« Ils suivent des stages de résistance, bénéficient de soutiens logistiques, d’assistance médicale et juridique, et s’équipent de dispositifs de protection. » Auditionné mardi 3 février 2015 par des députés de la commission d’enquête sur le maintien de l’ordre républicain, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a mis l’accent sur les « nouvelles formes de contestation sociale » auxquelles font face les forces de l’ordre. Au nombre desquelles, il a pointé les ZAD (zones à défendre) « disséminées sur de vastes terrains » et tirant « profit de la présence ponctuelle de manifestants non violents », ainsi que des « groupes très structurés » cherchant le coup de poing avec les forces de l’ordre lors de « rassemblements institutionnels classiques » mais qui se distinguent des simples casseurs par leur « intelligence collective ».
Selon le ministre de l'intérieur, la nouveauté, c'est que ces groupes « ne fonctionnent plus de manière étanche et hermétique ». « Il n’est donc plus rare, dans les opérations de maintien de l’ordre, de voir des Black blocs associés dans l’action à des individus a priori moins politisés issus de la mouvance des raveurs, à des adeptes de Flash mobs aussi bien qu’à des altermondialistes ou à des groupes issus de mouvements anarchistes ou radicaux, a poursuivi Bernard Cazeneuve. Dans d’autres cas, comme on l'a vu au cours de certaines manifestations de juillet 2014, certaines franges de l'islamisme radical peuvent faire cause commune avec des groupes de supporters de football liés à des mouvements identitaires. » D'où la nécessité pour le ministre de l'intérieur de renforcer un renseignement territorial (les ex-RG) mis à mal tant par la création en 2008 de la DCRI que par les suppressions de postes.
À l’appui de cette analyse, Bernard Cazeneuve met en avant les 338 gendarmes mobiles et CRS blessés en mission en 2014, contre 228 en 2013 et 175 en 2012. Des chiffres à manier avec précaution car ils ne disent rien de la gravité des blessures (qui peuvent aller de simples contusions sans ITT à des fractures). Lors de son audition, Ben Lefetey, porte-parole du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet, a par exemple remis en doute l’utilisation d’acide par les zadistes contre les forces de l’ordre à Sivens, affirmant ne pas avoir été témoin de ces actes qui auraient nécessairement entraîné des blessures ou des traces matérielles côté forces de l’ordre.
Les autres représentants de la place Beauvau, auditionnés par cette commission début décembre 2014, quelques semaines après la mort de Rémi Fraisse, se sont montrés tout aussi alarmistes. « La gravité des violences a augmenté », a assuré Thomas Andrieu, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur. « Il n’est pas rare de devoir faire face à certains modes d’actions proches de la guérilla », a affirmé le général Bertrand Cavallier, ancien patron du Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier.
Il n’existe cependant pas de données chiffrées, ni d'études scientifiques sur l’évolution du niveau de violence lors des mobilisations sociales. Et pour cause, Bernard Cazeneuve a estimé mardi que son ministère s'est « trop coupé de ces réseaux (de chercheurs) ces dernières années ».
Cette « constante du discours officiel », qui vise à « contextualiser, peut-être à justifier l’usage des grenades offensives », a d’ailleurs frappé le sociologue Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences à l'École normale supérieure. Entendu le 22 janvier 2015, le chercheur a rappelé « que la France a connu des épisodes qui peuvent "concurrencer" sans trop de difficulté ce qui s’est passé à Sivens » et que « si violent que cet épisode ait pu être, cette violence reste très en deçà de ce que connaissent certains des pays voisins comme la Grèce ou l’Allemagne ». Il cite « la violence des grandes manifestations de 1947-1948, de celles des viticulteurs de 1950, ou de celle de Creys-Malville de 1977 ».
