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La «mauvaise vie» des Messieurs du Carlton

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Lille, de notre envoyée spéciale.-  Il tend l’oreille vers le procureur qui lui répète sa question pour la troisième fois. « Je suis appareillé, mais ça ne marche pas. Donc, je n’entends rien. » Voilà deux bonnes heures que René Kojfer se tient à la barre du tribunal correctionnel de Lille. Le dos courbé dans un blazer trop grand, il ânonne, soupire, perd le fil de ses réponses. Quand on lui rappelle de « parler distinctement dans le micro », ce sont des « moui », des « peut-être » et des « je ne sais plus » qui parviennent à nos oreilles.

L’homme a 74 ans, mais il s’exprime comme un enfant. Il évoque sa maigre retraite de 400 euros, tirée de l’activité de textile qu’il a reprise « à la mort de (son) papa et de (sa) maman ». Écoute, ébaubi, son avocat lui expliquer que certains de ses amis le présentent comme « un pied-nickelé, un toquard et un radin », « un théâtre à (lui) tout seul », qui passe son temps à « raconter des bobards ». Il s’agace à mi-voix. « C’est faux… » Puis finit par reconnaître qu’il est du genre à « beaucoup parler au téléphone ».

René Kojfer précède son avocat, Me Hubert Delarue, à l'entrée de la salle d'audience du tribunal correctionnel de Lille.René Kojfer précède son avocat, Me Hubert Delarue, à l'entrée de la salle d'audience du tribunal correctionnel de Lille. © Reuters

René Kojfer s’exprime comme un enfant, mais les histoires qui l’ont conduit devant la justice n’ont, elles, rien d’enfantin. Celui qui exerçait il y a encore cinq ans la fonction de « responsable des relations publiques » au sein des hôtels lillois Le Carlton et l’Hôtel des Tours – 7 étoiles à eux deux – comparaît pour le chef de « proxénétisme aggravé par la circonstance aggravante de pluralité d’auteurs ». Comme Dominique Strauss-Kahn, on lui reproche dans cette affaire d’avoir « aidé, assisté, protégé la prostitution » de plusieurs jeunes femmes, entre mars 2008 et octobre 2011.

En revanche, contrairement à l’ex-patron du FMI, lui n’est « pas amateur de rencontres libertines ». Jade*, l’une des quatre prostituées s’étant portées partie civile dans le dossier, s’avance à la barre pour le confirmer, la voix nouée par les sanglots. « Il y avait un rapport sexuel entre femme et homme, mais chacun son partenaire. Ce n’était pas du libertinage où tout le monde se mélange. » René Kojfer opine du chef. Quand on lui demande à son tour de définir les « déjeuners » organisés en compagnie de jeunes femmes, du gérant et du propriétaire des deux hôtels, dans un appartement situé à deux pas du Carlton, il marmonne : « C’était amical. »

Le président Bernard Lemaire voudrait comprendre ce qu’ont d’« amicales » des rencontres tarifées 200 euros dans le meilleur des cas, 125 euros + « un peignoir » quand « les temps sont durs ». Il insiste. Quid de la relation avec la jeune P. ? « Elle me plaisait », explique Kojfer. Et M. ? « Je suis tombé amoureux. » Sonia ? « Je l’ai draguée. » Toutes les réponses que bredouille le septuagénaire valident le rapport d’expertise de sa « personnalité psychologique » où il est décrit comme quelqu’un perdant « le contact quotidien des êtres et des choses ».

Sonia, justement, vient de rejoindre son avocat sur le banc des parties civiles. Le col de sa doudoune noire remonté jusqu’aux oreilles, elle cache son visage aux regards indiscrets. Bientôt, le président lui demande de s’avancer. Oui, elle accepte de témoigner, mais souhaiterait que les caméras soient coupées, que seul le son de sa voix grelottante soit retransmis en salle de presse. Puisque le huis clos demandé par son avocat la veille a été rejeté, elle n’a d’autre choix que de parler en public. Mais elle craint que son nom ne soit étalé dans les journaux. Elle pleure. Elle a « peur ».

La jeune femme raconte comment elle est « entrée dans la prostitution », « à cause de problèmes d’argent, comme tout le monde ». Mais de façon « occasionnelle », précise-t-elle. Elle rencontre René Kojfer en 2010. « Une amie » lui avait dit qu’il « aimait bien les belles filles ». L’homme lui propose de lui présenter quelques clients, en échange de relations sexuelles “gratuites”. Une version des faits que le septuagénaire réfute. Il a simplement parlé d'elle à quelques amis, « pour rendre service ». Quant au reste, « c’était sympathique, chaleureux, on n’a pas parlé d’argent… » Le procureur intervient :

« On a compris que les voies de l’amour sont impénétrables. Quel âge aviez-vous en 2010, Monsieur Kojfer ?
— 70 ans.
— Et Sonia ?
Je ne sais pas…
— 25 ans ! », lance l’avocat de la jeune femme, posté à quelques mètres de là.

La relation « sympathique » entre Sonia et l'homme de 45 ans son aîné fait long feu. Un jour, la jeune femme refuse d’avoir une nouvelle relation sexuelle avec le « Monsieur » du Carlton si celui-ci ne paie pas. Face aux juges, l’avocat de Kojfer, Me Hubert Delarue, explique que son client n’a tout simplement pas insisté. Voici la version de l’histoire que donnait ce même client à un ami, au téléphone, en 2011, telle qu'elle est retranscrite dans l’ordonnance des juges d’instruction Stéphanie Ausbart et Mathieu Vignau :

René : « Je veux qu’elle me fasse une petite pipe à l’œil, elle m’a dit “non il faut payer 150 euros maintenant”. J’lui dis non, attends, heu j’te laisse la permission de baiser dans l’hôtel, heu j’t’ai fait un super prix et puis.. bon elle a changé, quoi enfin, (inaudible), y a pas de problème hein tu peux l’attraper hein.

