Après nos révélations, il s'est d'abord muré dans le silence. Et puis ce week-end, le sénateur et marquis de Raincourt (UMP), artisan et bénéficiaire d'une combine inédite dans les annales de la Ve République, est allé à confesse – au moins partiellement. « Ils échafaudent (à Mediapart) des affirmations qui ne sont pas totalement fausses », a-t-il concédé dans un entretien discret à L'Yonne républicaine, le journal de sa circonscription.
Ce pilier historique de la droite sénatoriale, propulsé ministre de Nicolas Sarkozy en juin 2009, reconnaît ainsi qu’il a bénéficié d’un virement automatique de 4 000 euros par mois depuis un compte bancaire du groupe UMP du Sénat, à l’époque où il était au gouvernement.
D’après les documents en notre possession, ces versements cachés ont duré jusqu’en mars 2011, soit pendant vingt et un mois. Ils émanaient d’un compte bancaire secret ouvert chez HSBC au nom du « groupe UMP du Sénat », distinct du compte officiel du groupe, d'ailleurs placé dans une tout autre banque (voir notre précédent article sur cette cagnotte visiblement réservée à une poignée d’anciens Républicains indépendants, rivaux historiques du RPR).
En clair, des fonds secrets d'origine publique, théoriquement destinés à financer des activités parlementaires, ont servi à doper en cachette le salaire d'un ministre de la République (qui avoisinait déjà les 14 000 euros). « C'est hallucinant », commentait ce week-end un conseiller haut placé dans les arcanes du parlement.
Cette mise sous perfusion d'un ministre heurte en effet le principe de séparation des pouvoirs inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dès 1789 (« Toute Société dans laquelle (...) la séparation des Pouvoirs n'est pas déterminée n'a point de Constitution »). Elle choque d'autant plus que Henri de Raincourt a été chargé des « relations avec le parlement » dans le gouvernement Fillon (avant d'être transféré à la « coopération »).
Conscient du paradoxe, l’intéressé est bien obligé, interrogé par L'Yonne républicaine, d'admettre quelques torts. « Rétrospectivement, le problème étant aujourd'hui sur la table, il est bien évident que nous aurions suspendu (les versements, ndlr) », lâche Henri de Raincourt, en admettant « une mauvaise pratique ». Ce pur produit du sérail entré au palais du Luxembourg en 1986, fils de sénateur et petit-fils de conseiller général, marié à la fille d’un ancien député, regretterait presque : « Je suis conscient que ce qui se pratiquait à la bonne franquette ne soit plus accepté par l'opinion. »
Relancé lundi par Mediapart, l'élu continue toutefois de fuir nos questions. Elles sont multiples : y avait-il une contrepartie à ce virement de 4 000 euros par mois ? Ne faut-il pas considérer que ces versements automatiques ont constitué un revenu ? Henri de Raincourt l'a-t-il déclaré au fisc ? En a-t-il fait mention dans ses déclarations à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HAT), chargée de contrôler le patrimoine et les conflits d'intérêts des élus ?
Son collègue Jean-Pierre Sueur (PS) n'en revient pas. « Il est profondément anormal qu’un ministre ait été payé par un groupe parlementaire, en l’occurrence par des fonds du Sénat, s’offusque ce vice-président de la commission des lois. C’est contraire à la séparation des pouvoirs. Les sommes versées aux groupes politiques, notamment pour recruter des collaborateurs, doivent servir exclusivement au travail parlementaire, certainement pas à financer un ministre ! »
Pour rappel, le Sénat a distribué 3,7 millions d’euros en 2013 au groupe UMP, 3,8 millions à celui du PS ou encore 1 million à celui des centristes.
Si aucun sénateur UMP n’a accepté de réagir publiquement auprès de Mediapart, Gérard Longuet a tout de même tancé son collègue au détour d’une interview sur I-télé. « C'est un manque de clarté dans la responsabilité respective du législatif et de l'exécutif, a grondé l'ex-ministre de la défense, ancien camarade de Henri de Raincourt au sein du gouvernement Fillon. Je pense que c'est une erreur, pour le moins. »
Au passage, celui qui a été président du groupe UMP de 2009 à 2011 affirme qu'il ignorait tout du compte HSBC utilisé par Henri de Raincourt pour "arrondir" ses fins de mois. « Ce compte m'est parfaitement étranger, assure Gérard Longuet. Il est parfaitement étranger à l'UMP et aux comptes de l'UMP. (...) J'avais mon trésorier qui m'a présenté les comptes dans une banque qui n'était pas celle-ci. »
Le compte HSBC a pourtant bien été ouvert au nom du « groupe UMP du Sénat », comme le prouve l'ensemble des documents bancaires en notre possession. Et l'homme qui l'a manipulé pendant des années – pour ordonner le virement à Henri de Raincourt par exemple – s'appelle Jean-Claude Carle, le trésorier historique du groupe UMP (remplacé il y a quelques mois), ancien chef de file des Républicains indépendants lui aussi.