Surtout, le sociologue, qui travaille depuis dix-sept ans sur la police, perçoit « un changement de doctrine » jugé « inquiétant ». « Ainsi, l’intensité de l’engagement des forces de maintien de l’ordre serait justifiée par l’intensité de la violence des protestataires », a-t-il remarqué devant les députés. Ce principe d’escalade de la violence est, selon lui, « radicalement opposé aux doctrines sous-tendant l’école française de maintien de l’ordre ». « Au début du XIXe siècle, en effet, les forces de l’ordre calaient l’intensité de l’usage de la force sur la violence des protestataires qui leur faisaient face, a expliqué Cédric Moreau de Bellaing. Cette montée aux extrêmes favorisait l’usage d’armes de part et d’autre, provoquait nombre de blessés et, du reste, se soldait parfois par un nécessaire repli de la force publique. » Au tournant du XXe siècle, la logique s’est inversée, ce qui a « largement contribué à la réduction globale du niveau de violence dans les mouvements de protestation collective ».
Le sociologue observe aussi les effets pervers des injonctions faites, depuis les émeutes urbaines de 2005, aux policiers et gendarmes. Ceux-ci n'ont plus seulement pour mission de « tenir un cordon, une rue, un espace mais de se mouvoir et (…) d’interpeller ». « Depuis la création des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, la doctrine reposait sur la mise à distance des manifestants, a-t-il poursuivi. Tenir un barrage plutôt que de mener ce que les policiers appellent des courses à l’échalote, c’est-à-dire des poursuites individuelles des fauteurs de troubles ; développer des équipements qui protègent les policiers mais qui sont lourds et qui donc rendent difficile cette poursuite ; utiliser des armes qui visent à disperser, à éloigner, le dispositif principal étant ici la grenade lacrymogène. Or le retour des missions d’interpellation signifie l’inverse : moins de patience, plus de risques, avec la nécessité d’un rapprochement physique avec les perturbateurs afin de les interpeller. »
Cette évolution a été renforcée par la généralisation, au milieu des années 2000, de nouvelles armes, comme les lanceurs de balle de défense, responsables en France d’une trentaine de blessures graves au visage (pour la moitié lors de mobilisations). « Si bien que les Flashball, dont l’argument de vente consistait à dire qu’il s’agissait d’armes devant contribuer à réduire le niveau de violence engagée par les forces de l’ordre d’un État démocratique, ont un effet tendanciellement inverse et contribuent à élever le niveau de violence des situations de maintien de l’ordre », estime le chercheur. Là encore, il a souligné la nécessité de sortir de la culture du chiffre instaurée par la droite.
« Que serait aujourd’hui un maintien de l’ordre réussi du point de vue des forces de l’ordre : un maintien de l’ordre sans blessés ou avec un niveau d’arrestations élevé ? Comment récompenser les policiers et les gendarmes parce que le calme a été maintenu, parce qu’il n’a pas été nécessaire d’intervenir, la pacification ayant été obtenue en amont, plutôt que de les récompenser en fonction du nombre d’arrestations ? »
Pour le sociologue, le défi est donc moins « l’arsenal des forces de l’ordre » que « la capacité à créer de nouvelles coopérations avec des groupes relativement flous », comme la police a su en nouer après-guerre avec les services d’ordre de la CGT. Ce qui s'est manifestement traduit par un échec à Sivens où, avant la mort de Rémi Fraisse, les deux préfets successifs n’ont jamais pris la peine de rencontrer le militant écolo Ben Lefetey, porte-parole du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet. On peut toujours prétendre ensuite, comme l’a fait Thomas Andrieu devant les députés, se heurter au « défaut d’organisation » qui « caractérise les zadistes, qui par essence refusent cette notion ou font de l’absence d’organisation une stratégie politique, une stratégie de combat ».
Mardi, le ministre de l’intérieur Cazeneuve a par ailleurs annoncé vouloir « mettre le paquet sur la formation des forces de sécurité », dont la direction avait été supprimée sous la droite. Il a confirmé que le libellé des sommations faites par les forces de l’ordre sera « revu », afin qu’il soit plus clair pour les manifestants. Les opérations de maintien de l’ordre « à risques » seront désormais intégralement filmées, ce qui était déjà en partie le cas. Et ce « dans un but de renseignement ou pour déterminer a posteriori, pour des besoins judiciaires, le comportement des manifestants ou des forces de l’ordre », a précisé Thomas Andrieu.
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