Bordeaux, de notre envoyé spécial. Après trois semaines d’audiences marathons (il reste encore une semaine de débats puis une semaine de plaidoiries), le procès de l’affaire Bettencourt permet déjà de se faire une idée très précise du dossier, à défaut de pouvoir prédire le jugement, qui sera rendu par le tribunal correctionnel après un délibéré de plusieurs mois.
Première certitude, les débats tournent à la confusion de deux des principaux prévenus, François-Marie Banier et Patrice de Maistre. Le photographe a beau être un ami de vingt ans de Liliane Bettencourt, et bien que l’héritière L’Oréal ait le droit de se montrer généreuse, son rôle de manipulateur âpre au gain auprès de la vieille dame, dans les périodes où elle était particulièrement diminuée et vulnérable, laisse un fort sentiment de malaise, tout comme les sommes colossales qu’il a sollicitées ou acceptées. La posture de l’artiste rêveur et désintéressé, son air de victime outragée qui ferait les frais d’un hypothétique complot de domestiques sont démentis par le dossier, et semblent souvent indisposer les magistrats qui l’interrogent.
Quant à Patrice de Maistre, qui alterne protestations d’honnêteté et séances d’auto-apitoiement, il n’arrive pas à faire oublier les avantages énormes qu’il a demandés ou obtenus de l’octogénaire, profitant de sa place privilégiée de gestionnaire de fortune puis de protecteur. La diffusion, dans la salle d’audience du tribunal, d’enregistrements effectués par le majordome de Liliane Bettencourt n’a pas arrangé son cas.
Malgré les efforts redoublés de leurs avocats, on voit mal comment François-Marie Banier et Patrice de Maistre pourraient échapper à une condamnation. Pour ces deux hommes, l’enjeu du procès qui s’achève semble être de limiter les dégâts autant que faire se peut, qu’il s’agisse d’une éventuelle peine de prison, d’une amende ou de dommages et intérêts (le fisc, lui, a déjà procédé à d’importants redressements).
À ce stade, la seule autre certitude concerne le volet politique du procès. Comme l’espéraient ses défenseurs, Eric Woerth semble d’ores et déjà tiré d’affaire. Le tribunal ne l’a interrogé que pendant une petite heure sur les faits qui lui sont reprochés et le procureur s’est même montré à la limite de l’obséquiosité, comme s’il était déjà acquis que la remise d’espèces au trésorier de l’UMP et de la campagne Sarkozy de 2007 serait impossible à prouver. Cela alors que, paradoxalement, le dossier regorge de témoignages sur une tradition de remises d’enveloppes à des politiques, que les agendas d’Eric Woerth et de Patrice de Maistre prouvent l’existence de curieux rendez-vous en période pré-électorale et que les importants retraits d’espèces des Bettencourt à cette même époque, effectués en France et en Suisse, ne trouvent pas d’autre explication.
Il faut noter, par ailleurs, que l’ancienne comptable Claire Thibout n’a rien retiré de son témoignage accusateur, alors qu’elle a été, pendant quatre longues heures, pressée de questions insistantes par la défense, lors d’une audition par visio-conférence, le 10 février. Le coup de théâtre annoncé a fait pschitt. Toutefois, les juges d’instruction bordelais, qui avaient délivré à Nicolas Sarkozy un non-lieu aux attendus très critiques, mais avaient renvoyé Eric Woerth en correctionnelle, pourraient faire l’objet de vives critiques de la part de l’UMP si jamais le député et maire de Chantilly obtenait une relaxe (inutile de préciser qu’une éventuelle relaxe de DSK à Lille déclencherait tout aussi probablement un énième procès en abus de pouvoir des juges d’instruction).
En dehors des trois prévenus les plus célèbres de ce dossier que l’on vient d’évoquer, rien ne semble joué pour les sept autres prévenus, conseillers, serviteurs, courtisans, parasites et aigrefins (selon les points de vue) qui sont jugés à Bordeaux. Martin d’Orgeval, le compagnon de François-Marie Banier, a accepté des cadeaux de prix, mais il n’est pas certain qu’il se soit lui-même livré à d’éventuels abus.
