Réduire la consommation d’électricité, c’est l’un des objectifs de la politique de transition énergétique, et du projet de loi actuellement débattu au Sénat. Et ce, pour lutter contre le dérèglement climatique, réduire notre impact sur les ressources naturelles et se préparer à réduire la part du nucléaire à 50 % du mix national. Officiellement, c’est plutôt consensuel. En réalité, la bataille fait rage en coulisses pour capter les profits générés par cette nouvelle donne énergétique. Nouveaux acteurs et puissances installées (EDF, GDF Suez) s’affrontent sur les décombres du service public de l’énergie, progressivement démantelé par le mouvement de libéralisation des dix dernières années.
Un nouvel épisode de cette bagarre se déroule actuellement autour de l’« effacement diffus ». Méconnue du grand public, cette pratique consiste à couper temporairement la consommation d’électricité de clients volontaires.
Le principe est le suivant : à un moment précis, entre 19 heures et 19 h 15 par exemple, votre radiateur électrique s'arrête, interrompu à distance par un opérateur d'effacement. Vous ne vous rendez compte de rien, a priori. Mais pendant ce temps, les kilowattheures (kWh) que vous n'avez pas utilisés ne sont pas perdus : ils sont vendus sur le marché de l'électricité à RTE, la filiale d'EDF, qui s'en sert pour équilibrer le réseau. Le but est d’alléger la demande de courant en période de « pointe », c’est-à-dire quand les besoins explosent, typiquement en fin de journée en hiver. Cette brusque hausse de la consommation oblige RTE à acheter de l’électricité plus chère et produite par des centrales (au fioul ou au gaz) très émettrices de CO2. L'effacement diffus consiste ainsi à valoriser du courant non consommé par les ménages.
C'est un excellent créneau flairé par la société Voltalis, qui équipe gratuitement les foyers de particuliers, avec le soutien de collectivités locales, en boîtiers permettant d'éteindre leurs radiateurs électriques et chauffe-eau. C'est une sorte de compteur relié à une interface web que chaque foyer peut consulter à tout moment, sans avoir la main sur la chronologie des coupures. C'est Voltalis qui en décide seul, en fonction des besoins et opportunités du marché de l'électricité. Le ménage ne touche rien sur ces transactions. Il se contente de prêter ses appareils à ces businessmen d'un nouveau genre.
Créée en 2007 par des ingénieurs issus du corps des Mines, la société est aujourd’hui présidée par Pâris Mouratoglou, qui a fait fortune grâce à la bulle du photovoltaïque de 2009 et aux tarifs d’achat surévalués. Voltalis opère sur le marché d’ajustement, en vendant à RTE des Mégawatts (MW) d’électricité « effacée » – elle est la seule entreprise sur le créneau de l’effacement diffus. Elle ambitionne d’opérer à terme sur le marché de gros, où s’approvisionnent directement les fournisseurs. L’idée est la suivante : plutôt que commercialiser de la production supplémentaire, ils proposent de la demande « en moins ».
C’est en principe écologiquement plus vertueux : pour une fois, le marché donne une valeur à la modulation de la demande. Ainsi la directive européenne sur l’efficacité énergétique encourage le développement de l’effacement. La loi Brottes de 2013 reconnaît que l’effacement procure des avantages à la collectivité « en matière de maîtrise de la demande d'énergie ou de sobriété énergétique ». Elle autorise donc les opérateurs d’effacement à valoriser leurs MW non consommés sur les marchés. Mais elle instaure un cadre financier. Car rien n'est gratuit sur le marché de l'électricité. Même les kilowatts que Voltalis efface ont préalablement été achetés par un fournisseur (EDF, Direct Energie, GDF Suez...) au producteur, qui les achemine vers ses clients sans savoir s'ils seront effacés ou non. Le législateur demande donc aux « effaceurs » de payer ces électrons aux fournisseurs par le biais d'un versement. Mais il leur offre aussi une prime, subventionnée par la contribution au service public de l'électricité (CSPE), une taxe acquittée par le consommateur final.
