 2006.
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