S. (son ami) : Putain.

René : Elle est devenue connasse hein, mais enfin c’est la vie. »

Sonia raconte comment, à l’issue de cet “incident”, le responsable des relations publiques du Carlton l’a dénoncée auprès d’« un de ses amis de la police des mœurs ». Car René Kojfer a des « amis » dans la police. Beaucoup d’amis, même. Certains d’entre eux font partie de la même loge maçonnique que lui. Ensemble, ils déjeunent dans une brasserie, non loin de la DIPJ (direction interrégionale de la police judiciaire) de Lille, se refilent quelques tuyaux, échangent « sur le thème de la prostitution des étudiantes »...

« C'est vrai que vous étiez indic ? » lui demande le président Lemaire. « J'aime pas beaucoup ce mot-là. C'est une personne qui est dans le milieu, moi je ne fais pas partie du milieu. » Il corrige : il n’était pas à proprement parler un « indic », mais à une certaine époque, oui, il a fait « la chèvre », une façon de dire, dans le langage de la police des mœurs, qu’il a servi d’“appât”.

Le Carlton de Lille.Le Carlton de Lille. © ES

En milieu d'après-midi, après plusieurs heures d'audition et des centaines de demandes de « précisions », René Kojfer est au bord du malaise. À le regarder s’appuyer sur les pompiers qui viennent prendre sa tension, on a du mal à faire le lien avec l’homme dont nombre de conversations téléphoniques sont retranscrites dans l’ordonnance des juges Ausbart et Vignau. Celui qui parlait de « dossiers » pour désigner les femmes, expliquait qu’il allait en faire « bosser » quelques-unes, disait à ses amis « si tu veux tirer c’est magnifique » et se vantait d’être « essayeur gratis » pour le compte de Dominique Alderweireld, alias “Dodo la Saumure”, gérant de maisons closes en Belgique.

Celui aussi que ses innombrables amis décrivent comme un « bon bougre », un homme « volubile, gai luron, qui mettait l’ambiance ». Kojfer sourit timidement à ces qualificatifs. Puis se renfrogne, lorsqu’il entend que ses proches le voient également comme quelqu'un qui « se fait plaindre par tout le monde ». « C’est faux… », murmure encore l’ancien responsable des relations publiques du Carlton, avant d’évoquer ses deux grands enfants qu’il ne voit plus, ainsi que sa femme qui le bat et l’a conduit à « beaucoup de problèmes d’alcoolisme », aujourd’hui atténués par la prise d’antidépresseurs.

Lui qui était si « fier de pouvoir dire qu’il connaissait des gens importants » est devenu l’un des hommes clés du dossier dit du Carlton. Lundi 2 février, au premier jour du procès, il était assis juste derrière Dominique Strauss-Kahn. Parmi les treize autres prévenus, l’ex-patron du FMI est le seul que Kojfer n’ait jamais rencontré avant cette semaine. Et pourtant, par des connexions qui n’ont rien à envier à la théorie des « six degrés de séparation », les deux hommes se retrouvent au cœur d'une vaste affaire de proxénétisme.

Il n’a pas profité de ses relations, « c’était pas le but », dit-il. La plupart d'entre elles font aujourd’hui partie de la liste des prévenus qui vont être auditionnés au cours des trois prochaines semaines. Ses anciens patrons, Francis Henrion et Hervé Franchois, sont déjà à ses côtés aux premiers jours du procès. L’avocat lillois Emmanuel Riglaire, aussi. Notamment soupçonné d’avoir reçu certains de ses honoraires “en nature”, le conseil se contente pour l’heure d’écouter les témoignages des prostituées en faisant « non » de la tête.

Viendront ensuite l’ancien chef de la sûreté départementale du Nord, Jean-Christophe Lagarde, ainsi que des cadres et des chefs d’entreprise que Kojfer a mis en relation avec des prostituées, parfois pour « faciliter des relations commerciales » avec leurs clients, parfois pour organiser des « parties fines » pour un homme politique qui se voyait déjà président de la République. « J’ai rendu beaucoup de services, plus qu’on m’en a rendus… », souffle le septuagénaire, qui oublie que l’heure n’est plus aux comptes d’apothicaires.

En l’espace de cinq ans, tout a changé. Les rues pavées de Lille, ses hôtels étoilés où se réfugient les “amours tarifées”. Les appartements feutrés, les coupes de champagne à volonté, les bonnes bouffes entre notables locaux qui « égayent » leurs repas en faisant venir des « filles ». Les « valeurs communes » que partagent les « frères » de la franc-maçonnerie, avant de partager des « copines », et les allers-retours en Belgique où les « prestations » en club se monnayent 80 euros. Tout cela semble n’avoir jamais existé. Dans l’enceinte bétonnée du tribunal correctionnel de Lille, il ne reste plus que des hommes les yeux baissés. Et des femmes dévastées.

BOITE NOIRE*Nous utilisons les surnoms empruntés par les jeunes femmes lorsqu'elles se prostituaient. En l'absence de surnom, seule l'initiale de leur prénom figure dans l'article.

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