Quelques mois plus tard, un décret confirme le dispositif. En réalité, ce jugement de Salomon – aux fournisseurs le versement, aux effaceurs la prime – ne va pas tenir très longtemps. Car la loi de transition énergétique et pour la croissance verte, défendue par Ségolène Royal au Sénat jusqu'à la semaine prochaine, chamboule tout : une partie du versement doit désormais être payée par les fournisseurs eux-mêmes (soit EDF, Direct Energie, GDF Suez…), pour le plus grand bonheur de Voltalis, dont le fardeau est ainsi allégé. Pas d’inquiétude pour les entreprises ainsi mises à contribution : elles répercuteront cette dépense sur les prix, par le biais d’une nouvelle contribution. Le périmètre de ce Yalta de la prime ne doit rien au hasard : la part à la charge des fournisseurs est celle qui conduit à une économie d’énergies. Car pour compliquer encore le sujet, une grande partie du courant effacé est tout de même consommé, avec un léger décalage temporel. L'effacement n'équivaut pas à une économie d'énergie. Le système inventé par la loi Royal revient à créer une sorte de caisse d’assurance des vendeurs d’électron contre les économies d’énergie… Un message en totale contradiction avec l’idée même de transition écologique.
Début 2015, le ministère de l’écologie publie l’arrêté tarifaire fixant le montant de la prime Voltalis : ce sera 16 € par mégawattheure (MWh) effacé (en heures pleines, de 7 heures à 23 heures), soit tous les 1 000 kWh. Autrement dit, une facture d’environ 250 millions d’euros sur dix ans dans l’hypothèse d’une croissance annuelle de la capacité d’effacement de 750 MW (contre environ 500 MW au total aujourd’hui), selon les estimations de la commission de régulation de l’énergie (CRE). Le prix de l’électricité ne cesse d’augmenter en France ces dernières années, aggravant chaque fois le problème de la précarité énergétique. Il s’est encore alourdi de 2,5 % en janvier. Le montant de la prime à l’effacement doit être révisé annuellement.
Car les ménages sont bien les seuls à ne pas bénéficier directement de l’effacement tel qu’il se met en place au fil des lois et des décrets. Ce sont pourtant eux qui fournissent l’effort indispensable à tout cet édifice : accepter la coupure de son chauffage électrique ou son chauffe-eau pendant 5 à 15 minutes. C’est le particulier qui se prive, mais c’est Voltalis qui valorise son geste, ce sont les fournisseurs qui s’indemnisent contre ce manque à gagner.
Tout se passe comme si le petit monde des acteurs économiques de l’énergie, malgré la concurrence qui dresse les uns contre les autres, trouvait une forme d’arrangement, même tacite, pour continuer à gagner de l’argent malgré la baisse annoncée de la demande. « Cette prime est scandaleuse, tonne Frédéric Blanc, juriste à UFC-Que Choisir, il n’y a pas d’intérêt général poursuivi. Cette subvention crée un risque de sur-rémunération du capital puisque elle rémunère de l’électricité que l’opérateur d’effacement vend par ailleurs sur les marchés. Cela risque de créer des marges déraisonnables. Ils créent un système approximatif en fonction d’intérêts particuliers. »
Pour la Coalition France pour l’efficacité énergétique (CFEE), qui regroupe des associations et des entreprises, c’est la tarification de l’électricité, modulable en fonction d’heures pleines et creuses, qui est « le moyen le plus économiquement efficace de soutien aux effacements ».
Rencontrés par Mediapart lors d’un entretien de plusieurs heures au siège de l’entreprise, à la Défense, des dirigeants de Voltalis répondent que le consommateur se rémunère par l’économie d’énergie, donc l’allègement de sa facture finale : « Ça ne coûte rien au consommateur de s’équiper de notre boîtier et ça fait baisser sa consommation, c’est le volet le plus important de ce que nous faisons, c’est pour ça que nous existons », explique Pierre Bivas, co-fondateur de Voltalis, conseiller de son actuel président, et à la tête de Cathode, syndicat professionnel de l’effacement diffus. Si l’on estime qu’en moyenne un foyer dépense 1 700 euros par an de chauffage électrique, la société estime pouvoir lui faire économiser environ 170 euros.