L’avocat Pascal Wilhelm, sérieusement bousculé par le tribunal, s’est évertué pendant deux longues journées à expliquer qu’il avait fait effectuer un bon placement à une Liliane Bettencourt très diminuée, en lui faisant investir 143 millions d’euros dans le groupe de son client,- Stéphane Courbit. Un investissement à risques que l’héritière L’Oréal a effectué seule, les autres investisseurs s’étant prudemment retirés. Quant à Stéphane Courbit, qui avait utilisé une partie des fonds pour rembourser des dettes de son groupe et une autre pour faire des donations à ses enfants, il a expliqué vendredi avoir fait confiance à ses amis Pascal Wilhelm, Jean-Marie Messier et Alain Minc, niant au passage que Liliane Bettencourt l’ait confondu avec un chanteur.
Le tribunal a cependant observé que la milliardaire ne gardait aucun souvenir de cet investissement ni du patron de Betclic, lorsque, interrogée quelques mois plus tard, elle assurait ne pas aimer les jeux de cartes ni les jeux de hasard.
Alors que le président du tribunal, Denis Roucou, et l’une des deux juges assesseures se sont montrés particulièrement incisifs sur le rôle empressé joué par Pascal Wilhelm dans cet investissement, comme sur ses conflits d’intérêts, la défense a reçu l’aide inhabituelle et remarquée du parquet. Le procureur Gérard Aldigé a en effet insisté vendredi sur le fait que le délit d’abus de faiblesse supposait non seulement d’établir l’état de faiblesse de la victime, mais également l’existence d’abus « gravement préjudiciables ». Ce qui sera difficile à quantifier, s’agissant d’une des plus grosses fortunes d’Europe. Autrement dit, la justice ne doit faire que du droit, et pas de la morale, rappelle prudemment le parquet. Or Stéphane Courbit a fini, juste avant le procès (après moult procédures et palabres) par rembourser les Bettencourt, ajoutant même 15 millions d’intérêts aux 143 millions initiaux.
À ce stade, il paraît donc difficile de dire quel sera le sort de Pascal Wilhelm et de Stéphane Courbit à l’heure du jugement, même si l’état de Liliane Bettencourt les a manifestement servi.
La même incertitude pèse sur le sort des deux notaires qui sont actuellement jugés. Jean-Michel Normand a enregistré les énormes donations consenties à François-Marie Banier et à Patrice de Maistre, mais il jure n’avoir fait que son travail. Même chose pour Patrice Bonduelle, qui lui a succédé quand Pascal Wilhelm a pris la place de Patrice de Maistre aux côtés de la milliardaire.
Enfin, on ne peut deviner non plus ce que le tribunal décidera pour les deux absents du procès, excusés pour raison de santé. Il s‘agit de l’ancien infirmier de Liliane Bettencourt, Alain Thurin, soupçonné d’avoir bénéficié d’une importante donation pour avoir aidé Pascal Wilhelm, et de Carlos Vejarano, l’ancien gestionnaire de l’île d’Arros, accusé d’avoir détourné des sommes importantes à son profit personnel sur le budget de fonctionnement de cet archipel des Seychelles.
Quoiqu'il en soit, alors que certains avocats faisaient dire que ce rendez-vous judiciaire ne pourrait pas avoir lieu, tirant argument de la curieuse et opportune mise en examen de Claire Thibout, le procès Bettencourt montre, au contraire, qu’un débat public sur cette affaire d’État était plus que nécessaire. Il sera d'ailleurs suivi d’un second volet, très politique, du 23 au 25 mars, quand Eric Woerth et Patrice de Maistre seront à nouveau jugés, pour trafic d’influence cette fois, le premier étant accusé d’avoir remis la Légion d’honneur au second pour le remercier d’avoir embauché son épouse.
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