Le 16 mai dernier, le parquet de Paris a requis le renvoi devant le tribunal correctionnel de Total SA pour « corruption active d’agents publics étrangers », et de son PDG, Christophe de Margerie, pour « abus de biens sociaux » et « corruption active d’agents publics étrangers », ainsi que de deux ressortissants iraniens, Abbas Yazdanpanah Yazdi et Bijan Dadfar, au sujet d’importants contrats gaziers et pétroliers en Iran.
Un nouveau coup dur pour le groupe pétrolier français, qui sort à peine du procès des contrats irakiens de l’affaire dite « pétrole contre nourriture », dont le jugement doit être rendu le 8 juillet prochain (lire notre article ici), et alors que le rôle joué par Total en Libye sous le régime de Kadhafi est épinglé par la Securities and Exchange Commission (lire ici l'article du Wall Street Journal et notre article ici).
L’affaire iranienne a d’abord été signalée par la Suisse en décembre 2005, dans une demande d’entraide judiciaire adressée à la France. Les autorités judiciaires suisses avaient repéré des mouvements de fonds suspects du groupe Total vers cinq comptes bancaires ouverts à la banque privée Lombard Odier et au Crédit suisse.
L’ayant droit de ces comptes, alors crédités à hauteur de 41 millions de francs suisses par le groupe pétrolier français, est un Iranien, Bijan Dadfar. La justice suisse, qui soupçonne une affaire de blanchiment, bloque les fonds.
La Suisse effectue finalement une dénonciation officielle à la justice française en mai 2006. Et en décembre, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire pour « abus de biens sociaux » et « corruption active d’agents publics étrangers ». D’abord confié au juge d’instruction du pôle financier Philippe Courroye (avant qu’il soit nommé procureur de Nanterre en 2007), le dossier Total est actuellement bouclé par Serge Tournaire, qui devrait rédiger prochainement son ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.
Une série de perquisitions, effectuées chez Total et ses dirigeants, ainsi qu'une coopération étroite avec les autorités judiciaires et financières américaines et suisses, ont permis de dessiner progressivement l’architecture complexe du système utilisé.
Dès 1995, via sa filiale Total International Limited, domiciliée aux Bermudes, Total a conclu des accords avec la compagnie iranienne du pétrole, la NIOC, pour explorer le champ pétrolier de Sirri (face à Dubaï).
Cette affaire a donné lieu à la signature préalable d’un contrat très discret de consulting, ou de lobbying, entre un représentant de Bijan Dadfar et Total International Limited : pour ses services, cet intermédiaire reçoit d’abord 6 millions de dollars, et doit ensuite toucher 25 millions de dollars par trimestre.
Rebelote en 1997. Un consortium Total, Gazprom et Petronas signe avec la NIOC les phases 2 et 3 de l’exploitation du champ gazier offshore de South Pars, un contrat de 2,2 milliards d’euros.
Un autre contrat de consulting est alors signé, toujours aussi discrètement, entre Total International Limited et une mystérieuse société Baston Associated Limited, basée aux îles Vierges britanniques et dirigée par un représentant de Dadfar. Ce nouveau contrat doit rapporter 6 millions de dollars d’acompte à l’intermédiaire, puis 30 millions de dollars par trimestre, toujours payés par Total.
Les paiements seront finalement interrompus mais l’enquête judiciaire évalue tout de même à quelque 63 millions de dollars les sommes versées par Total pour ces contrats de lobbying : 10 millions en rapport avec le champ pétrolier de Sirri, et le reste pour le champ gazier de South Pars.
La justice française estime n’avoir trouvé aucune trace tangible d’un vrai travail effectué par la société Baston Associated Limited. Quant à Christophe de Margerie, ancien directeur Moyen-Orient de Total, devenu PDG du groupe, ses réponses (d'abord en garde à vue puis lors de sa mise en examen) sont jugées embarrassées ou évasives par les enquêteurs.
L’instruction permet d’établir que Dadfar était le secrétaire particulier de Mehdi Hachemi Rafsandjani, fils de l’ancien président iranien et directeur de plusieurs sociétés pétrolières. Selon les enquêteurs, Dadfar et Yazdi n’étaient que les hommes de paille de Rafsandjani, le vraisemblable destinataire des fonds versés par Total.
Mais bien qu'il ait été poursuivi en Iran, Rafsandjani n’a pas été mis en examen par le juge français, faute de preuves : la coopération judiciaire avec les Émirats arabes unis et avec l'Iran n'aurait pas fonctionné…
Les noms de Yazdi et Rafsandjani sont, par ailleurs, apparus dans une enquête ouverte en 2003 par la justice norvégienne sur le contrat entre la compagnie Statoil et l’Iran pour un autre contrat South Pars, qui aurait donné lieu au versement de 15 millions de dollars de pots-de-vin.
La France ayant ratifié la convention OCDE sur la corruption, les sommes payées par Total aux hommes de paille iraniens ont été considérées par la justice française comme des pots-de-vin, constitutifs de l’infraction de corruption d’agents publics étrangers comme dans le dossier irakien « pétrole contre nourriture ».
Une qualification pénale que conteste une source proche de Christophe de Margerie, sollicitée par Mediapart : « La réalité, c‘est que dans la compétition internationale, les Américains ont déjà une avance considérable, et qu’en plus ce sont eux qui lancent les dossiers de corruption contre nos anciens facilitateurs, avec une pression formidable. Dans un pays aussi complexe que l’Iran, à l’époque, il n’était pas illogique d’avoir recours à ce type d’assistance commerciale ou de travail de lobbying. La question est de savoir si cela doit être considéré comme de la corruption. »
Le PDG de Total s’est exprimé lui-même le 2 juin sur cette affaire. « Je prendrai le temps nécessaire pour expliquer pourquoi je considère, malgré les réquisitions du parquet, (…) que ce que nous avons fait n'était pas illégal », a déclaré Christophe de Margerie lors de l'émission le Grand Jury RTL/Le Figaro/LCI. « Ce que nous avons fait dans les années quatre-vingt-dix était effectivement conforme à la loi », a-t-il affirmé, réfutant catégoriquement toute accusation de versement « de pots-de-vin » ou de « rétrocommissions » par Total.
Pour éviter un procès aux États-Unis sur cette affaire iranienne, le groupe pétrolier français a, en tout cas, accepté tout récemment de payer près de 400 millions de dollars aux autorités américaines.
Total, qui est coté sur le New York Stock Exchange, va en effet verser 153 millions de dollars à la commission américaine des opérations de bourse (SEC) et 245,2 millions de dollars au département américain de la Justice (DoJ), d'après deux communiqués publiés le 29 mai par ces institutions.
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