C’est aussi ce que dit le député François Brottes, à l’origine de la loi de 2013 : « Ça coûte un peu cher en mise en œuvre et en démarchage, mais l’effacement diffus génère de vraies économies d’énergie. C’est une pédagogie pour que les consommateurs se comportent différemment. Toute la montée en puissance des économies d’énergie passe par une phase transitoire de financement du modèle. C’est pour démarrer. C’est une modalité de transition pour faire émerger des acteurs. »
Mais d’après l’Ademe, qui a réalisé la seule étude indépendante sur le sujet en 2012, le taux d’économie d’électricité obtenu les jours d’effacement par rapport à la consommation journalière d’un foyer ne dépasse pas 6,8 à 8,3 %. Les économies sur le chauffe-eau sont nulles (toute l’énergie effacée est re-consommée derrière) et pour le chauffage électrique, un effacement sur 33 % du temps engendre une économie de 13,2 %. Les économies « peuvent être en partie annulées par un surplus de consommation à l’issue de la période d’effacement, par exemple pour remettre le logement à la température souhaitée (c’est l’effet report) », écrit l’Ademe. C’est sur cette base que l’Autorité de la concurrence a conclu en 2013 que le subventionnement de l’activité d’effacement n’était pas pertinent : « Il apparaît que le lien entre effacement de consommation et économies d’énergie n’est pas clairement démontré. »
De son côté, Voltalis présente d’autres études établissant un lien entre effacement et économie d’énergie. En 2013, l’entreprise a évalué 45 000 sites équipés de son boîtier (sur 100 000 au total). Résultat : plus de 90 % d’économie sur l’électricité effacée. Cette étude interne, donc forcément soupçonnée de biais, est en cours de contre-expertise par RTE.
« On n'espère pas 30 % d’économie d’énergie sur la facture annuelle, mais plutôt 5, 10 ou 15 % », reconnaît Pierre Bivas. Selon les calculs d’Alexis Galley, autre co-fondateur, l’économie d’électricité atteint 12 % sur les mois où il fait suffisamment froid pour allumer son radiateur, soit environ 10 % rapporté à toute l’année. À titre de comparaison, la loi de transition énergétique (dans sa version votée par l’Assemblée) fixe comme objectifs de diviser par deux la consommation d’énergie d’ici 2050 et de 20 % en 2030. Avec les boîtiers d’effacement diffus, on se trouve donc très loin du compte.
Le cofondateur de Voltalis insiste sur un autre effet bénéfique de l’effacement pour tous les consommateurs : faire baisser les prix en ouvrant la concurrence sur le marché de gros. Ainsi 1 GW d'effacement diffus permettrait d’économiser 180 millions d’euros par an, selon une première estimation de RTE citée par Voltalis. Quant à la prime dont ils doivent bénéficier, il assure pouvoir s’en passer pour être rentable. Mais à condition de ne pas avoir à payer l’électricité aux fournisseurs. Saisis par le gouvernement, la CRE et le Conseil supérieur de l’énergie (CSE) ont rejeté une première version de la prime, jugée trop élevée (30€/Mwh).
Depuis son apparition sur la scène française, Voltalis a déployé un lobbying dont la persistance et l’entregent ont bluffé des observateurs pourtant aguerris du monde de l’énergie. Mais la viabilité de son modèle économique soulève des interrogations. Près de 100 millions d’euros y ont été investis depuis sa création, pour un chiffre d’affaires de seulement 1 million d’euros aujourd’hui, et environ 150 employés.
Le feuilleton à rebondissements de l’effacement est révélateur d’une tendance lourde : comme les places financières, les marchés de l’électricité ne semblent être compris que par les acteurs qui y agissent et s’y enrichissent – ou espèrent le faire. Élus et associations écologistes n’ont rien dit sur cette réforme pourtant structurelle du marché et du prix de l’électricité. Ce silence permet au cercle fermé des acteurs de l’énergie de décider ce que bon leur semble, en toute opacité.
BOITE NOIREJ'ai commencé à travailler sur ce sujet après avoir reçu plusieurs alertes de la part de professionnels du monde de l'énergie. Frédéric Blanc a été interrogé par téléphone mardi 3 février, François Brottes par téléphone également jeudi 5 février. J'ai rencontré Pierre Bivas, Mathieu Bineau et Alexis Galley, de Voltalis, pendant plusieurs heures, dans leurs locaux de la Défense, lundi 9 février. Seul Pierre Bivas a demandé à relire ses propos.
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