Comme Mediapart l'a déjà raconté, il semble que le pactole abrité chez HSBC soit en fait la cagnotte historique, sinon le trésor caché, de ce courant libéral de la droite sénatoriale, incarné par Henri de Raincourt mais surtout Jean-Pierre Raffarin ou le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin.
Pendant longtemps, les Républicains indépendants ont en effet constitué un groupe à part entière au palais du Luxembourg, présidé de 1998 à 2002 par Henri de Raincourt, jusqu'à ce qu'ils fusionnent avec le RPR pour fonder l'UMP en décembre 2002. À cette date, ils avaient accumulé d’importantes réserves d'argent, constituées au fil des ans grâce aux cotisations des membres et surtout aux millions d'euros de subventions publiques du Sénat (censées servir au travail parlementaire, mais hors contrôle). À sa dissolution, le groupe a visiblement conservé une partie de sa trésorerie sous le coude, plutôt que de verser l’intégralité au pot commun de l’UMP. Mais combien de personnes exactement l'ont su, et ont gardé la main dessus ?
« Les clefs appartenaient à l'ancien président (des Républicains indépendants, Henri de Raincourt) », a suggéré Gérard Longuet sur I-télé, décidément bavard.
À la fin des années 2000, ce « compte chèques » HSBC, abrité à l'agence Odéon proche du Luxembourg, disposait encore de centaines de milliers d'euros, d'après les documents en notre possession. A-t-il abrité davantage d'argent ? Y a-t-il un « compte titres » ? Des placements ? Sollicité à de multiples reprises, Jean-Claude Carle, l'ancien trésorier, n'a plus retourné nos appels depuis des mois.
C'est lui qui a mis en place le virement de 4 000 euros par mois dont il est aujourd'hui question, dès 2008 en réalité. À l'époque, le sénateur Raincourt venait de prendre la présidence du groupe UMP. Et visiblement, il estimait insuffisantes les indemnités que lui versait alors le Sénat (7 100 euros mensuels d’indemnité de base, plus 2 000 euros comme président de groupe, sans compter l’enveloppe de 6 000 euros pour couvrir ses frais professionnels et celle de 7 500 euros pour l’emploi d’assistants). Jean-Claude Carle a donc pioché dans le compte HSBC pour offrir un bonus à son patron.
Quand Henri de Raincourt a ensuite été promu ministre en juin 2009, ce virement automatique s'est poursuivi comme si de rien n'était, jusqu'à son interruption en mars 2011 (pour raisons inconnues). Au-delà de cette date, le ministre Raincourt a cependant continué d'encaisser de l'argent depuis le compte HSBC, via un chèque au moins, d'après nos informations. Un système plus discret peut-être ?
Pour justifier aujourd'hui ces versements, Henri de Raincourt avance une explication sacrément alambiquée dans son entretien à L'Yonne républicaine. En gros, il affirme qu'il était autorisé en tant que sénateur, lorsqu'il n'épuisait pas l'intégralité de son « enveloppe collaborateurs » (censée lui permettre de salarier des assistants), à reverser le reliquat dans les caisses de son groupe. Jusque-là, c'est exact. Le Sénat l'a permis afin que les groupes parlementaires puissent, grâce à cette rallonge, embaucher davantage de collaborateurs.
Mais Henri de Raincourt a l'air de considérer normal qu'en échange de ce reliquat (qu'il ne chiffre d'ailleurs pas), son groupe lui ait ensuite reversé 4 000 euros par mois, via le compte HSBC ! Outre que rien ne vient étayer cette version de l'histoire, elle paraît tout à fait contraire à l'esprit des règles du Sénat, sinon à la lettre.
Là où les justifications de Henri de Raincourt franchissent le seuil du ridicule, c'est quand il arrive à la période 2009-2011 où il n'était plus sénateur mais bien ministre. À ce moment-là, « ce qui (m')était versé correspond à la période précédente durant laquelle j'ai alimenté les caisses du groupe comme sénateur », ose-t-il. Chacun jaugera la solidité de cette défense.
Les deux juges qui enquêtent déjà depuis des mois sur des soupçons de « détournements de fonds publics », d'« abus de confiance » et de « blanchiment » au groupe UMP du Sénat (voir nos articles ici et là), ne manqueront surtout pas de se poser la question suivante : s'agissant de fonds à l'origine publics et destinés au travail parlementaire, Henri de Raincourt a-t-il, oui ou non, commis un délit ?
Partisan de François Fillon contre Jean-François Copé dans la guerre fratricide de 2012 à l'UMP, puis soutien de Gérard Larcher contre Jean-Pierre Raffarin dans la bataille pour la présidence du Sénat en 2014, Henri de Raincourt va désormais compter ses amis. D'ores et déjà, dans L'Yonne républicaine, il lance cet avertissement : « Il y a quand même des limites à me mettre tout sur le dos. »
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